lundi 14 octobre 2013
Textes et traductions
posté à 15h37, par
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« De les voir délirer, je me dis tu dois rêver [...] / Comment tant de conneries peuvent être débitées ?! », chantait Massilia Sound System dans « Connais-tu ces mecs ? ». C’était en 1991. À voir les discours tenus aujourd’hui par des personnalités marseillaises telles que Samia Ghali, sénatrice et maire du 8e secteur de Marseille, il semble que les choses ne se soient pas vraiment arrangées...
« Connais-tu ces mecs qui tchatchent, bla-bla-bla,
Des discours infinis, oui des discours en bois...
Ils parlent pour régner mais ne te calculent pas,
Pour eux tu peux crever, tu n’existes pas.
Il m’arrive parfois, de regarder les infos à la télé
Et de les voir délirer, je me dis tu dois rêver, tu dois être halluciné,
Comment tant de conneries peuvent être débitées ?! »
(Massilia Sound System)
Le mardi 8 octobre, Libération a consacré sa rubrique « Portrait » à Samia Ghali, sénatrice et maire socialiste du 8e secteur de Marseille1. L’article est signé par Olivier Bertrand, avec une photo de Samia Ghali enveloppée d’un drapeau marseillais. Le papier ne doit rien au hasard, et le journaliste évoque de fait la candidature de l’intéressée aux primaires socialistes, dont la première session s’est tenue hier. Ces primaires devront désigner la tête de liste socialiste aux élections municipales de 2014.
- Photo Olivier Monge
Samia Ghali s’était faite remarquer l’an dernier en appelant les autorités à envoyer l’armée à Marseille afin d’en finir avec le business de la drogue dans les quartiers nord et son cortège d’exécutions sommaires2.
Il est clair que Samia Ghali n’avait pas lancé cela sans l’avoir mûrement calculé – cette femme a du métier. Une telle déclaration lui permettait de se placer, balisant le terrain sur du long terme. Je l’avais vue quelque temps après sur une chaîne de télé nationale, où elle tenait un discours sécuritaire du même tabac en se prévalant de sa condition de femme d’origine nord-africaine ayant grandi dans les cités des Quartiers Nord.
Je bornerai ici mon propos à un énoncé simple, clair et net : il serait indécent qu’une personne qui a publiquement appelé l’armée à Marseille devienne un jour maire de cette ville. Car depuis la déclaration de Samia Ghali en juillet 2012, la surenchère n’a cessé d’enfler, au point que des sondages viennent à présent solliciter l’avis des Français sur l’éventualité d’envoyer l’armée à Marseille – l’opinion publique, ça se fabrique, et notamment à coups de sondages3... Le mot d’ordre se banalise, chaque fait divers sanglant permettant aux médias de rebondir sur le trampoline sécuritaire. Samia Ghali en a elle même remis une couche, déclarant en août dernier à la suite d’une agression commise à l’Hôpital Nord qu’après tout, s’il y avait déjà des soldats dans les gares, pourquoi pas dans les hôpitaux ? Et pourquoi pas aussi dans les écoles, les supermarchés ou les discothèques ?
À voir l’importance qu’a prise la démagogie sécuritaire, on mesure l’étendue et la profondeur de la misère politique qui règne dans ce pays, et à laquelle Marseille échappe d’autant moins qu’elle reste toujours en la matière un thème exploitable au niveau national. Je ne reviendrai pas sur l’affaire du parking de la Porte d’Aix, qui a permis aux autorités d’interdire à la plèbe du quartier d’accéder aux pelouses environnantes, désormais gardiennées par les CRS. Je ne reviendrai pas sur les visites des ministres de l’Intérieur, de Hortefeux à Valls, qui se succèdent selon un scénario maintenant rôdé avec les mêmes postures mussoliniennes, menton en avant et poings sur les hanches. Je me contenterai de dire qu’avec le coup d’esbroufe de Samia Ghali la coupe me semble pleine.
On n’appelle pas l’armée impunément dans les quartiers populaires. Je sais que pas mal de gens à Marseille nourrissent une vague sympathie pour Samia Ghali parce que le fait qu’elle soit femme et chaouie constitue une nouveauté dans la classe politique locale. Mais loin de faire souffler un air frais sur Marseille, cette singularité ne lui sert qu’à se composer une clientèle électorale en en rajoutant dans la surenchère sécuritaire. Je pense qu’au final, Samia Ghali prendra simplement la place laissée vacante dans les Quartiers Nord par la chute de la dynastie Andrieux.
