ARTICLE11
 
 

mardi 15 février 2011

Sur le terrain

posté à 23h31, par Julia Z.
10 commentaires

Gare du Nord : La fabrique du non-lieu
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Gare du Nord, froid polaire. Le lieu vaut parfaite illustration d’une déshumanisation clinique, mêlant modernité urbaine, contrôle social et transit de masse. En ce qu’elle montre et exhibe, en ce qu’elle tait et induit aussi, la Gare du Nord dit beaucoup sur notre monde. Julia Z s’est penchée sur le sujet, sillonant les lieux pour mieux les décrypter. Premier volet d’une chronique en 3 actes.

Cet article a été publié dans le premier numéro de la version papier d’Article11, sorti en novembre 2010
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Pas chassés, pas pressés, foule en file, ville en gare. Un lieu, la Gare du Nord. Un lieu de la ville qui n’est pas la rue, un espace de transit n’appartenant pas à ceux qui la fréquentent, et au-delà, un entre-deux, lieu de travail et de consommation. La gare, poreuse, est pléthorique mais pas éparpillée. «  Regardez : même un jour de grands départs, la gare est silencieuse et les fourmis circulent sans se heurter. C’est un espace de civilité invisible », assure le responsable sûreté de la SNCF. L’entreprise se donne pour objectif, dit-il, de « réussir ce service qu’est la gare », notamment par le biais de la « gestion de site ». Cela pour en assurer l’ordre et fidéliser. C’est une expérience disciplinaire « à la muette », sans coup férir, sans grande violence si tant est que la fabrication du consentement des usagers n’en soit pas une. La Belle ferroviaire pavoise, celle qui monnaie le voyage se montre généreuse : elle offre une expérience particulière de relation au monde l’instant d’une traversée du lieu. Sur les rails, Simone !

Architecte, la SNCF engage l’espace dans la maîtrise des foules et de l’aléatoire. Le lieu empêche dérive et statisme, la circulation doit être orientée et efficace. Deux méthodes de traitements des flux se côtoient, l’une classique, consistant à fixer et marquer un territoire2, l’autre organisant les conditions d’un cheminement continu. Un découpage spatial fonctionnel partage le lieu, il permet de contrôler une trajectoire, catégorise et contraint les répartitions.
Eurostar in the sky, à l’étage : «  Les passagers en partance pour le Royaume-Uni sont pris dans une seringue, un tri s’opère au fur et à mesure », commente un commissaire de la Police aux frontières. Et c’est par une passerelle aérienne que les passagers dûment acceptés sont acheminés jusqu’au train.
Ailleurs ; portes, couloirs, escaliers et barrières Vauban ajustables spécialisent le mouvement, le modèlent en sens unique, s’adaptent à l’affluence. Peu d’emprise sur le lieu, un idéal-type du positionnement des corps, on doit glisser en Gare du Nord. Certains s’en assurent : « On est amené à effectuer une mission de gestion de flux. On fait du statique en se positionnant dans les espaces de transit et près des files d’attente » explique le responsable de la société de gardiennage, sous-traitant pour la SNCF.

Grammairienne, la SNCF pare l’insuffisance performative de l’espace et propose son mode d’emploi, sémiotique. Changement d’échelle, l’entreprise ne se préoccupe plus de la masse mais se rapproche de l’usager, lui signifie qu’il a pénétré un espace domanial aux règles strictes. Placardés dans le sas d’entrée, des messages (« bienvenue » - « ne pas fumer » - « lieu sous vidéosurveillance » - « état du trafic ») établissent une contractualité solitaire3 et silencieuse entre le gestionnaire et l’utilisateur, anonyme voyageur baladé au gré des flèches et des logos. Les lois sont simples, les codes couleurs, les panneaux informatifs et publicitaires dédoublés et les icônes schématisant les consignes guident, le sujet s’exécute. Le panneau « Attentifs ensemble  » ordonne, outre d’ « étiqueter ses bagages  », de «  faciliter les opérations de contrôles » et « d’obéir aux agents  ». C’est sympa, l’ordre est un service offert, et l’usager un abruti responsable se devant de participer à son propre contrôle.

