vendredi 11 décembre 2009
Le Cri du Gonze
posté à 12h22, par
27 commentaires
En plein cœur d’un débat sur l’identité nationale pourri à la racine, gouverné par une bande d’ignobles qui chaque jour repousse plus loin l’infamie et le mortifère, se frotter à l’œuvre et à la vie de feu Félix Guattari est aussi rafraichissant qu’anxiogène. Certes, ça remet les neurones en place. Mais très vite, tu paies cette incursion par une interrogation lancinante : qui pour prendre la relève ?
Ce matin, à l’heure où blanchissait la campagne, je parcourais un texte limpide de Félix Guattari datant de 1981 et intitulé Contre le racisme à la française. Une perle de concision, ni hermétique ni anachronique, un texte qui résonne encore d’une justesse sans appel. Et, pour être franc, le relisant admirativement, je ne savais pas si je devais en rire ou en pleurer. Mitigé, que j’étais. D’un côté, le plaisir précieux de parcourir un texte intelligent, humain et rentre-dedans. De l’autre, l’impression que l’intelligence ici mise en branle n’avait servi à rien. Que notre monde n’avait pas su éviter, malgré les cris d’alerte, ces écueils qui déjà surnageaient à l’orée des années 1980, qu’il les avait au contraire aggravés jusqu’à la nausée.
Tiens, ce passage ci-dessous, par exemple. Qui pour en contester la cruelle actualité, 28 ans plus tard ?
Où veut-on en venir ? Dans quelle société de merde est-on en train de nous précipiter ? Le sort actuel des jeunes maghrébins de la seconde génération est, à cet égard, exemplaire. Nés en France ou y vivant depuis leur enfance, ils sont aujourd’hui un million cinq cent mille à être pris pour cible non seulement par les flics en uniforme, mais aussi par les flics miniatures implantés dans la tête de tout un bon peuple en mal de sécurité. Inutile de leur mettre des étoiles jaunes, on les détecte au premier regard, au Feeling. Objets de haine et de fascination, l’inconscient collectif les a relégués dans ses zones d’ombre les plus inquiétantes. Ils incarnent tous les maléfices de notre société, toutes les incertitudes de la situation présente. […]
Il n’est évidemment pas question [pour l’inconscient collectif] de réaliser que leur « disponibilité » apparente et, pour quelques-uns, leur délinquance résultent principalement de leur exclusion sociale, du chômage et de la nécessité, fréquente pour nombre d’entre eux, d’échapper au quadrillage territorial. Il est toujours plus facile de criminaliser les victimes et de fantasmer sur leur dos que de faire face aux réalités !
Dans quelle société de merde est-on en train de nous précipiter ? La question plus que jamais se pose. Et j’ai comme l’impression que ce bon Félix n’aurait pas vraiment frémi d’enthousiasme en observant ce que trament actuellement nos tristes bretteurs identitaires, qu’ils soient pseudo-journalistes, pseudo-intellectuels, politiques, voire même simples citoyens1.
Son constat est tellement adapté à notre quotidien médiatico-politique qu’on en reste rêveur. Il est toujours plus facile de criminaliser les victimes et de fantasmer sur leur dos que de faire face aux réalités ! : un quart de siècle avant les hordes sarkozystes, le même ver était dans le même fruit. Et Guattari ne se contentait pas de le scruter avec dégout, il le mettait en pleine lumière, l’exposait aux regards.
Il faut croire que trop de regards se sont détournés.
Ce texte provient d’un recueil d’articles du philosophe et psychanalyste français que l’excellente maison d’édition Les Prairies Ordinaires vient de publier sous le titre Les Années d’hiver, 1980-1985. Je ne te cacherais pas mon enthousiasme : la grande majorité de l’ouvrage décape terriblement. Il a beau être constitué de textes consacrés à ces connasses d’années 1980, barbares et stupides, envahies par les huiles goudronneuses du reaganisme et du thatchérisme, cela n’empêche rien, on dirait qu’il a été spécialement écrit pour notre temps.
François Cusset évoque en introduction « la simple stupéfaction que suscitent ces quelques textes, de mise au point ou de circonstance : la stupéfaction de leur pleine actualité (…). » On agrée.
