ARTICLE11
 
 

vendredi 11 décembre 2009

Le Cri du Gonze

posté à 12h22, par Lémi
27 commentaires

« Années d’hiver » : un Guattari vous manque et tout est dépeuplé
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En plein cœur d’un débat sur l’identité nationale pourri à la racine, gouverné par une bande d’ignobles qui chaque jour repousse plus loin l’infamie et le mortifère, se frotter à l’œuvre et à la vie de feu Félix Guattari est aussi rafraichissant qu’anxiogène. Certes, ça remet les neurones en place. Mais très vite, tu paies cette incursion par une interrogation lancinante : qui pour prendre la relève ?

Ce matin, à l’heure où blanchissait la campagne, je parcourais un texte limpide de Félix Guattari datant de 1981 et intitulé Contre le racisme à la française. Une perle de concision, ni hermétique ni anachronique, un texte qui résonne encore d’une justesse sans appel. Et, pour être franc, le relisant admirativement, je ne savais pas si je devais en rire ou en pleurer. Mitigé, que j’étais. D’un côté, le plaisir précieux de parcourir un texte intelligent, humain et rentre-dedans. De l’autre, l’impression que l’intelligence ici mise en branle n’avait servi à rien. Que notre monde n’avait pas su éviter, malgré les cris d’alerte, ces écueils qui déjà surnageaient à l’orée des années 1980, qu’il les avait au contraire aggravés jusqu’à la nausée.

Tiens, ce passage ci-dessous, par exemple. Qui pour en contester la cruelle actualité, 28 ans plus tard ?

Où veut-on en venir ? Dans quelle société de merde est-on en train de nous précipiter ? Le sort actuel des jeunes maghrébins de la seconde génération est, à cet égard, exemplaire. Nés en France ou y vivant depuis leur enfance, ils sont aujourd’hui un million cinq cent mille à être pris pour cible non seulement par les flics en uniforme, mais aussi par les flics miniatures implantés dans la tête de tout un bon peuple en mal de sécurité. Inutile de leur mettre des étoiles jaunes, on les détecte au premier regard, au Feeling. Objets de haine et de fascination, l’inconscient collectif les a relégués dans ses zones d’ombre les plus inquiétantes. Ils incarnent tous les maléfices de notre société, toutes les incertitudes de la situation présente. […]

Il n’est évidemment pas question [pour l’inconscient collectif] de réaliser que leur « disponibilité » apparente et, pour quelques-uns, leur délinquance résultent principalement de leur exclusion sociale, du chômage et de la nécessité, fréquente pour nombre d’entre eux, d’échapper au quadrillage territorial. Il est toujours plus facile de criminaliser les victimes et de fantasmer sur leur dos que de faire face aux réalités !

Dans quelle société de merde est-on en train de nous précipiter ? La question plus que jamais se pose. Et j’ai comme l’impression que ce bon Félix n’aurait pas vraiment frémi d’enthousiasme en observant ce que trament actuellement nos tristes bretteurs identitaires, qu’ils soient pseudo-journalistes, pseudo-intellectuels, politiques, voire même simples citoyens1.

Son constat est tellement adapté à notre quotidien médiatico-politique qu’on en reste rêveur. Il est toujours plus facile de criminaliser les victimes et de fantasmer sur leur dos que de faire face aux réalités ! : un quart de siècle avant les hordes sarkozystes, le même ver était dans le même fruit. Et Guattari ne se contentait pas de le scruter avec dégout, il le mettait en pleine lumière, l’exposait aux regards.

Il faut croire que trop de regards se sont détournés.

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Ce texte provient d’un recueil d’articles du philosophe et psychanalyste français que l’excellente maison d’édition Les Prairies Ordinaires vient de publier sous le titre Les Années d’hiver, 1980-1985. Je ne te cacherais pas mon enthousiasme : la grande majorité de l’ouvrage décape terriblement. Il a beau être constitué de textes consacrés à ces connasses d’années 1980, barbares et stupides, envahies par les huiles goudronneuses du reaganisme et du thatchérisme, cela n’empêche rien, on dirait qu’il a été spécialement écrit pour notre temps.

François Cusset évoque en introduction « la simple stupéfaction que suscitent ces quelques textes, de mise au point ou de circonstance : la stupéfaction de leur pleine actualité (…). » On agrée.

Tiens, regarde, j’ouvre l’ouvrage au hasard, autre article, et paf : « Le Pen n’est qu’une tête chercheuse, un ballon d’essai vers d’autres formules qui risquent d’être beaucoup plus épouvantables. » Mhhh. F4 ? Touché. Coulé.