Impérieuse, la gare exerce sa méthode sur un espace vidé de toute substance humaine et, si elle prend en compte le sujet, s’attache à borner ses conduites aux seuls contours d’un programme total. Elle piétine son identité, détruit le groupe, induit son rapport au lieu. Neutre. Pas d’espace pour l’espace, le regard est éduqué pour butter contre un élément physique du lieu, il faut maîtriser sa grandeur, fabriquer de petites gares en la gare, l’intimité fait vendre. Les buvettes s’emploient à clore leurs territoires au moyen d’enclos imaginaires (du tissu, des faux sols surélevés), la SNCF décide de la sédentarité de ses usagers. Pas de banc, uniquement des « bulles-attentes », isolats où seuls «  les voyageurs munis d’un titre de transport  » sont invités à s’asseoir. À l’abri entre les murs de verre, voici la gare «  du XXIe siècle : un lieu confortable et convivial qu’un travail sur les ambiances s’attachera à créer, un lieu d’attente utile et non subi, un espace de travail, un lieu de tranquillité. Il y aura le wifi et des aires de jeu pour les enfants  »4. Somme toute, aucune référence au transport. Il s’agit d’oublier la machine. De cacher la ferraille derrière une nature empotée.

Bienveillante, la Gare du Nord enveloppe son consommateur d’une sollicitude aux contours sucrés. C’est une institution du service qui s’attache - autant qu’elle le met en œuvre - à définir le bien-être du voyageur le temps de son passage. La gare apporte réponse à tous les besoins potentiels : de la mise à disposition de toilettes et de douches, d’une envie subite de crème de beauté, du souci de satiété de l’estomac à l’assouvissement d’une soif de l’intellect, il s’agit de combler tous les sens. L’art entre aussi en gare « avec une œuvre monumentale », comme indiqué sur ladite pièce5. La prestation comprend alors non plus ce qui pourrait se borner à son domaine propre, la dynamique commerciale et marchande, mais aussi ce qui, originellement du moins, s’y oppose : une œuvre d’art. La gare se fait mécène, s’offre une autre image de marque, comme un nouvel humanisme intéressé. On forme ainsi les agents de sécurité de la SNCF à sourire en toutes circonstances. Il faut pouvoir «  indiquer sa route en souriant au touriste en même temps qu’on interpelle  », explique un responsable de la Surveillance générale de l’entreprise.

Totale, l’institution suppose un autre rapport à soi. Un autre rapport entre soi et les autres, aussi. Mécanique, narcissique, solitaire, la non-gare impose son ordre de supermarché. Seul face à la caméra qui le filme et qui projette son image sur l’écran géant de l’œuvre d’art, le sujet sommeille, le somnambule agit. Gare du Nord, froid polaire.



1 Cette illustration ainsi que celle utilisée en vignette sont des collages de Julie Jacob et Fred Chance, réalisés pour un ouvrage de Jacques Fabien intitulé Paris en songe, éditions Burozoique. D’autres à contempler ici.

2 Michel Foucault, Sécurité, territoire, population : Cours au Collège de France (1977-1978), coll. Hautes Études, Gallimard, Seuil, 2004, p 67.

3 Marc Augé, Non-Lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, 1992, p119

4 Texte tiré d’un document interne de la SNCF, le 13 avril « Réinventer les gares du XXIe siècle ».

5 Le site internet de l’artiste, Fabien Chalon précise : «  Au début du mois de juin 2008, la SNCF a installé, au centre de sa gare parisienne la plus prestigieuse, une œuvre d’art cinétique spectaculaire, symbole de son regard vers l’avenir, elle s’appelle ’Le Monde En Marche’ ». On peut aussi y voir un film en noir et blanc et une bande-son qui se déclenche alors que l’œuvre se met en branle.


