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mercredi 18 mai 2011

Textes et traductions

posté à 18h55, par Salvatore Porcare & Luca Rossomando — traduction ZeroS
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« Le blues de Castel Volturno » / part. II
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Leurs tentatives d’extorsions restant infructueuses, ils ont fini par prendre pour cible les premiers venus. À Naples, le clan mafieux des Casalesi ne fait pas dans la dentelle ; plutôt dans le meurtre de masse. Originellement publié dans le mensuel indépendant Napoli Monitor, un article revient sur les exactions sanglantes de ces bandits sans honneur. Traduction - deuxième volet.

Le premier volet de cette traduction est à lire ICI.
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Sens dessus-dessous avenue Domiziana

La matinée du 19 septembre, le jour suivant le massacre, les immigrés africains descendent dans la rue. Ils se dirigent vers l’hôpital de Pineta Grande où ont été portés les corps des victimes. L’entrée est gardée par des carabiniers et personne ne réussit à voir les morts. Il y a de la rage et des tensions. Les journaux font allusion à un règlement de comptes entre la Camorra et les dealers africains. Les politiciens ne perdent pas l’occasion de souffler sur les braises. « Nous savons tous qu’aucun de ces hommes n’était dans le trafic de drogue – dit Peter, un jeune ghanéen qui connaissait trois des victimes –. C’est pour ça que nous nous sommes rendus sur le lieu du massacre, nous voulions protester.  »

Devant les rideaux de fer du tailleur se trouvent fleurs et photos. Par terre et sur les murs, les traces des coups, du sang séché et des vitres cassées. Les familles et des connaissances des victimes sont présentes, ainsi que les forces de l’ordre et des journalistes. À un moment, un cortège se forme, et presque aussitôt quelques débordements ont lieu. Quelqu’un brûle des cageots, d’autres renversent une auto : deux jeunes hommes montent dessus et se mettent à crier. Ils demandent que justice soit faite. Le cortège avance, les Africains sont toujours plus nombreux. Ils lancent des cailloux contre les vitrines, incendient les immondices, arrachent les panneaux signalétiques. Les marchands ont fermé les commerces. Les fonctionnaires de police tentent de s’interposer, mais il semble que personne n’ait envie de les écouter. Les manifestants avancent vers la mairie de Castel Volturno, ils veulent parler avec le maire. Seules les interventions de Fabio Basile, du centre social ex-Canapificio, et du père « comboniano »1, Giorgio Poletti, réussissent à les calmer. Grâce aux Italiens qu’ils connaissent, et à qui ils font confiance, ils décrochent une rencontre avec le maire.

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« Pourquoi les ont-ils assassinés ? Pourquoi ?  », demande à voix haute Peter. Le temps de la rage est passé, quelques mois se sont écoulés depuis le massacre. « En ce jour, nous voulons crier que les jeunes hommes assassinés étaient de braves personnes, travailleuses, qu’aucune d’entre elles ne vendait de drogue.  » Peter vit à Castel Volturno depuis 2005. Il est parti d’Accra, capitale du Ghana, à l’automne 2003. Il s’est arrêté à Tripoli pour une année et demi ; il y a travaillé, mettant de l’argent de côté, mille deux cent dollars, offerts aux trafiquants d’être humains pour faire le voyage vers Lampedusa. Après le massacre, il a aidé à identifier les victimes, à organiser leurs funérailles et le transport des corps vers leurs lieux d’origine. « J’étais un ami de Wiafe – raconte-t-il –. Je connaissais sa maison. Qui vend de la drogue n’habite pas dans un lieu comme celui-ci : sale, sans eau et lumière... ».

Peter nous fait visiter cette maison, une villa de taille réduite, avec une petite cour pavée et un jardin non cultivé. Wiafe y occupait une chambre et une kitchenette, deux pièces séparées par une armoire. Francis, un des deux jeunes hommes habitant les lieux, nous montre l’appartement. Il y règne une odeur de moisissure, la cuisine et la baignoire semblent hors d’usage. Un peu partout traînent des objets appartenant à Wiafe. Francis affirme que son ami venait à peine d’obtenir son titre de séjour. « Wiafe was happy », dit-il, expliquant qu’il voulait déménager à Vérone, où le même Francis avait travaillé par le passé. Les deux étaient très liés. Et depuis la mort de son ami, Francis galère. Ceux qui habitaient ici sont partis, les deux seuls habitants restant ne réussissent plus à payer le loyer.
Quand nous remontons en voiture, Peter raconte que, le soir du massacre, il avait mangé à la maison avec Wiafe, autour de cette même table en plastique où nous parlions avec Francis. « Nous étions en compagnie d’autres amis. Nous mangions un plat africain, semoule et viande en sauce. Après le dîner, Wiafe a dit qu’il allait faire un tour à Ischitella, nous sommes restés ici à boire et blaguer. »