Et plus loin : « Ensuite la crise. L’immense machination, là aussi, pour serrer toujours plus étroitement, à la limite de l’étranglement, les crans de l’assujettissement et de la ’disciplinarisation’. » Un simple copié-collé temporel et l’on n’y voit que du feu.

Une autre citation, plus substantielle, histoire d’enfoncer le clou ? Ok :

C’est la notion même de « tendance profonde » qu’il convient ici de réexaminer. Elle n’est nullement scientifique ; elle n’est fondée que sur une conception conservatrice de la société. En fait, cette opinion qu’on prétend extraire des sondages et des jeux télévisés électoraux n’est émise que par des individus isolés, « sérialisés », qui ont été confrontés, par surprise, à une « matière à option » préfabriquée. Le choix qui leur est proposé - tel celui des chiens de Pavlov - est toujours passif, non élaboré, non problématique et, par conséquent, toujours biaisé. « C’est lequel des deux que tu préfères ? » (…) « On te présente deux paquets de super-lessive, etc. » Mais quand pourrons-nous enfin imposer un autre genre de choix ?2

Limpide et troublant. Ce qu’il diagnostique ici, derechef, c’est les prémices de l’enlisement démocratico-médiatique actuel, les premières banderilles. Celles qui depuis se sont multipliées. Les chiens de Pavlov sont devenus rats, on macère dans l’insignifiant glauque.

On pourrait voir dans ce recueil qui multiplie les pistes (et pas seulement négatives) la désillusion d’un intellectuel de gauche confronté à la déréliction des années Mitterrand, son dégoût face à la persistance d’un hiver tenace, interminable. On pourrait se contenter de rendre justice au caractère acéré et prophétique de ses chroniques3. Mais ce n’est pas là que je veux en venir, ou pas que.

En parcourant ce livre, autre chose me trottait dans la tête. À force de me répéter, au fil des pages, Tiens, voilà longtemps que je n’ai pas lu des analyses aussi pertinentes sur le temps présent, j’ai fini par réaliser qu’il était rudement inquiétant de devoir lire des chroniques datées de plus de 15 ans pour pister sa propre époque. Et que si ces chroniques me semblaient si pertinentes, c’est que personne ne semblait avoir pris la relève. Que personne ne les écrivait, aujourd’hui, avec une force comparable. Sale constat4.

Bien sûr, j’ai conscience que depuis un bail on a souvent hurlé à la Trahison des clercs, Benda revival, parfois dans le vent. Il n’empêche. En des temps qui demanderaient une réponse tranchante et cinglante aux funestes inclinaisons du pouvoir en place, on n’observe en réaction qu’un silence lénifiant, gluant, comme une veillée funèbre où l’on aurait remplacé le Requiem de Mozart par le dernier tube de Britney Spears. Plus on s’enfonce dans le crétinisme global, moins les voix discordantes portent. Faute de relais, de postulants, d’imagination. Il n’y a pas que Guattari qui manque, il y a aussi Deleuze, Bourdieu, Sartre, Camus, Foucault, Hocquenghem etc. Des voix faillibles, certes, mais ambitieuses et toujours indisciplinées.

Parlant des années 1980, Guattari affirme en introduction des Années d’hiver que bientôt on jugera « ces dernières années comme ayant été les plus stupides et les plus barbares depuis bien longtemps ». Là-dessus, je me permets de le contredire (ô combien respectueusement) : on a fait bien pire depuis. On barbote même en pleine régression barbare. Qui le dira à haute et intelligible voix ?



1 Vidéo dégottée via CSP.

2 Tiré d’une chronique intitulée À propos de Dreux, 1983.

3 En passant, sache je n’évoque pas celles - nombreuses - qui sont consacrées à des sujets artistiques ou purement philosophiques/psychanalytiques, je ne veux pas me disperser. Mais elles valent itou le détour, ton libraire devrait pouvoir contenter ta curiosité.

4

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Cette impression de désert de la pensée contemporaine - personne à l’aune d’un Félix Guattari - , je l’avais également en parcourant un autre ouvrage consacré (en partie) à Guattari. Gilles Deleuze, Félix Guattari, biographie croisée (édité en poche à La découverte), est un livre mastoc. Un travail de recherche gargantuesque, un éventail d’analyse impressionnant, entre faits biographiques, investigations philosophiques de haute tenue - lesquelles me sont restées souvent hermétiques, je dois te l’avouer… - et capacité réjouissante à faire revivre les débats d’un autre temps, quand ceux qui se disaient intellectuels faisaient feu de tout bois.

