samedi 31 octobre 2009
Le Charançon Libéré
posté à 17h21, par
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C’était il y a dix jours, un dossier du Point intitulé « Diversité, le nouvel impératif ». Le news-magazine tartinait une dizaine de pages sur ces grandes entreprises conscientes de leurs responsabilités et ayant compris que la diversité pouvait leur permettre d’améliorer leurs résultats. Au final, une jolie illustration de la thèse développée par Walter Benn Michaels en l’ouvrage La diversité contre l’égalité.
Ils sont bien au Point, parfois.
Ils rendent service.
Sans le faire exprès, mais service quand même.
Exemple ? J’avais ce bouquin sur les bras depuis un mois et demi, La diversité contre l’égalité, essai de Walter Benn Michaels m’ayant plutôt enthousiasmé, sans que pour autant je me sente le courage de me plonger dans une longue recension. La flemme. Une profonde, indépassable flemme qui me tenait éloigné de l’ordinateur et m’empêchait de conduire la plus minime des réflexions…
Ça aurait pu durer des années, morfondage et marécageuse fange sans élan. Mais non : Le Point était là. Admirable Point ! Salutaire Point ! Le magazine, qui a sorti - en date du 22 octobre - un publi-reportage d’une dizaine de pages, Spécial recrutement : Diversité, le nouvel impératif, m’a donc sorti du marasme. Que veux-tu ? Une perche pareille ne se refuse pas…
Le chapeau dit : « Melting-pot. Une source de performance et d’innovation pour l’entreprise. » Et l’article affirme notamment, entre autres : « La diversité est désormais perçue comme un levier de richesse. Un impératif économique comme un autre (…). Résultat, passé le premier cap gentillet de la promotion et de la diversité, nombre de grandes entreprises s’engagent désormais dans sa gestion effective. Accompagnant un glissement sociétal de fond, qui tend de plus en plus à épingler la discrimination comme contre-productive. » Un peu plus loin, cette citation de Soumia Malinbaum, porte-parole diversité au Medef : « Avec les lois actuelles, les entreprises n’ont plus trop le choix, mais leur démarche de lutte contre la discrimination est aussi largement motivée par des raisons purement économiques. On s’est aperçu qu’une diversité bien gérée était une source de performance et d’innovation pour l’entreprise. » Suivent - pour en terminer avec Le Point - deux papiers, le premier interview de deux pontes de L’Oréal chantant la politique de diversité du groupe2 et le second revenant sur les magnifiques pratiques en matière d’égalité des chances d’EDF, de La Poste et de SFR, entreprises évidemment exemplaires.
Ce qu’il faut en tirer ? Pas grand chose, au final. Si ce n’est noter que le combat pour la diversité est aussi bien vu chez le très réac Point que dans les plus tentaculaires entreprises ; que la diversité est présentée comme une « source de performance », comme une façon d’accroître sa productivité ; que les entreprises ont compris, en somme, que céder à l’impératif (tout à fait salutaire, hein) de diversité était positif, aussi bien en terme d’image qu’en matière de résultats.
Justement (le monde est bien fait quand même…) : c’est précisément ce que pointe Walter Benn Michaels, professeur de littérature à l’université de Chicago, dans La Diversité contre l’Égalité. En ce bref essai (150 pages publiées en France aux bourdieusiennes éditions Raisons d’agir), l’homme avance une thèse principale (et se répète ensuite beaucoup, il faut bien l’avouer) : le combat pour la diversité n’est qu’un leurre. En le ralliant, les forces de gauche ne font que servir l’idéologie néo-libérale, souffler dans le sens capitaliste. Un point de vue valant surtout pour une gauche américaine - si tant est qu’elle existe… - qui, depuis qu’elle a enfourché au début des années 1980 la diversité comme (presque) unique cheval de bataille, sert, par sa sensibilité aux revendications des minorités et son ralliement à la politique de discrimination positive3, la mise au pas néo-libérale.
Une précision d’importance, déjà : Michaels ne remet pas en cause la nécessité de lutter contre le racisme ou le sexisme (entre autres), non plus que de corriger les inégalités héritées d’une histoire torturées. Il constate simplement qu’une gauche ne reposant plus que sur cet axe-ci fait logiquement l’impasse sur la question sociale. Qu’elle ne remet plus rien en cause : devenue, « département des ressources humaines de la droite », elle se contente de gérer un monde mal foutu. Et que rien ne sert (sinon aux intéressés) que quelques représentants des minorités soient autorisés à tirer les marrons du feu néo-libéral et à rejoindre les élites si - en même temps - s’accroissent la pauvreté et les inégalités. Un exemple, ici : Walter Benn Michaels reproduit la courbe de l’inégalité économique aux États-Unis pendant les soixante dernières années ; constatant que c’est « à la fin des années 1970 que la courbe commence à monter en flèche », il remarque que c’est aussi à cette période que se situe le tournant néo-libéral et que s’impose « l’affirmative action » ; et écrit :
Mon intention ici n’est évidemment pas de soutenir que la discrimination positive (ou l’engagement pour la diversité en général) accroît les inégalités. Mais plutôt de montrer que la conception de la justice sociale qui sous-tend le combat pour la diversité - nos problèmes sociaux fondamentaux proviendraient de la discrimination et de l’intolérance plutôt que de l’exploitation - repose elle-même sur une conception néolibérale. Il s’agit d’ailleurs d’une parodie de justice sociale qui entérine l’élargissement du fossé économique entre riches et pauvres tant que les riches comptent (proportionnellement) autant de Noirs, de basanés et de Jaunes que de Blancs, autant de femmes que d’hommes, autant d’homosexuels que d’hétérosexuels. Une justice sociale qui, en d’autres termes, accepte les injustices générées par le capitalisme. Et qui optimise même le système économique en distribuant les inégalités sans distinction d’origine ou de genre. La diversité n’est pas un moyen d’instaurer l’égalité ; c’est une méthode de gestion de l’inégalité.
