ARTICLE11
 
 

lundi 16 septembre 2013

Textes et traductions

posté à 15h36, par Cristina de Fina / Texte traduit par Ferdinand Cazalis
7 commentaires

Flamenco-Protest – L’ « arte jondo » face à la crise

Lors de l’édition 2013 du Festival du février républicain, Cristina de Fina, correspondante pour le journal madrilène Diagonal, a rencontré à Séville Manuel Molina, figure du flamenco engagé en Andalousie et protagoniste du célèbre duo Lole y Manuel. L’occasion de recueillir la parole du grand poète-guitariste et de dénoncer la folklorisation de cet art populaire, sur fond de crise économique.

Ce texte a été publié dans le numéro 12 de la version papier d’Article11. Il s’agit d’une traduction d’un article de Cristina de Fina publié le 25 février 2012 dans Diagonal, journal de contre-informations proche des mouvements sociaux espagnols1.

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De festivals en théâtres, le flamenco se danse et se chante aujourd’hui sur les plus grandes scènes internationales. Pourtant, en Andalousie, là où est né l’arte jondo2, ses formes populaires et vivantes se meurent. Dans cette région particulièrement touchée par la crise économique, les subventions se réduisent pour les petites structures locales tandis qu’elles explosent pour les grands spectacles destinés à l’exportation. […] Selon l’Agence andalouse pour le développement du flamenco (AADF), en charge de la politique culturelle, plus de la moitié des fonds publics concernent des projets nationaux et internationaux, tandis que les peñas3 flamencas, les circuits provinciaux et le réseau des festivals des villages andalous n’en perçoivent que 15 %. En 2011, l’Association des artistes de flamenco dénonçait cette répartition déséquilibrée des fonds administrés par l’AADF : «  Alors qu’on subventionne généreusement les festivals organisés à New York, Londres ou Paris et les tournées internationales d’artistes et de programmations produits par l’AADF, les villages d’Andalousie disparaissent un à un des festivals annuels. » À l’époque, des artistes de flamenco, comme Pansequito, Aurora Vargas, Manuel Molina et Manuela Carrasco, fustigeaient le « clientélisme de la Junta4 de Andalucía » et une politique de subventions débouchant sur «  l’exclusion de 85 % de la communauté des artistes de flamenco au profit d’un cercle limité de privilégiés dans l’obtention d’aides publiques  ». Ils exigeaient « la fin du monopole des fonds publics, une répartition plus équitable du travail, une plus grande transparence et la participation des artistes dans les processus de contractualisation et de programmation de la Junta  ».

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Des voix menacées d’extinction

Alors que le flamenco a été déclaré « Patrimoine culturel immatériel de l’humanité » par l’Unesco en 2010, l’Andalousie en est peu à peu dépossédée. Cet art des racines, « quintessence du peuple andalou », selon les mots des cantaores Manuel Molina et d’Antonio Mareina, perd son identité et son âme au moment même où il est délocalisé. Folklorisé, le flamenco promu par les institutions s’éloigne de ses bases populaires à mesure qu’il se vide de ses dimensions politiques et existentielles. Depuis une vingtaine d’années, le tissu associatif, organisé démocratiquement, dépérit lentement au profit d’un flamenco de vitrine, convenant davantage à l’industrie culturelle. Cessant d’incarner une réalité vivante, il est utilisé comme moteur économique et attrape-touristes. Les titres à succès destinés à l’exportation relèguent le chant au second plan, derrière la danse, plus compréhensible et exportable. L’écriture s’appauvrit ou se contente de décliner les vieux classiques ayant fait leurs preuves à l’international – le tout souvent remixé dans un « flamenco fusion » terriblement superficiel. On ne peut donc être qu’agréablement surpris quand des chanteurs engagés sont invités à certains festivals, dont celui pour le février républicain, avec des figures comme Manuel Gerena, le plus grand représentant du « Flamenco-Protest  »5, ou Manuel Molina, poète-guitariste avec qui nous avons longuement conversé.