À suivre l’itinéraire de Deleuze et Guattari, leurs engagements, leurs emportements publics, on reste un peu hébété, jaloux de ne pas/plus les compter parmi nous.

Prend Guattari, par exemple. Tu connais sûrement son investissement enthousiaste dans l’élaboration de nouvelles formes de traitements des troubles mentaux, son dévouement à ses patients et ce qu’il tenta de faire dans cette clinique de La Borde où il s’investit tant. Tu sais sans doute qu’il flirta parfois avec les thèses de l’anti-psychiatrie et a cherché à renouveler l’approche de la folie, notamment en créant le CERFI (Centre d’Etudes, de Recherches et de Formations Institutionnelles) et en lançant la revue Recherches (qui publia notamment le célèbre numéro interdit : 3 milliards de pervers. La grande encyclopédie des homosexualités). Tu connais aussi, à l’évidence, cette œuvre protéiforme et virevoltante qu’il élabora en compagnie de Deleuze (notamment : L’anti-oedipe & Mille Plateaux). Par contre, tu es peut-être moins au fait du parcours engagé de Guattari, depuis ses premières armes contre la guerre d’Algérie avec La Voie Communiste à ses nombreuses interventions en faveur des autonomes italiens ou allemands réfugiés en France (« Il n’est bien entendu pas question d’accepter passivement que la France se plie à un quelconque chantage concernant les demandes d’extradition italienne. L’Europe des libertés, pourquoi pas ! L’Europe de la répression, merci, on a déjà donné ! », écrit-il en 1984), en passant par sa participation à la création de Radio Tomate, ancêtre de FPP, son soutien aux luttes palestiniennes dès 1976 ou son étrange ralliement à la candidature Coluche (1981). Et pourtant, Guattari concilia ces deux éléments, œuvre psychiatrique/philosophique & engagement dans les problèmes de son temps, avec une constance admirable. L’un n’allait pas sans l’autre et vice-versa. Refaire son parcours en détail ici n’aurait pas de sens (rapide résumé sur Multitude, ici). Insister sur l’état d’esprit qui l’animait est par contre nécessaire : ouvert et vindicatif, ne gardant de 68 que le meilleur, Guattari s’est fourvoyé parfois, mais il a toujours cherché, inlassablement, à dépasser les pesanteurs. Gilles Deleuze, Félix Guattari, biographie croisée, te met le nez dans ça, dans une époque où l’intellectuel discordant pouvait faire entendre sa voix et ne s’en privait pas, décryptant le politique sans garde-barrières.

De là, il est aisé de rebondir sur Deleuze, l’homme à la plus belle voix du monde. Celui qui ouvrit le feu sur les Nouveaux Philosophes (BHL, Glucksmann…) et leur « travail de cochon », se fit molester par les flics lors de manifs contre l’extradition d’autonomes, se réjouit tout haut de 68 - même 20 ans après - , continua à sa manière à mêler immersion dans son temps et rejet absolu de ses valeurs lénifiantes.

JPEG - 12.6 ko Deleuze, Guattari

Ces deux-là réinventèrent la philosophie et la psychanalyse, renouvelant les outils et les approches dans un maelstrom jouissif.

Mais ils ne se contentèrent pas de ça. Ils ont surtout vécu leur époque dans le même état d’esprit, farouchement non conformistes, toujours à l’affut d’un dépassement, d’un nouvel agencement, d’un développement du rhizome collectif dans une direction moins fermée.

(La régie me signale que je viens de battre le concours de la note de bas de page la plus longue de l’histoire d’Article11. Mission accomplie. Je retourne à l’article en lui-même.)


COMMENTAIRES

 


  • vendredi 11 décembre 2009 à 14h35, par spleenlancien

    Salut Lémi,
    Qui pour prendre la relève ?
    Que veux tu nos intellectuels d’aujourd’hui se mobilisent, à la TV, pour la libération de Polanski, ils ne peuvent pas tout faire (ironie amère).



  • vendredi 11 décembre 2009 à 14h44, par Moh

    Allez hop, achat de Noël ! Les deux !

    Lecture qui me semble plus accessible que l’Anti-Oedipe et Mille Plateaux ( faut réellement s’accrocher pour certains passages ) mais tout aussi riche.