COMMENTAIRES

 


  • jeudi 17 février 2011 à 21h34, par pièce détachée

    « « ... un lieu confortable et convivial qu’un travail sur les ambiances s’attachera à créer, un lieu d’attente utile et non subi, un espace de travail, un lieu de tranquillité. Il y aura le wifi et des aires de jeu pour les enfants. » Somme toute, aucune référence au transport. Il s’agit d’oublier la machine. De cacher la ferraille derrière une nature empotée. »

    Et de là on glisse tout naturellement à bord de l’« IDTGV », où le transport est escamoté du transport lui-même grâce à un compartimentage d’« ambiances » pareillement fabriquées : « IDZEN » (calme, silence, discrétion), « IDZAP » (convivialité, animations, vidéos, consoles de jeux), bar « IDZINC » (surprises, rencontres, divertissements, musique, grignotages). Quel ordre terrifiant...

    • mardi 1er mars 2011 à 01h41, par Julia Z

      Oui, comme tu dis, encore une fois, on éloigne le lieu de son essence pour en faire un lieu neutre puis intime. Mais narcissique aussi. Où le sens commun n’est en aucun cas le voyage et son imaginaire. Où seule la juxtaposition de « transportés » pendant un instant banal remplacera pour de bon la déjà fragile complicité voyageuse - quand l’extra-ordinaire (partage d’une passivité, d’une attente, de l’ennui, d’une certaine puissance solitaire aussi) est, était alors presque palpable.(J’exagère un peu mais je crois que jusqu’à récemment, on pouvait, on peut encore, se permettre d’imaginer. On pouvait ressentir. En Espagne, les TGV font parties des lieux les plus désenchantés qu’on puisse trouver dans le coin - films pendant le voyage et musique jazz d’accueil à bord. Apathie sensorielle. Il est difficile de résister. Le TGV ne fait plus partie du voyage).



  • jeudi 17 février 2011 à 21h54, par ZeroS

    En fait, doit-on se plaindre ? S’il en est ainsi, c’est parce que nous acceptons bien la soumission.



  • jeudi 17 février 2011 à 22h12, par ZeroS

    D’ailleurs, c’est quoi un lieu sympa ? Comment une gallerie creusée dans la terre devient-elle un lieu sympa ? C’est quoi l’alternative au non-lieu ici ? L’aberration même n’est-elle pas l’hypertrophie de la mégalopole parisienne ? Qu’est-ce qu’on y fout ? Pourquoi est-ce qu’on accepte de vivre dans ces trous - parce que tout le monde s’en plaint, mais tout le monde accepte pleinement l’état de fait (et se plaint même quand ça marche mal) ? Peut-être les trouve-t-on bien pratiques ? Combien d’entre-nous se déplacent réellement autrement ?

    • dimanche 20 février 2011 à 20h54, par poiscaille

      Bien sûr qu’on les trouve bien pratiques ces trous, ils sont quand même faits pour ça !

      Bon l’article n’est pas une diatribe contre le métro et les trains ! Tes questions sont intéressantes si elles sont purement oratoires ou pour ouvrir des pistes ; mais si elles attendent des réponses alors elles excèdent le propos de l’article. Il s’attache à exacerber la logique qu’on ne voit pas de premier abord : c’est le travail d’une recherche, déceler ce qui ne saute pas aux yeux. Donc, oui, on les utilise, on n’a peu d’alternatives, mais cela étant, l’article pose le décor glacial de bien d’autres dimensions (gestion, consommation, contrôle... tu as peut être lu le deuxième article dans A11 n°2 de Gare du Nord).
      Pour notre courbure d’échine, c’est justement parce que ces aspects sont insidieux qu’ils gèlent les réactions : c’est l’article, il ne cherche pas d’alternatives, peut être plus la prise de conscience sur ce qui prend de la place dans notre quotidien.