À l’appui de cette thèse, sujet sur lequel Michaels est particulièrement convaincant puisqu’il le maîtrise sur le bout des doigts, l’exemple des université américaines, « genre de supermarchés pour riches » où l’affirmative action est censée jouer un rôle de premier plan. Une fiction plébiscitée par les autorités éducatives comme par les étudiants en ce qu’elle permet de faire accroire que ces lieux en fait accessibles aux seules « élites » sociales accueillent quiconque le mérite. « Elle est la garantie que toutes les cultures seront représentées sur le campus et que personne ne sera pénalisé injustement à cause de son appartenance à telle ou telle d’entre elles ; elle permet donc à tous les étudiants blancs de considérer qu’ils ne doivent d’être là qu’à leur mérite (…), écrit Michaels. Le problème avec la discrimination positive, ce n’est pas qu’elle viole (…) les principes de la méritocratie ; le problème, c’est qu’elle génère l’illusion qu’il existe une véritable méritocratie. » Un baratin - l’université est accessible à tous - qui sert d’abord à faire oublier que, par exemple, Harvard compte 90 % de ses étudiants issus de familles disposant de revenus supérieurs au médian annuel familial moyen américain. De la même façon que - plus près de nous - la prestigieuse école Sciences-Po Paris, business-school à la française, a mis en place des conventions pour intégrer à son cursus quelques élèves issus de banlieues : il ne s’agit pas de réellement se diversifier, simplement d’en donner l’illusion. Là-aussi, pour reprendre les mots de l’auteur de La Diversité contre l’Égalité, c’est « un pot-de-vin collectif (réglé) pour pouvoir continuer à ignorer la question de l’inégalité économique ».
Pour Walter Benn Michaels, une seule solution : que la gauche le redevienne. Qu’elle redevienne offensive en matière sociale. Qu’elle fasse de la revendication à l’égalité le seul ferment de son action. Ce que disait déjà Bobby Seale, cofondateur du Black Panther Party, à la fin des années 1960 : « Ceux qui espèrent obscurcir notre combat en insistant sur les différences ethniques aident au maintien de l’exploitation des masses, c’est à dire des Blancs pauvres, des Noirs pauvres, des bruns [Hispaniques], Indiens, Chinois et Japonais pauvres, bref de l’ensemble des travailleurs. (…) Nous ne combattrons pas l’exploitation capitaliste par un capitalisme noir. Nous combattrons le capitalisme par le socialisme. »
Voilà. Tout n’est pas si convaincant dans un livre qui mériterait - de toute façon - une beaucoup plus longue et fouillée recension (la flemme, la flemme…). La façon dont Walter Benn Michels colle, en une introduction à l’édition française, le modèle américain sur le nôtre est beaucoup trop expéditif pour être réellement crédible : sa connaissance de la société française est très limitée et son affirmation, par exemple, que « la droite néo-libérale se moque du vieux concept raciste d’identité nationale » - assertion qui lui permet de mettre en un même sac de chantre de la diversité la droite et la gauche néolibérales - plus que contestable. L’homme se répète en outre beaucoup, et a écrit en 150 pages ce qu’il aurait pu formuler en cinquante. Enfin, il s’est attiré de très vindicatives - et logiques - critiques de ceux qui font des luttes minoritaires le ferment d’un éventuel changement : la Revue Internationale des Livres et des idées a ainsi descendu en flèche l’ouvrage, en un article de Jérome Vidal brillant mais tout aussi contestable (notamment dans le choix, très marqué par la mauvaise foi, de quelques rares citations de Walter Benn Michaels) que ce à quoi il s’attaque.
En ce qui me concerne, je retiens de l’ouvrage ce qui me plait, soit la nécessité de placer l’exigence de l’égalité au centre de toute revendication politique ; rien de neuf, donc, mais c’est brillamment formulé. Je laisse par contre au Point sa glorification d’une diversité alibi, n’ayant d’autre but que de servir les intérêts des grandes entreprises et destinée à faire accroire que celles-ci ont une quelconque conscience de leurs devoirs et responsabilités. Argent, profit, résultats : elles n’ont que ça en tête. Et peu leur chaut, évidemment, que cet argent, ces profits et ces résultats soient générés par des Noirs, des Jaunes, des Blancs ou de petits hommes verts à pois rouges.
1 Image piquée sur le site Arrêt sur Images, qui a publié il y a quelques un article sur ce mini-dossier du Point : Discriminations : Le Point positive. Le chroniqueur Sherlock, qui n’évoque pas Walter Benn Michaels, pointe en revanche le côté alibi d’un dossier n’ayant à l’évidence d’autre objectif que de « placer des publicités bien ciblées » : « Entre chaque article du dossier s’intercale une publicité pour une entreprise qui vante la diversité de son recrutement ». Tu peux le lire ICI si tu es abonné.
2 Une prétention assez piquante pour qui se souvient qu’Eugène Schueller, fondateur de la société, était l’un des plus gros soutiens de La Cagoule dans les années 1930 et qu’il fut l’un des responsables du collaborationniste Mouvement social révolutionnaire ; après-guerre, L’Oréal a accueilli en son sein quelques anciens cagoulards aux mains pleines de sang ; heureux recyclage…
3 Que la Cour Suprême a rendue légale aux États-Unis en 1978, en autorisant « l’affirmative action » dans les universités américaines pour peu que celle-ci « serve les intérêts de la diversité ».