    Un petit bémol sur l’absence de chercheurs ou penseurs dans la critique de la catastrophe sarkozyste. Il y a au moins Emmanuel Todd, dont le dernier livre Après la Démocratie est la meilleure explication de ce que subit la France. Il a le verbe acéré face à l’extrême-droite actuellement au pouvoir ( l’un des rares à la désigner pour ce qu’elle est ) ainsi que face à d’autres phénomènes pointés par Guattari. Je me souviens l’avoir entendu se demander si TF1 n’était pas responsable de la stagnation culturelle qu’il constate. Auquel cas, il lui semblait que toute politique de gauche devait nécessairement commencer par la nationalisation de TF1.

    Il y a Stiegler, également, même s’il n’ose pas trop personnaliser ces critiques et préfère rester dans le vague.

    • vendredi 11 décembre 2009 à 15h40, par lémi

      « plus accessible que l’Anti-Oedipe et Mille Plateaux ( faut réellement s’accrocher pour certains passages ) » : oh que oui, j’y suis d’ailleurs encore agrippé, entre deux eaux...

      Pour Todd, c’est vrai que son analyse est précieuse et pertinente. Après, je ne crois pas qu’elle soit comparable au travail de Guattari ou Deleuze. Todd interroge des données mais ne les inscrit pas dans une autre dimension, enfin à mon sens. Mais tu as raison de souligner que « Après la démocratie » est un livre à lire et relire.

      (Il y a Badiou et Rancière, itou, mais ce que j’en connais ne me donne pas la même impression de limpidité.)

      « Auquel cas, il lui semblait que toute politique de gauche devait nécessairement commencer par la nationalisation de TF1. » : nationalisation ? Pourquoi pas un simple feu de joie en bonne et due forme, pfioout, envolée la matraqueuse rance...

      • Todd est d’abord historien et son sujet de prédilections est l’étude des systèmes familiaux. Il travaille sur une thèse qu’il juge importante : l’influence d’un système familial sur l’idéologie, l’économie, le religion, les mœurs... étant entendu pour lui que le premier explique les autres. Son prochain ouvrage traitera de l’origine de ces systèmes familiaux.

        En ce sens, son travail n’est pas comparable à celui de Deleuze et Guattari. Mais dans la critique de la droite régimaire qui actuellement nous oppresse, il nous venge du vide des intellos médiatiques dont l’unique priorité est de sauver Polanski comme dit plus haut spleen l’ancien.

        • samedi 12 décembre 2009 à 13h31, par lémi

          « Mais dans la critique de la droite régimaire qui actuellement nous oppresse, il nous venge du vide des intellos médiatiques » : tout d’accord, ses interventions sont précieuses. Seulement, et c’est bien normal, il ne peut combler ce vide à lui seul...



  • vendredi 11 décembre 2009 à 15h28, par Soisic

    Tiens, ça me fait penser que j’ai, dans ma bibliothèque, une revue de « Multitudes » sur Guattari justement. Assez dense, je n’ai pas eu le courage de la lire entièrement... Je vais m’y replonger et par la même occasion, lire « Années d’hiver ».
    Je suis d’accord avec Moh : le discours de Bernard Stiegler est séduisant car il apporte une tonalité vraiment différente au brouhaha actuel.



  • vendredi 11 décembre 2009 à 16h21, par tgb

    « On barbote même en pleine régression barbare. Qui le dira à haute et intelligible voie »

    et bien toi et même si tu le dis à travers Felix ça porte parfaitement

    et puis pour la relève on a quand même Philippe Val ça peut que redonner le moral

    Voir en ligne : http://rue-affre.20minutes-blogs.fr/



  • vendredi 11 décembre 2009 à 18h19, par Arak

    Voir aussi Isabelle Stengers, « La Sorcellerie capitaliste », écrit avec Philippe Pignare, non comme « relève », mais comme ils se présentent eux-mêmes « jeteurs de sondes ».

    Très lisible, très pertinent : pas de « système » à proposer, mais comment « hériter de marx » sans sombrer dans le marxisme affolé, comment dépasser la critique et faire prise avec l’action, etc.

    • samedi 12 décembre 2009 à 13h36, par lémi

      « jeteurs de sondes », j’aime bien l’image, et je trouve que ça s’applique itou très bien à Guattari ou Deleuze. Je note la référence dans un coin de ma tête, merci, ça m’a tout l’air intéressant. (et d’ailleurs, je me méfie terriblement des gens qui ont un « système » à proposer)



  • vendredi 11 décembre 2009 à 18h20, par un-e anonyme

    Guattari et Deleuze nous sont contemporains aussi quand la critique se fait interne.