Tiens, regarde, j’ouvre l’ouvrage au hasard, autre article, et paf : « Le Pen n’est qu’une tête chercheuse, un ballon d’essai vers d’autres formules qui risquent d’être beaucoup plus épouvantables. » Mhhh. F4 ? Touché. Coulé.
Et plus loin : « Ensuite la crise. L’immense machination, là aussi, pour serrer toujours plus étroitement, à la limite de l’étranglement, les crans de l’assujettissement et de la ’disciplinarisation’. » Un simple copié-collé temporel et l’on n’y voit que du feu.
Une autre citation, plus substantielle, histoire d’enfoncer le clou ? Ok :
C’est la notion même de « tendance profonde » qu’il convient ici de réexaminer. Elle n’est nullement scientifique ; elle n’est fondée que sur une conception conservatrice de la société. En fait, cette opinion qu’on prétend extraire des sondages et des jeux télévisés électoraux n’est émise que par des individus isolés, « sérialisés », qui ont été confrontés, par surprise, à une « matière à option » préfabriquée. Le choix qui leur est proposé - tel celui des chiens de Pavlov - est toujours passif, non élaboré, non problématique et, par conséquent, toujours biaisé. « C’est lequel des deux que tu préfères ? » (…) « On te présente deux paquets de super-lessive, etc. » Mais quand pourrons-nous enfin imposer un autre genre de choix ?2
Limpide et troublant. Ce qu’il diagnostique ici, derechef, c’est les prémices de l’enlisement démocratico-médiatique actuel, les premières banderilles. Celles qui depuis se sont multipliées. Les chiens de Pavlov sont devenus rats, on macère dans l’insignifiant glauque.
On pourrait voir dans ce recueil qui multiplie les pistes (et pas seulement négatives) la désillusion d’un intellectuel de gauche confronté à la déréliction des années Mitterrand, son dégoût face à la persistance d’un hiver tenace, interminable. On pourrait se contenter de rendre justice au caractère acéré et prophétique de ses chroniques3. Mais ce n’est pas là que je veux en venir, ou pas que.
En parcourant ce livre, autre chose me trottait dans la tête. À force de me répéter, au fil des pages, Tiens, voilà longtemps que je n’ai pas lu des analyses aussi pertinentes sur le temps présent, j’ai fini par réaliser qu’il était rudement inquiétant de devoir lire des chroniques datées de plus de 15 ans pour pister sa propre époque. Et que si ces chroniques me semblaient si pertinentes, c’est que personne ne semblait avoir pris la relève. Que personne ne les écrivait, aujourd’hui, avec une force comparable. Sale constat4.
Bien sûr, j’ai conscience que depuis un bail on a souvent hurlé à la Trahison des clercs, Benda revival, parfois dans le vent. Il n’empêche. En des temps qui demanderaient une réponse tranchante et cinglante aux funestes inclinaisons du pouvoir en place, on n’observe en réaction qu’un silence lénifiant, gluant, comme une veillée funèbre où l’on aurait remplacé le Requiem de Mozart par le dernier tube de Britney Spears. Plus on s’enfonce dans le crétinisme global, moins les voix discordantes portent. Faute de relais, de postulants, d’imagination. Il n’y a pas que Guattari qui manque, il y a aussi Deleuze, Bourdieu, Sartre, Camus, Foucault, Hocquenghem etc. Des voix faillibles, certes, mais ambitieuses et toujours indisciplinées.
Parlant des années 1980, Guattari affirme en introduction des Années d’hiver que bientôt on jugera « ces dernières années comme ayant été les plus stupides et les plus barbares depuis bien longtemps ». Là-dessus, je me permets de le contredire (ô combien respectueusement) : on a fait bien pire depuis. On barbote même en pleine régression barbare. Qui le dira à haute et intelligible voix ?
2 Tiré d’une chronique intitulée À propos de Dreux, 1983.
3 En passant, sache je n’évoque pas celles - nombreuses - qui sont consacrées à des sujets artistiques ou purement philosophiques/psychanalytiques, je ne veux pas me disperser. Mais elles valent itou le détour, ton libraire devrait pouvoir contenter ta curiosité.