      Se plaint on et doit on se plaindre de ce qui est décrit ? Qui le fait ? Pas l’article, pas les usagers de la gare du Nord, certainement ceux qui s’en font tej, Peut être que tu ne parles pas de la même chose quand tu dis « tout le monde se plaint quand ça marche mal » : on ne parle pas des retards de la SNCF là ! Mais de la surfonctionnalité d’un espace, théâtre parachevé de notre inconsistance en tant qu’acteur-trice (paradoxale parce qu’on nous fait croire à une reconnaissance généralisable à n’importe quel bon usager) dans le recto de ce monde.

      Sur l’hypertrophie de la métropole parisienne (ou mégapole si tu veux, mais surtout pas mégalopole, c’est pas la même chose), oui c’est démesuré et pourtant ça reste un sacré vivier pour notre verso. Tu me vois venir... à propos du retournement de la page... qui je l’espère sera un retournement de l’espace.



  • lundi 21 février 2011 à 16h43, par Boug.

    Je vais souvent dans cette gare. J’y ai fait quelques photos, et le seul endroit « photographiable », c’est les vieux quais, depuis la balustrade qui mène à l’Eurostar. Mais même là, devant la belle halle au-dessus des quais, l’espace semble ratatiné, étriqué et encombré de tous les stands et panneaux. On n’a pas envie de flâner. C’est dommage, l’architecture métallique est bien conservée. La façade aussi d’ailleurs a été très bien rénovée (on peut discuter le style, mais bon...)
    Du côté « Gare NF », à part quelques perspectives rendues par les passerelles plaquées bois, aucun intérêt. Là non plus, on n’a pas envie de flâner, surtout pas devant cet énorme cube blanc estampillé « oeuvre d’art »...



  • mardi 22 février 2011 à 10h04, par tanamo

    Et quand on arrive de la station de métro La chapelle, nous sommes pris dans un flux rapide, et plus aucun signe d’accueil, d’information, ni de ventes de billets. L’obligation d’aller à l’autre extrémité de ce couloir interminable. Déshumanisation totale de cet espace, conçue pour cristalliser le sentiment d’insécurité, pour éviter tout lien social. A chaque confrontation avec cet espace, je suis en colère contre la non prise en compte des clients-voyageurs comme des sujets...
    Votre vision plurielle de l’influence de la conception des espaces urbains sur la dynamique des rapports sociaux dans une atmosphère tendue qui crée des tensions et légitime ainsi un contrôle social rencontre ma vision psychosociologique de ces espaces où nous avons une place assignée d’anonyme, pris dans un sentiment d’ insécurité...

    Voir en ligne : Des places assignées de clients et non d’usagers-sujets dans ces espaces d’une ère glaciaire....



  • samedi 26 février 2011 à 01h13, par pièce détachée

    Sur le désastre que c’est de prétendre massacrer l’histoire et l’imaginaire des gares : W.G. Sebald, Austerlitz (Gallimard Folio). Austerlitz, c’est pas la gare, c’est le nom d’un homme dans la gare d’Anvers.

    • mardi 1er mars 2011 à 01h59, par Julia Z

      Merci beaucoup pour la référence, le lirai avec plaisir...
      massacrer l’histoire et l’imaginaire des gares. En Gare du Nord, le lieu historique est balayé par l’imaginaire marketing de la SNCF ainsi que par une certaine image de Paris, celle du Paris touristique et des clichés français, l’exotisme des mini tours Eiffel. Par contre, c’est marrant de voir que d’autres « vendent » le rêve-gare en un autre lieu : en ses abords. On aura observé que la mise en scène du voyage garde toute son aura, notamment auprès des voyageurs au long court, étrangers qui viennent découvrir Paris, et pour qui la Gare reste le lieu de l’entrée et de la transition. Les cafés et brasseries sur lesquels débouche le voyageur sortant de la gare puisent dans l’imaginaire Gare (du Nord) pour assurer cette continuité voyageuse : le Terminus Nord, le Quai des artistes, le Rendez Vous des Belges, L’Étoile du Nord, le Nord Express aux cotés du Béret Basque et du Baroudeur Tranquille...

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