    “Un groupe révolutionnaire quant au préconscient reste un « groupe assujetti », même en conquérant le pouvoir, autant que ce pouvoir renvoie lui-même à une forme de puissance qui continue de s’asservir et d’écraser la production désirante. Au moment où il est révolutionnaire préconscient, un tel groupe présente déjà tous les caractères inconscients d’un groupe assujetti : la subordination à un socius comme support fixe qui s’attribue les forces productives, en extrait et en absorbe la plus-value ; l’effusion de l’anti-production et des éléments mortifères dans le système qui se sent et se veut d’autant plus immortel ; les phénomènes de « surmoiïsation », de narcissisme et de hiérarchie de groupe, les mécanismes de répression du désir. Un « groupe-sujet », au contraire, est celui dont les investissements libidinaux sont eux-mêmes révolutionnaires ; il fait pénétrer le désir dans le champ social, et subordonne le socius ou la forme de puissance à la production désirante ; producteur de désir et désir qui produit, il invente des formations toujours mortelles qui conjurent en lui l’effusion d’un instinct de mort ; aux déterminations symboliques d’assujettissement, il oppose des coefficients réels de transversalité, sans hiérarchie ni surmoi de groupe. Ce qui complique tout, il est vrai, c’est que les mêmes hommes peuvent participer aux deux sortes de groupes sous des rapports divers. (...) Il s’agit de politique, bien qu’il ne soit pas question, nous le verrons, de programme
    Extrait de L’Anti-Œdipe pp. 417-419

    • samedi 12 décembre 2009 à 13h44, par lémi

      Effectivement, passage fort instructif, merci. Il est évident qu’une critique radicale qui serait incapable de procéder à ce retour sur moi-même, sur son rapport interne à la domination, à la répression du désir et au pouvoir ne serait que roupille de sansonnet. C’est aussi en ça que Deleuze et Guattari étaient précieux, ils ne limitaient pas leurs champs d’investigation à des ennemis désignés, aucun manichéisme simpliste, au contraire.



  • vendredi 11 décembre 2009 à 19h08, par Chompitiarve

    « On barbote même en pleine régression barbare. Qui le dira à haute et intelligible voix ? »

    (voui, au fait, mets un « x » à voix" ;-) )

    Bon. C’est le propre (?) d’une époque barbarisante que de frapper d’inanité toute manifestation d’intelligence .

    Le cristal limpide d’une parole qui a vraiment ’’vocation’’ (pas meilleur mot) à exercer son humanité, en d’autre termes, la force poïetique, agissante, de la parole, est balayée, battue en brèche, par la très énorme vulgarité des aboyeurs en mal de pourcentage de marché, la signature tangible d’un discours qui porte étant évaluée ’’par principe’’ à son équivalent rouleau-compresseur de neurones par litre de TF1, etc etc.

    C’est l’actuel ’’ordre des choses’’ qu’il ne se puisse rien dire qui sonne véritablement.
    Pour le dire autrement, il y a des Jericho trompettants possibles, mais ils sont encore verts

    En attendant nous sommes contraints à la confidentialité, à l’occultation (que Breton appelait de ses voeux...) au silence où se concentre l’acuité du regard.

    Faute que le verbe soit opérant, performatif, en un mot créateur, il lui faut admettre qu’il a en chantier (futur) tout sa propre réinvention à générer.

    Jusqu’au chaos du bruit, radical, polluant et imbécile, là où nos dernières chances seront entièrement dévolues à l’aléatoire, nos mots, nos diatribes, nos avertissements iront s’affaibilissant, cassandrant jusqu’à plus soif...

    C’est toutefois sur nos mémoires et les bribes d’éthique que nous auront pu sauver qu’une tentative de reconstruction sera possible.

    Bref, il est temps de rentrer du bois pour l’hiver, qui semble, décidément,
    venir bien plus sûrement que l’insurrection ...

    • samedi 12 décembre 2009 à 13h52, par lémi

      Oups, je corrige de ce pas, ça la fout mal, le tout dernier mot du billet... (en même temps, le lapsus est révélateur : c’est bien une autre « voie » que l’on cherche)

      Pour le reste, merci de ton intervention, tu résumes bien les choses : Le cristal limpide d’une parole qui a vraiment ’’vocation’’ (pas meilleur mot) à exercer son humanité, en d’autre termes, la force poïetique, agissante, de la parole, est balayée, battue en brèche, par la très énorme vulgarité des aboyeurs en mal de pourcentage de marché, la signature tangible d’un discours qui porte étant évaluée ’’par principe’’ à son équivalent rouleau-compresseur de neurones par litre de TF1, etc etc. Pas mieux...

