samedi 23 janvier 2010
Le Charançon Libéré
posté à 13h55, par
37 commentaires
Même dans ses songes les plus doux, Eric Besson n’avait osé rêver à un tel don du ciel. Un « débarquement » de 124 clandestins sur les côtes françaises ? À deux mois des régionales ? C’est Byzance ! Dans sa bouche comme dans certains médias, la machine à communication est en marche, qui agite le spectre d’un déferlement migratoire tout en déshumanisant les réfugiés. Tout un art…
Les choses sont tout.
Et les mots ne sont rien.
Les choses disent tout par elles-mêmes.
Tandis que les mots pour les désigner nous en apprennent d’abord beaucoup sur ceux qui les utilisent.
Politiques et journalistes le savent, qui ont - en principe - l’habitude de peser les termes auxquels ils ont recours.
Et ce n’est pas innocent si ces voix qui se font si pathos à propos des victimes du séisme haïtien1 adoptent un discours beaucoup plus froid et clinique quand il s’agit de ces victimes qu’ils ne veulent pas énoncer comme telles : les réfugiés.
En sorte que - prenons cet exemple, veux-tu ? - la femme affolée, l’homme désespéré et l’enfant esseulé n’ont pas les mêmes poids médiatique selon qu’ils sont rescapés d’un séisme ou d’une traversée de la Méditerranée, selon qu’ils errent dans les rues des villes d’une île dévastée ou qu’ils posent pied sur la plage d’une île française, selon qu’ils serrent dans leurs bras leurs très maigres possessions terrestres à l’autre bout du monde ou directement sur nos côtes.
En soi, et si tu y réfléchis une minute, c’est déjà révélateur.
Signe que la compassion pour la détresse et la misère ne valent d’être dites à l’antenne et sur papier - soulignées et martelées - que lorsque cette détresse et cette misère restent cantonnées bien loin de chez nous, en ce lointain exotisme qu’elles n’auraient jamais dû quitter.
À cette aune, il faut lire les articles rendant compte de ce qui ne s’était censément pas produit depuis 2001 - à l’évidence, pour les politiques et médias qui évoquent le sujet, Mayotte n’est pas terre française et les kwassas-kwassas n’existent pas…
Étudier la façon dont ceux qui ont voix au chapitre - journalistes, politiques nationaux et locaux - évoquent l’arrivée en terre corse de ces 124 réfugiés.
Et scruter les mots dont ils se servent.
Pour y débusquer l’évidente instrumentalisation politicienne des tenants du sarkozysme, le premier d’entre eux - ministre de l’Immigration - trouvant dans l’événement une parfaite illustration à ses discours (les réfugiés débarquent en masse, tremblez braves gens !) autant qu’une confirmation de ses pires cauchemars (les réfugiés débarquent en masse, tremblons braves gens !).
Et y dénicher ces éléments de discours gouvernementaux que s’approprient insidieusement certains journalistes.
Ainsi de cet « article » publié sur TF1 News, titré Quel avenir pour les « boat people » de Corse ?
Lequel reprend allégrement le vocabulaire administratif et fait sien le clinique discours officiel.
Les réfugiés y deviennent des « personnes » - est-il vocabulaire moins humain ? - et le texte se veut aussi neutre que froid, usant des termes « pris en charge », « évacuation », etc…
Une distanciation finalement salvatrice, si l’on compare à un autre des articles publiés sur TF1 News, audacieusement intitulé Une plage corse envahie de réfugiés.
« Envahie »…
Qu’en termes délicatement nationalistes ces choses-là sont dites…2
Il ne faut pas s’y tromper : le choix des mots n’est jamais hasardeux.
Et il se joue là une véritable bataille, ce que même les bas-du-front ont noté : « Certains médias commencent à vouloir nous faire avaler la pilule de la clandestinité en les appelant des « réfugiés et/ ou migrants » ! Bah voyons ! Le mot clandestin serait-il plus dur à prononcer ou bien trop dur à digérer par le système bien pensant ? », écrit ainsi, en évoquant un « débarquement », Nations Presse Info, l’une des voix officielles du FN3.
Laquelle officine ne devrait pourtant pas se plaindre, tant ce sont ses mots et son vocabulaire qui se sont imposés au plus haut de l’appareil d’État.
Et tant Éric Besson en fait des tonnes, brossant en filigrane le tableau d’une France si assiégée de clandestins qu’elle les voit désormais « déferler » par centaines sur ses côtes.
« La situation dans la mer Egée est devenue intenable. Les Grecs sont soumis à une pression intolérable », a notamment déclaré le chancre-plutôt-que-chantre de l’identité nationale.
Avant d’agiter le spectre d’un « nouveau Lampedusa » pour justifier son exigence d’un « sommet de crise » consacré à l’immigration clandestine.
« Intenable », « ingérable », « crise »… autant de mots mûrement pesés pour prétendre à l’urgence d’une réaction face à un afflux présenté comme incontrôlable.
Ce discours volontairement hystérique du ministre de l’Immigration ne saurait pourtant être celui de tous les échelons de l’État.
Et les servants du régime migratoire adoptent un ton plus détaché.
En leur monde, les faits se camouflent à demi, la réalité se travestit par la grâce du vocabulaire administratif.
Et tous se félicitent de « l’évacuation en bon ordre » des « ressortissants étrangers en situation irrégulière » et de leur « transfert rapide et sans incidents vers le centre de rétention ».
Mais ce froid vocabulaire, cache-sexe honteux, ne suffit pas toujours à enlever à la réalité toute son effroyable dureté : « Quelques hommes ne voulaient pas quitter le gymnase mais finalement, ils se sont laissés conduire vers les bus, explique le maire de Bonifacio, Jean-Charles Orsucci. Cette situation était très difficile du point de vue émotionnel. Même les hauts représentants de l’Etat n’étaient pas très à l’aise. Nous avons fait tout ce que nous pouvions pour les accueillir à Bonifacio dans les meilleures conditions possibles. »
« Même les hauts représentants de l’Etat n’étaient pas très à l’aise »…
C’est là que tout est dit, finalement.
1 Ne me fais pas dire ce que je ne veux point : bien entendu qu’il est aussi souhaitable que salutaire d’éprouver tristesse et compassion pour les victimes du tremblement de terre. Ce n’est pas la question.
2 Beaucoup moins scandaleux mais tout aussi con, le titre choisi par Le Télégramme : Corse. Mystérieuse vague de migrants…
3 Je ne te mets pas de lien, mais ce n’est pas vraiment difficile à trouver.