« La fatigue faite musique »

Lors de ce festival, on pouvait entendre les chanteurs de la relève, avec notamment les textes enlevés de Jesus Perez dénonçant la crise économique : «  Tu vis dans un taudis, tu as perdu ton travail, tu as perdu ton travail, on t’a pris ton toit / Maudits soient le gouvernement, le clergé et tous les sales types qui te volent, qui te volent ta santé et ton argent / Unis, d’une seule voix, nous allons crier que nous voulons du boulot et que cessent les expulsions. » Mais de telles prises de position politique se font rares, à en croire Manuel Molina : « Ce qui manque, c’est un flamenco qui chante la vie réelle. Les gens ressassent les chants de Mairena ou de Caracol, etc. Des créations certes formidables, mais qui ont besoin d’être renouvelées. Pour que le flamenco demeure une forme de manifeste, il doit dénoncer ce qui ne tourne pas rond aujourd’hui ; les sujets ne manquent pas ! »

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Le flamenco a toujours été empreint d’une dimension sociale, reflétant la situation politique et économique du peuple andalou. Les chants traditionnels se réfèrent souvent à des faits historiques, comme les illustres tangos républicains de Pastora Pavón ou les morceaux de bandoleros et de contrabandistas6 des montagnes d’Andalousie. D’autres chants, plus anciens, s’élevèrent contre l’invasion française ou l’exécution de Riego et Torrijos7. Ce versant politique s’est profondément tassé durant le franquisme, « parce que les gens étaient directement jetés en prison, raconte Molina, et que peu résistaient », comme son ami Manuel Gerena qui a subi la censure de la dictature. « Même si ce n’est plus aussi dur aujourd’hui, se positionner politiquement ne rend pas la vie facile et ferme beaucoup de portes. Qu’importe : il est grand temps de réconcilier idéaux et pratiques ! », poursuit-il, comme en écho à l’une de ses chansons : « Pris dans tous ces méandres, je n’ai qu’une voie : continuer à être ce que je suis.  »

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Manuel Gerena

Certains musicologues parlent même d’un flamenco aux racines essentiellement contestataires. Un sentiment d’ingouvernementabilité revendiqué par nombre d’Andalous, dont les frères Caba : « La musique flamenca, indisciplinée, libérée des codes imposés, mêle des écritures de douleur, de peine et de rébellion », qui «  correspondent parfaitement aux principes du communisme libertaire  ». […] En témoignent la richesse et l’ancrage social des différents styles : les martinetes8, les mineras9 et autres carceleras10. « Le flamenco, c’est la fatigue transpirée par l’homme au champ ou à la mine, explique Manuel Molina. La sueur des pauvres sur une guitare. De la première à la dernière note, le flamenco est la fatigue faite musique, où vivre est politique, où la moindre respiration est politique  ». Et d’insister sur le fait que le genre manque aujourd’hui cruellement de « dénonciations, de manifestes et de positions claires ». […] Selon lui, le « flamenco des quartiers, des villages et des tavernes » agonise. Il souligne également que l’internationalisation du flamenco a provoqué une flambée du prix des places. « Les tickets tournent autour de 50 euros, c’est-à-dire ce dont a besoin chaque semaine une famille andalouse pour manger... Une véritable spoliation du patrimoine culturel du peuple ! »

Heureusement, pour Molina, il existe encore un flamenco des sous-sols, « de base », qui « doit continuer à vivre, car c’est de là que nous pouvons tirer le plus de nourritures spirituelles. Il ne peut pas mourir et ne mourra pas. C’est un bien éternel ». Et de conclure avec espoir : « Le flamenco est comme le sang. Tant que nous ne perdrons pas notre sang, nous ne perdrons pas le flamenco – c’est un élan persistant, contre vents et marées. Il n’est personne qui puisse le briser. »

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Vignette illustrant cet article en page d’accueil : détail d’Arlequin assis à la guitare, Pablo Picasso, 1916.



1 Ndlr : Article11 a publié un entretien avec un animateur du journal, à lire ICI.

2 Forme la plus sérieuse du flamenco, par opposition au cante chico, plus trivial. (Toutes les notes sont du traducteur)

3 Une peña est une assemblée de personnes réunies par une passion commune.

4 Les Juntas sont les représentations politiques des 17 communautés autonomes de l’État espagnol.

5 Mouvement de résistance né à la fin de la dictature franquiste.

6 Chants de brigands et de contrebandiers.

7 Deux libéraux exécutés à Malaga au XIXe siècle pour leur opposition au despotisme monarchique.

8 Type traditionnel de flamenco qui s’est développé durant la Révolution industrielle, sans guitare, avec un contenu triste et monocorde, et un rythme semblable à celui du marteau tapant le métal.