      Et pour le bois à rentrer, je ne crains de disposer que de radiateurs électriques. Je peux quand même accumuler les bûches dans un coin, pour me rassurer ? (smiley moufle et cache-nez)



  • Il y a l’allemand Peter Sloterdijk et sa trilogie « Sphères », qui semble drôle, cinglante, et extrêmement réfléchie. Plus malin que badiou, même s’ils ne travaillent pas au même niveau - l’allemand ne s’attaque simplement pas à Sarkozy et il est plus philosophe du contemporain au sens large (il est nietzschéen jusqu’au bout) mais si jamais, ça peut intéresse ici. en tous cas, même propos sévères et appuyés que Guattari.

    • samedi 12 décembre 2009 à 09h13, par Karib

      Comme tu le soulignes, Guattari et Deleuze n’étaient pas seulement des penseurs (parfois des penseurs à pensum, car l’Anti-Oedipe n’a pas laissé d’héritage et peut assez justement sombrer dans l’oubli des bibliothèques) mais aussi des hommes d’action. Comment ne pas songer à Marx et à sa phrase (trop) célèbre : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde il s’agit maintenant de le transformer » ? (citation de mémoire) L’homme d’action, c’était surtout Guattari, affolant vibrion qui ne quittait La Borde que pour manifester à Paris, rejoindre un comité, un collectif, écrire un article... Sympathique en diable, exaspérant parfois, péremptoire ou condescendant à son heure, intelligent toujours, généreux itou. Au contraire de l’ultra-gauche contemplative qui nous explique doctement qu’il convient d’attendre la parousie communisante, et qui jette un oeil ironique ce qu’elle qualifie d’activisme, j’estime que la pensée politique (au bon sens du terme) ne peut que se tresser à la pratique quotidienne. Je sens bien ton affolement à constater que les termes de 1985 s’appliquent mot pour mot à la réalité d’aujourd’hui. Donc rien n’a changé, sinon en pire ? te demandes-tu avec raison. Non, rien n’a changé, sinon en pire, mais il n’a pas manqué de penseurs pour dénoncer l’horreur capitaliste, la vulgarité triomphante, la terrible régression communautariste, l’individualisme dévorant : de Badiou (malgré son stalinisme chronique) à Rancière en passant par Castoriadis, Benasayag ou Jordi Vidal. Mais l’on peut ainsi empiler les livres brillants, les analyses subtiles, les dénonciations au vitriol, les articles assassins et... les blogs les mieux écrits. Tout cela sera abandonné à la critique rongeuse des souris. Ecrivez, écrivez, semble dire le pouvoir, vous voyez bien que chez nous il est permis de tout dire. C’est pas en Corée du Nord que vous pourriez publier vos revues, bande de gauchistes ! Elle est pas belle, notre démocratie ? Et le penseur de l’immuable, le gardien du coffre-fort de nous susurrer : « bien sûr, la démocratie est incomplète, elle est le pas-tout, féminine en diable, et donc tellement désirable. Laissant au centre d’elle-même un vide structurel, elle se dérobe au grand tout totalitaire, elle laisse à espérer. Imparfaite par nature, elle est cent millions de fois préférable à toutes vos utopies totalisantes. » Ainsi s’exprime le piètre penseur, qui ne manque pas, derechef, de nous montrer que tous nos écrits révolutionnaires sont tolérés, et même mieux, qu’ils servent à perfectionner la démocratie de marché qui se nourrit de tout.
      Si l’écrit ne s’accompagne pas d’un bon coup de poing sur la gueule, il contribue effectivement à alourdir le fardeau dont ces gens-là nous chargent quotidiennement.

      • samedi 12 décembre 2009 à 14h05, par lémi

        @ Cha (Cha Cha ?)

        Encore un nom qui résonne à vide dans ma caboche ignare. Je pense me retirer dans une île déserte quelques décennies le temps d’engloutir tout ce qui m’est proposé en commentaire de ce simple billet. Et puis je reviendrais pour démolir l’air du temps à coups d’agencements démolisseurs. En tout cas, merci du tuyau.