Cette impression de désert de la pensée contemporaine - personne à l’aune d’un Félix Guattari - , je l’avais également en parcourant un autre ouvrage consacré (en partie) à Guattari. Gilles Deleuze, Félix Guattari, biographie croisée (édité en poche à La découverte), est un livre mastoc. Un travail de recherche gargantuesque, un éventail d’analyse impressionnant, entre faits biographiques, investigations philosophiques de haute tenue - lesquelles me sont restées souvent hermétiques, je dois te l’avouer… - et capacité réjouissante à faire revivre les débats d’un autre temps, quand ceux qui se disaient intellectuels faisaient feu de tout bois.
À suivre l’itinéraire de Deleuze et Guattari, leurs engagements, leurs emportements publics, on reste un peu hébété, jaloux de ne pas/plus les compter parmi nous.
Prend Guattari, par exemple. Tu connais sûrement son investissement enthousiaste dans l’élaboration de nouvelles formes de traitements des troubles mentaux, son dévouement à ses patients et ce qu’il tenta de faire dans cette clinique de La Borde où il s’investit tant. Tu sais sans doute qu’il flirta parfois avec les thèses de l’anti-psychiatrie et a cherché à renouveler l’approche de la folie, notamment en créant le CERFI (Centre d’Etudes, de Recherches et de Formations Institutionnelles) et en lançant la revue Recherches (qui publia notamment le célèbre numéro interdit : 3 milliards de pervers. La grande encyclopédie des homosexualités). Tu connais aussi, à l’évidence, cette œuvre protéiforme et virevoltante qu’il élabora en compagnie de Deleuze (notamment : L’anti-oedipe & Mille Plateaux). Par contre, tu es peut-être moins au fait du parcours engagé de Guattari, depuis ses premières armes contre la guerre d’Algérie avec La Voie Communiste à ses nombreuses interventions en faveur des autonomes italiens ou allemands réfugiés en France (« Il n’est bien entendu pas question d’accepter passivement que la France se plie à un quelconque chantage concernant les demandes d’extradition italienne. L’Europe des libertés, pourquoi pas ! L’Europe de la répression, merci, on a déjà donné ! », écrit-il en 1984), en passant par sa participation à la création de Radio Tomate, ancêtre de FPP, son soutien aux luttes palestiniennes dès 1976 ou son étrange ralliement à la candidature Coluche (1981). Et pourtant, Guattari concilia ces deux éléments, œuvre psychiatrique/philosophique & engagement dans les problèmes de son temps, avec une constance admirable. L’un n’allait pas sans l’autre et vice-versa. Refaire son parcours en détail ici n’aurait pas de sens (rapide résumé sur Multitude, ici). Insister sur l’état d’esprit qui l’animait est par contre nécessaire : ouvert et vindicatif, ne gardant de 68 que le meilleur, Guattari s’est fourvoyé parfois, mais il a toujours cherché, inlassablement, à dépasser les pesanteurs. Gilles Deleuze, Félix Guattari, biographie croisée, te met le nez dans ça, dans une époque où l’intellectuel discordant pouvait faire entendre sa voix et ne s’en privait pas, décryptant le politique sans garde-barrières.
De là, il est aisé de rebondir sur Deleuze, l’homme à la plus belle voix du monde. Celui qui ouvrit le feu sur les Nouveaux Philosophes (BHL, Glucksmann…) et leur « travail de cochon », se fit molester par les flics lors de manifs contre l’extradition d’autonomes, se réjouit tout haut de 68 - même 20 ans après - , continua à sa manière à mêler immersion dans son temps et rejet absolu de ses valeurs lénifiantes.
Deleuze, GuattariCes deux-là réinventèrent la philosophie et la psychanalyse, renouvelant les outils et les approches dans un maelstrom jouissif.
Mais ils ne se contentèrent pas de ça. Ils ont surtout vécu leur époque dans le même état d’esprit, farouchement non conformistes, toujours à l’affut d’un dépassement, d’un nouvel agencement, d’un développement du rhizome collectif dans une direction moins fermée.
(La régie me signale que je viens de battre le concours de la note de bas de page la plus longue de l’histoire d’Article11. Mission accomplie. Je retourne à l’article en lui-même.)