9 Genre de flamenco venu des montagnes d’Andalousie ; son chant dur et profond évoque le travail à la mine.

10 Musique issue des prisons d’Andalousie, miroir des conditions carcérales.


COMMENTAIRES

 


  • lundi 16 septembre 2013 à 22h46, par ZeroS

    Chouette article. J’avais noté que Les fondeurs de brique devaient publier une traduction d’un ouvrage d’Alfredo Grimaldos, Flamenco, une histoire sociale. Je me demande où ils en sont...



  • mardi 17 septembre 2013 à 10h04, par Karib

    En écho à ce bel article, une interview de Paco, chanteur de flamenco, sur Autre Futur :

    http://www.autrefutur.net/Les-evolu...



  • dimanche 22 septembre 2013 à 12h21, par Manu

    Sinon il y eut aussi ce groupe qui fusionna le Flamenco avec d’autres genres tout en gardant l’esprit... Et ca détonnait !!!
    C’était les « Martires del Compas »

    http://www.radiochango.com/francais...ártires-del-Compás.html

    Aprés la question de l’intervention de l’état et des subventions dans l’univers artistique est un vaste débat mais il est vrai que le résultat est bien souvent le même une oligarchie culturelle s’installe.... Chez nous cela s’appelle l’exception culturelle je crois...



  • lundi 23 septembre 2013 à 00h19, par Pierre

    L’analyse est en partie juste mais un peu « a la hache ». « Origines essentiellement contestataires », il ne faut rien exagerer...sur que c’est un art qui vient des entrailles du peuple, et qu’il exprime ce qu’il ressent...mais le flamenco a aussi son cote traditionnaliste.
    On sait par ailleurs que les anarchistes et socialistes du debut du siecle etaient tres partages a son sujet : certaines fustigeaient meme le flamenco pour son traditionnalisme, ses cliches, etc. (voir le courant antiflamenquiste), et le trouvaient particulierement contraire a l’idee de revolution (non sans un certain moralisme).

    Par ailleurs sur l’aspect folklorisation...des artistes comme Lole y Manuel en ont longtemps ete accuses par les amateurs de « jondo ».
    Pour une vision plus « autogestionnaire », on se referera aux centaines d’artistes de quartiers, dont certains sont des legendes locales, et qui se foutent pas mal de chanter ailleurs que dans le patio familial ou la plaza du coin.



  • lundi 23 septembre 2013 à 03h20, par Hichem

    Merci pour cet article qui pousse un cri contre l’institutionnalisation et la commercialisation du flamenco à niveau international. Mais je suis d’accord avec la remarque faite ci-dessus. Elle est intéressante parce-qu’elle permet de dépasser une certaine forme d’idéalisation de ce genre musicale considéré ici comme originellement contestataire alors qu’il peut tout aussi bien refléter des traditions patriarcales ou des clichés machistes qui s’appliquent à d’autres formes musicales(Rap)

    Si l’article parle de la folklorisation du flamenco à travers son internationalisation, l’étiqueter de purement politique ou engagé ça serait d’une certaine manière entretenir une vision illusoire. Ceci ne participerait-il pas à la création d’un second degré de folklorisation ? Inviter des chanteurs engagés sur les scènes internationales n’auraient aucun effet sur les spectateurs des classes moyennes ou bourgeoises ( A 5O euros la place ça m’étonnerait qu’on y trouve des prolos !) et n’aurait pour effet que leur institutionnalisation. Ça serait pas un brin paradoxale pour ceux et celles qui ont un sentiment « d’ingouvernementalité » ?

    J’adhère à la remarque de l’auteur du commentaire précédent, Pierre et tire mon chapeau aux « légendes locales » qui se foutent de sortir du cercle populaire pour accéder à la renommée.

    Pour l’autogestion des expressions artistiques, Non aux agences de développement culturel capitalistes !

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