Que l’on n’aille surtout pas croire que j’aurais une plus haute opinion des autres candidats socialistes. À voir le comportement d’un Patrick Mennucci à l’occasion d’un meurtre sordide cet été, il est facile de comprendre que ces gens-là sont prêts à flatter les pulsions les plus viles de l’électorat pour prendre la mairie4. Quant à ceux qui occupent celle-ci depuis presque vingt ans, l’on peut être assuré qu’ils m’inspirent tout autant de dégoût. Je pense que Gaudin n’est qu’une caricature de notable provincial, un santon grotesque mis en avant pour distraire l’attention des Marseillais pendant que le capital faisait main basse sur la ville. Je pense que Gaudin et sa pitoyable équipe se sont contentés de signer l’acte de vente de Marseille, dressé par d’autres – le Club Top 20, par exemple. Et je pense aussi que les socialistes auraient fait exactement la même chose, à savoir vendre la ville à diverses multinationales, de Vinci à Veolia. Et quand je dis vendre, je devrais plutôt dire brader.
Pour en revenir aux déclarations militaristes de Samia Ghali, quelqu’un d’ingénu pourrait être enclin à penser que le fait de parler dans un micro, d’énoncer des propos destinés à être relayés massivement par les médias, inciterait à la prudence et à la retenue. C’est tout le contraire. Il serait bien ingénu, en effet, celui qui oublierait que la politique, comme activité professionnelle et spécialisée, se fait avant tout en manipulant des affects. C’est ainsi que Samia Ghali peut jouer sur la corde sensible de l’électorat, en invoquant la douleur des mères qui ont perdu leur fils dans l’un de ces règlements de compte liés au business de la drogue. Et l’on ne manipule pas les affects de la foule en tenant des propos nuancés.
Gaudin a livré la ville aux multinationales, Ghali se propose de la livrer en plus aux militaires sous prétexte de ne pas la livrer aux dealers. Pour avoir vécu ces dernières années dans un pays de 110 millions d’habitants, le Mexique, j’ai pu voir de près le désastre qu’y a provoqué le déploiement de l’armée dans les rues et sur les routes sous prétexte de lutte contre le narcotrafic. J’ai vu le niveau de violence atteindre des pics tels que tout le nord de ce pays est considéré à présent comme aussi dangereux que l’Irak ou l’Afghanistan. Mais j’ai aussi vu les gens descendre massivement dans les rues, au risque de leur vie, pour exiger le repli des militaires dans leurs casernes. Et j’ai vu des gens qui n’ont rien de « bobos gauchos » exiger une solution politique au problème, à savoir la fin de la prohibition des drogues5.
La question de la dépénalisation des drogues – de toutes les drogues - commence à se poser de plus en plus ouvertement dans nombre de pays. L’absurdité de la prohibition devient flagrante, et il serait logique que les consommateurs aillent enfin acheter leur drogue en pharmacie, dosée et au prix d’un simple médicament. La prohibition n’a fait que favoriser un marché de la drogue toujours plus florissant, qui a permis à divers cartels de réaliser une accumulation primitive en un temps record, et d’investir à présent d’autres secteurs comme l’immobilier et le tourisme pendant que, en bas de l’échelle, les dealers locaux s’entretuent pour conserver leur petite part de ce marché si juteux. Elle n’a fait qu’aggraver la désintégration sociale, en engendrant une petite délinquance de toxicomanes qui fait d’abord ses victimes à proximité immédiate, parents, amis, voisins, habitants du quartier. Elle n’a fait que favoriser la multiplication de maladies graves qui ont causé à Marseille bien plus de morts que les kalachnikovs, mais qui n’ont jamais fait la une des médias.
On aurait pu espérer que, devant l’évidence de certains faits – par exemple que le haschich est désormais à Marseille un produit de consommation au moins aussi courant que le pastis et certainement pas plus nocif –, une candidate issue des quartiers Nord ait le courage d’aborder la question de la dépénalisation du haschich. Même pas. Pire : cette question ne se pose pas selon Samia Ghali qui, si l’on en croit l’article de Libération, « refuse de discuter l’hypothèse d’une légalisation encadrée du cannabis, concept de « bobos gauchos » qui n’ont jamais été exposés aux « ravages de la drogue » ».« Les »ravages" ? Sous-entendu : qui fume du haschisch finira par fumer du crack. Comment est-il encore possible d’accorder le moindre crédit à des gens qui se paient d’amalgames aussi expéditifs !?