        @ Karib

        Hmmm, c’est un vrai plaisir de lire tes propos. Au contraire de l’ultra-gauche contemplative qui nous explique doctement qu’il convient d’attendre la parousie communisante, et qui jette un oeil ironique sur ce qu’elle qualifie d’activisme, j’estime que la pensée politique (au bon sens du terme) ne peut que se tresser à la pratique quotidienne : tu lis dans mes pensées. Le penseur perché sur ses hauteurs et distribuant ses bons points et mauvais points à la plèbe militante fait le jeu du mortifère. C’est pour ça que ce que je découvre de Guattari me fascine terriblement. D’ailleurs, je comptais m’attarder beaucoup plus sur son parcours, et puis, et puis, honte à moi, n’ai pas trouvé le temps de développer plus que ça (d’où la note de bas de page, un peu brouillonne et rapide)

        Si l’écrit ne s’accompagne pas d’un bon coup de poing sur la gueule, il contribue effectivement à alourdir le fardeau dont ces gens-là nous chargent quotidiennement. Saine vision des choses !



  • samedi 12 décembre 2009 à 11h59, par Crapaud Rouge

    La philosophie, aujourd’hui, elle est distribuée tous les jours et gratuitement à l’entrée du métro. Je ne vois pas motif de s’en plaindre...



  • samedi 12 décembre 2009 à 13h58, par Ptisuisse

    Ce qui m’avait frappé dans la biographie croisée de D&G c’est leur arrivée en Italie au début des années 80. La description faite par l’auteur de l’ébullition politique d’alors est étonnante, on se croirait dans le Seattle de 1999 où à Porto Alegre.

    C’est un chapitre bref mais intriguant pour un lecteur profane, je ne connaissais que de loin la mutation du gauchisme à cet endroit là de l’Europe. Hors on y découvre les fermants tout ce qui composera le bain-mari, le bouillon de culture et l’engrais de la résistance politique d’aujourd’hui.

    • samedi 12 décembre 2009 à 14h09, par lémi

      Ouaip, ce passage est effectivement étonnant : Guattari acclamé à Bologne par la gauche radicale, les mouvements qui se multiplient dans tous les sens, l’effervescence de la pensée et de l’action... Après, je ne suis pas sûr que la comparaison avec Seattle et Porto Allegre s’impose, autre temps, autre diagnostic, autres approches. Mais, dans le bouillonnement de la contestation, surement, on retrouve quelque chose de similaire.

      • mardi 15 décembre 2009 à 22h04, par Ptisuisse

        En effet je ne le redirais pas comme ça, mais voilà pourquoi je l’ai dit de cette façon

        L’histoire du mouvement autonome, des squattes, de l’anarchisme tout au long des années 80 n’a été écrite que de façon parcellaire. À Paris peut-être que beaucoup ne se sont pas rendu compte de l’importance de cet activisme là, mais en province ce mouvement a permit de décloisonner beaucoup de chose.

        Dans les métropoles, il existe toujours un bouillonement et un renouvellement même en période glaciaire. Dans les villes de taille moyenne, c’est beaucoup plus lent et tributaire d’inititative parfois totalement isolée mias qui sur dix ans font bourgeonner beaucoup de talents, de convictions et de destins.

        Et donc, pour avoir grandit dans une ville de province et vécu l’apogée de ce mouvement culturel là dans les années 90 (alors que beaucoup de ses instigateurs allaient partir dans les politiques publiques, se recycler dans le privé ou continuer en indépendant), je ne savais pas comment faire le lien.

        Je n’arrivais pas à voir comment on avait pu passer du gauchisme radicale avec sa critique un peu abstraite du système et ses luttes globales parfois éloignée de la pratique, ses dérives nihilistes, son janséisme pas toujours éloigné du catéchisme - à un replis stratégique et un revirement complet de la tactique de subversion.

        Et donc, ce qui se produit à Bologne, quand je lis les descriptions des groupes alors actifs et de leurs façon d’envisager la lutte, là je peux marquer un basculement. En lisant ce passage, je l’ai comprit en partie, comme la description de ce qu’à pu être la culture communiste en France est émouvante vu par la vie de Guattari, je ne connaissais pas du tout cet aspect communautaire qui a été si important pour lui et pour la jeunesse d’alors.

        Merci pour ces retranscriptions, pour les intéressés il existe quelques vidéos et entretiens de Guattari disponible sur les sites de partage vidéo.

    • samedi 12 décembre 2009 à 15h28, par cha (cha cha !)

      D&G ?
      ...
      Dolce & gaba-machin ... ?

