mercredi 28 avril 2010
Le Charançon Libéré
posté à 19h09, par
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Comme un air d’arnaque. Il y a un an, tous les indicateurs étaient au rouge (et noir) : les ouvriers montraient les dents et séquestraient à tout-va, les commentateurs s’affolaient, petit président bafouillait d’indignation, bref, la tension sociale montait. Et ? Aujourd’hui, tout cela semble relever d’un passé lointain. Retour sur une page d’histoire qu’il n’est pas question de tourner.
C’était il y a un an, à quelques jours près.
Temps (presque) bénis. Avril 2009, je suis sûr que tu t’en souviens. Les séquestrations de membres de direction se multiplient, s’étendant sur la France comme la vérole sur le bas-clergé (non-pédophile). Les conflits sociaux ne se comptent plus, trop nombreux pour cela, et les salariés serrent les poings, combatifs et résolus. Ici, des bombonnes de gaz (prétendument) reliées à un détonateur (pour faire peur aux pouvoirs publics), là une équipe de direction retenue trois jours durant sur un site promis à la fermeture, ici encore une sous-préfecture mise à sac, sous l’effet de la colère et de la déception. La France découvre Xavier Mathieu, charismatique CGTiste de Continental qui redonne un certain lustre au syndicalisme et tonne : « Les moutons se sont transformés en lions et à l’abattoir ils n’iront pas ».
Molex, Caterpillar, New Fabris, Continental, 3M, Sony, Faurecia, Cellatex, Daewoo, Duralex… Partout, ce qu’ils appellent « prises d’otage ». Les possédants s’effrayent, craignent l’épidémie. Le Financial Times évoque « une tradition appartenant à la culture française, au même titre que la baguette et le brie ». De petits malins - boîte de conseil à l’affût des dernières tendances, entreprises nommées Vae Solis ou Horémis - en profitent pour faire leur beurre, proposant de très médiatisés stages de préparation à la séquestration. Les consignes pour les patrons ? Toujours avoir une brosse à dent sur soi. Et ne « pas négocier. On ne discute pas sous la contrainte »,résume l’un de ces vautours sociaux.
Alain Minc ne dit pas autre chose, deux semaines plus tôt, dans une désopilante Lettre ouverte à (ses) amis de la classe dirigeante : « Mesurez-vous que le pays a les nerfs à fleur de peau, que les citoyens ont le sentiment, fût-il erroné, de subir une crise dont nous sommes tous à leurs yeux les fautifs ? Comprenez-vous qu’aux aguets de l’opinion, comme l’exige leur métier, les parlementaires n’ont qu’une envie : prendre des dispositions sur les rémunérations qui seraient à terme aussi destructrices pour l’efficacité économique que la loi de 1947 sur les loyers a pu l’être, pendant des décennies, sur l’immobilier ? Ignorez-vous que la quête de boucs émissaires est une constante de notre histoire et que 1789 se joue en 1788 ? » Alain Minc vire casaque ? C’est que la victoire est proche.
Tension et pression, l’ambiance est tendue. Pour eux. Le pouvoir politique prend peur. François Fillon dénonce « des violences inacceptables » et fustige « cette petite minorité qui rend les choses très difficiles ». Nicolas Sarkozy, qui en décembre 2008 confessait sa peur de réveiller la colère du peuple - « Les Français adorent quand je suis avec Carla dans le carrosse, mais en même temps ils ont guillotiné le roi. » - monte sur ses grands chevaux (de labour) : « Qu’est ce que c’est que cette histoire d’aller séquestrer les gens ? On est dans un État de droit, je ne laisserai pas faire les choses comme ça ». Et Jean-François Copé s’épanche partout pour répéter combien il est « scandalisé » par ces ouvriers osant montrer le poing.
Les médias en font des tonnes, eux-aussi. Multiplient les papiers et reportages alarmistes, à la fois effrayés de prendre le pouls de cette France contestataire et y revenant sans cesse, comme pour alimenter leurs cauchemars. La haine de classe suinte des articles et les journalistes vont jusqu’à à dénoncer de prétendues manipulations des trotskistes ou des anarcho-autonomes. Au Figaro, un pisse-copie se laisse aller à décrire minutieusement le calvaire de ces membres de la direction de Scapa séquestrés quelques heures : les salariés « multiplient les vexations. Ils proposent (aux cadres) des repas. Mais ce ne sont que des plats vitrines du restaurant d’entreprise », écrit le plumitif, qui se désole de cette nuit si « difficile. Coups de pied dans les portes. Musique révolutionnaire. Rap. Les membres du commando, qui sont appuyés par des militants n’appartenant pas à Caterpillar, les privent de téléphone fixe et de portable ». « Musique révolutionnaire », « rap », « commando » : l’enfer selon Dassault…
Pour les autres, la peur aussi. Les éditocrates (prétendument) de gauche en appellent à la raison et à la pondération, les éditocrates (résolument) de droite en bavent de haine et de rage. Yves Thréard, toujours dans Le Figaro, sonne le tocsin, effaré, auteur d’un édito résumant parfaitement - finalement - nos espoirs et leurs peurs : « Des salariés qui séquestrent leur patron, des professeurs qui intimident leur président d’université, des enseignants qui menacent de ne pas corriger le bac, des étudiants qui empêchent le déroulement des cours, d’obscurs commandos qui sabotent des lignes de chemin de fer ou des compteurs à gaz… Des actes d’incivisme, des manifestations de violence que leurs auteurs, ou leurs inspirateurs, voudraient justifier par la crise pour rejouer les journées de Thermidor au printemps 2009. »
Yves Thréard n’a pas tort : les fronts semblent se multiplier, des usines aux banlieues, des geôles de ceux de Tarnac aux rues de Strasbourg. L’Insurrection qui vient s’écoule par milliers d’exemplaires, les cartouches de gaz lacrymo tombent comme à Gravelotte - sauf qu’elles s’abattent sur les manifestants de Strasbourg ou de Bastia - , un hôtel Ibis brûle dans une joyeuse atmosphère de guérilla urbaine et les cagoules sont devenues si médiatiques que Michèle Alliot-Marie annonce une loi pour les interdire. Tout à l’avenant. Jusqu’à cet étrange corbeau envoyant par lettre des balles - « des 9 mm par full metal jacket 12.4g et 8.00 g d’ogive blindée de marque GECO » - un peu partout, promettant leur chute prochaine aux hommes de pouvoir et réclamant « la remise en liberté de Jean-Marc Rouillan, de Julien Coupat, l’arrêt de la parodie de justice contre Yvan Colonna ». Évidemment, Jean-Marc Rouillan y est toujours, en prison.
En avril 2009, la France d’en haut prenait peur, celle d’en bas se frottait les mains. C’était il y a tout juste un an. On dirait un siècle.