Si le haschich est entré dans les mœurs, il y a aussi à Marseille un usage persistant des drogues dures. Dans ce même article Samia Ghali dit qu’elle a perdu beaucoup de copains, dont un amoureux, morts d’overdose. Je veux bien la croire. Il se trouve que moi aussi j’ai perdu beaucoup des miens de cette manière : ceux qui sont morts d’overdose, puis les premières victimes du sida, sans parler de ceux qui sont morts socialement. De ma génération, rares ont été ceux qui n’ont pas touché à la gave – la dure, comme l’appellent les rescapés de l’héroïne – et j’en ai gardé une haine inextinguible envers ceux qui organisent et contrôlent ces business-là. Et justement, il me semble que l’attitude rationnelle consisterait à leur couper l’herbe sous les pieds en mettant fin à cette prohibition qui leur permet de s’enrichir sur la misère des gens et qui n’a nullement empêché le marché des drogues illégales de croître de façon quasi exponentielle - il est aujourd’hui plus facile à un adolescent de se procurer de la came que d’acheter une bouteille d’alcool ou un paquet de clopes, interdits désormais aux moins de 16 ans. J’en arrive donc à des conclusions inverses que la candidate socialiste – dont le refus catégorique d’accepter que l’hypothèse de la dépénalisation soit simplement discutée est au demeurant partagé par toute la classe politique. Je pense que cette attitude bornée a des raisons qui n’ont rien à voir avec le souci de la santé publique : la violence consécutive au business des drogues semble légitimer leur fonction, par ailleurs si justement discréditée. C’est pourquoi nous n’avons pas fini de voir enfler le délire sécuritaire.
Samia Ghali n’est certes pas la première a réclamer qu’on envoie l’armée : depuis la révolte de l’automne 2005, des élus, de droite comme de gauche, et même des chroniqueurs radio ont déclaré publiquement qu’il fallait déployer la soldatesque dans les banlieues françaises. Mais qu’une candidate à la mairie, abritée derrière sa bonne conscience, contribue à banaliser des discours qui pourrissent une situation déjà bien empoisonnée, voilà qui n’augure rien de bon pour Marseille.
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Illustration de la vignette en page d’accueil : détail d’une peinture de Banksy
1 Qui regroupe les XIV et XVe arrondissements.
2 « Aujourd’hui, face aux engins de guerre utilisés par les réseaux, il n’y a que l’armée qui puisse intervenir. Pour désarmer les dealers d’abord. Et puis pour bloquer l’accès des quartiers aux clients, comme en temps de guerre, avec des barrages. Même si cela doit durer un an ou deux, il faut tenir », avait-elle notamment déclaré dans un entretien à La Provence.
3 - Je renvoie ici à l’article de Thibault Roques sur ACRIMED, en date du 24 septembre 2013 et titré « L’armée dans les quartiers ? des « médias » au pas cadencé », qui décortique très bien le mécanisme en question.
4 À la suite du meurtre d’un étudiant boulevard d’Athènes début août, la police arrêta un pauvre bougre, nommé Ali, qui s’était simplement trouvé dans le champ de la caméra de vidéosurveillance au mauvais moment. Cet homme, qui souffre de schizophrénie, a finalement été innocenté mais reste depuis emprisonné dans un hôpital psychiatrique, sacrifié sur l’autel de la sécurité. Son arrestation a suscité une campagne de dénonciation politico-médiatique contre les relégués et autres mendiants qui hantent le centre ville, Patrick Mennucci, maire du 1er arrondissement, livrant à la vindicte des spectateurs le nom et l’adresse du foyer qui hébergeait Ali, non loin de la Canebière, lequel foyer a subi la nuit même une attaque en règle (vitres brisées, inscriptions racistes...). Voir l’article de Nicolas Arraitz, « Schizo-City », dans CQFD nº 114, septembre 2013.
5 - Voir mon article « La paranoïa et la terreur comme paradigmes de gouvernement » sur le site d’Article11.