      ...

      sloterdijk extrait d’un entretien (ses livre sont tout de même pas toujours faciles à lire) ! : « Fiodor Dostoïevski a été l’un des premiers écrivains à comprendre et à formuler avec une force métaphorique sans égal le devenir de la modernité lors de sa visite du palais d’exposition à South-Kensington, gigantesque maison de verre climatisée qui abritait 17 000 exposants et une immense foule venue s’y amuser. Reliant ses impressions londoniennes au roman Que faire ? de Nicolaï Tchernychevski (1863) où était annoncé cet « Homme nouveau » qui, une fois la question sociale résolue, vivrait dans un palais communautaire en verre et en métal dans un éternel printemps du consensus, il a compris avec effroi vers quel horizon se dirigeait l’Occident : celui d’un grand intérieur climatisé, un habitacle protecteur, une grande couveuse immunitaire dans laquelle il fallait renoncer à sa propre intériorité. Dostoïevski a été le premier altermondialiste, car cette immense sphère offrait, comme les sociétés actuelles, un grand luxe sécuritaire qui le révulsait. En même temps, le projet communiste n’annonçait qu’un deuxième chantier du « palais de cristal », une étape sur le chemin du consumérisme productiviste à venir. Pour Dostoïevski, il semblait évident que la politique du bonheur libéral ou communiste devrait déboucher sur de nouvelles formes de la folie humaine. Il prévoyait des crimes arbitraires et des actes d’autodestruction motivés exclusivement par l’ennui et commis par des hommes à la recherche de la nécessité perdue. »

      • mardi 15 décembre 2009 à 22h30, par Ptisuisse

        Les mystiques ont souvent entonné le lamento ou les cris de la trahison des clercs. Tarkovsky dans Celui qui marche à pas de loup parvient, cinq ans avant l’accident de 1984, à imaginer l’esthétique et la condition humaine de l’après-Tchernobyl.

        Georges Bernanos a écrit La France contre les robots et possède un destin politique intéressant qu’on peut imaginer comme le prolongement des « grandes folles » monanarcho-catho-réac’ de la fin du dix-neuvième (Puégy, D’aurevilly, Bloy etc.).

        • Je signale ce livre car si les années d’hiver durent longtemps, ce texte montre qu’il est encore possible de penser et d’agir...

          Bonne lecture donc.

          Dans l’ordre démocratique-policier qui est le nôtre, les communautés humaines sont rassemblées sous le commandement de ceux qui ont des titres à commander, titres prouvés par le fait qu’ils commandent. La politique est précisément la rupture de cet ordre-là. L’Instant d’après survient sur les traces immédiates de cette rupture.

          C’est l’instant décisif où se décide si, une fois de plus, elle va aboutir au désaccord entre le dire et le faire, à l’élargissement de la distance entre le fantasme et le réel, ou si au contraire elle va permettre l’émergence de nouvelles formes de vie.

          Il ne s’agit pas de proposer de nouvelles théories politiques, encore moins des systèmes d’organisation. Il s’agit plutôt de montrer comment sortir des oasis, de ces refuges dans notre fuite, que sont aussi bien la création d’une œuvre, la « réalisation de soi », l’action militante ou la vie d’une collectivité autonome. Car « beaucoup de ceux qui ont regardé les événements de novembre 2005 ont d’abord éprouvé l’absence d’un espace politique à la hauteur de ces événements. Ceux-là avaient déjà l’habitude de ne rien attendre du militantisme et s’étaient sans doute pour la plupart éloignés de l’étouffement radicaliste... C’est à eux, justement, les êtres les plus quelconques, plus ou moins perdus dans leurs études et leurs métiers, plus ou moins empêtrés dans les restes d’un État-providence qui tournent en hypercontrôle sélectif, c’est à eux qu’il revient de faire en sorte que de l’imprévisible, et donc du réellement menaçant, ait lieu ».

          En donnant un sens nouveau à des notions anciennes - l’éthique, le messianisme, le jeu - en convoquant là ou elles sont peu attendues de grandes figures philosophiques - Kierkegaard, Wittgenstein - Bernard Aspe explore le sable du désert autour des oasis où nous attendons l’instant d’après. « Sur le sable, il y a aussi des marques laissées par d’autres. Ambivalence des empreintes : elles peuvent nous livrer à la police, mais elles sont aussi la preuve que nous ne sommes pas seuls. »

          Sommaire :
          Le sable du désert
          
Jeux(I)

          Élément éthique

          Véridictions
          
Jeux(II)
          
Empreintes
          
Notes

          L’instant d’après. Projectiles pour une politique à l’état naissant, de Bernard Aspe, est paru en 2006 aux éditions La fabrique.

          Une rencontre avec Bernard Aspe aura lieu lors de l’université ouverte 2009-2010, à la coordination des intermittents et précaires (idf)

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