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Dans le petit immeuble du kilomètre quarante-trois, il y a trois appartements. Celui d’El-Hadji, le tailleur, est inhabité ; dans les deux autres vivent Élisabeth la coiffeuse et sa fille, ainsi que Stephen le jardinier, l’oncle de Francis Kwame, le jeune homme qui réparait les autoradios. «  Pendant plus d’un mois – dit Stephen – j’ai habité seul dans cet immeuble. Ma femme et ma fille sont parties une semaine après le massacre. Betty et la petite ont déménagé chez des ami. Le jeune homme qui habitait avec le tailleur est parti. » Ce dimanche après-midi, Stephen nous accueille dans l’une des deux pièces qui composent son appartement. À côté, des voix se font entendre. « Ce sont mes amis, nous venons à peine de finir de manger. » Assis sur l’accoudoir du canapé, Stephen semble menu, ses vêtements flottent sur lui. Il paraît moins que ses quarante ans. Il nous montre une boîte pleine d’objets, dit qu’elle appartenait à son neveu. Les équipements électroniques qu’apportent les amis de Kwame sont entassés dans un angle. « Lui était très intelligent, chef – explique Stephen –. Il réparait tout. Les amis lui apportaient, et il réparait. Les objets sont encore ici, chef. À l’intérieur des cartons. Il y a de la marchandise, et je ne sais pas du tout qui l’a apportée, peut-être des amis morts avec lui. Télévisions, radios, de tout. Kwame était très bon, chef. » La table et une partie du canapé sont recouverts d’objets, de sous-vêtements, de poupées, de boîtes pleines de cartes. Stephen cherche dans le désordre et ramasse une tuile de terre cuite, avec en-dessous les images des six jeunes hommes abattus. Ce sont les mêmes photos que celles des petits cadres accrochés aux murs que nous avons observés dans toutes les maisons des Ghanéens, le long de l’avenue Domiziana. Stephen ouvre une autre boîte et en sort un document en cyrillique. Il était allé à Moscou pour étudier, puis il a épousé une Russe. Ils ont eu une fille, lui s’est mis à travailler. Ils sont finalement venus en Italie parce qu’ils y gagnaient mieux leur vie, lui comme jardinier, elle comme domestique. La petite fille était inscrite à l’école élémentaire. Ils ont vécu dans cet appartement pendant cinq ans. Après le massacre, mère et fille s’en sont allées précipitamment. La pièce dans laquelle nous nous trouvons en témoigne.

Le document en cyrillique est expiré, mais pour Stephen cela ne fait rien. « Je ne retournerai pas en prison, chef. Je suis allé voir le propriétaire, je lui ai dit que si quelqu’un s’intéresse à ce lieu, moi, je m’en vais. Il m’a dit que je pouvais rester, que ce domicile n’a aucun rapport avec ce qui s’est passé. Mais je sais bien que j’ai perdu mon sang, chef. Vous ne pouvez pas imaginer ce que j’ai vu ce soir-là. Je n’arrive plus à manger de la viande, je n’entre plus dans les boucheries. Je n’oublie pas ce que j’ai vu.  »

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Quelques temps après le massacre, Élisabeth est rentrée chez elle et a rouvert son salon de coiffure. Dans la communauté, certains ont persiflé, mais elle a rétorqué sèchement : «  N’en parlons même pas. Sans commerce, je n’aurais pas de quoi vivre. » À l’inverse, Joe, le barbier qui possédait la boutique à côté du tailleur et du coiffeur, n’a pas l’intention de rouvrir son local : « Si j’ouvre – dit-il –, tous ceux qui passeront là me diront : « Joe, mais qu’est-il arrivé ? » Moi, au contraire, je veux oublier.  »

Le « Beauty Salon » d’Élisabeth est l’un des rares lieux de l’avenue Domiziana où règne une atmosphère détendue, voire une certaine complicité entre Blancs et Noirs. Parmi la clientèle, des jeunes filles italiennes mais aussi afro-américaines, en raison de la proximité d’une base de l’OTAN. En arrivant, nous passons saluer Élisabeth. Une fois franchi le seuil, nous avons l’impression d’entrer dans une autre dimension. La boutique du tailleur – le rideau de fer à côté, maintenant irrémédiablement fermé – devait représenter quelque chose de similaire : un lieu de retrouvailles, une oasis dépassant tous les préjugés.

Parfois, les jeunes filles italiennes, assises sur les sièges réglables ou sur le divan, attendant leur tour, racontent leurs histoires d’amour avec de jeunes Africains : elles disent et ne disent pas, laissent entendre, expliquent fréquenter les mêmes lieux nocturnes. Élisabeth, concentrée sur leurs têtes, sourit sans émerveillement à ces allusions. Mais quand les discussions en viennent à la religion, la coiffeuse ne parvient plus à garder le silence. Nous l’avons vue une fois se disputer avec une jeune fille de Pozzuoli à qui elle était en train d’appliquer des tresses artificielles : le nœud de la discorde était de savoir s’il fallait accorder une plus grande dévotion à Jésus ou à la Vierge Marie. Bien qu’elle soit en Italie depuis plus de vingt ans, Élisabeth ne renonce pas à imaginer un retour définitif chez elle. À Accra, son frère possède un salon de coiffure où, raconte-t-elle, il l’accueillerait à bras ouverts. Elle reste ici seulement pour sa fille, qui a noué une relation avec un Italien et doit terminer ses études. De temps à autre, sa fille descend de l’étage supérieur, s’assied sur un divan et laisse passer le temps en écoutant les bavardages des clients et la musique de fond. Chaque jeudi après-midi, la mère accompagne sa fille chanter dans le cœur de l’église pentecôtiste. Le domicile et l’église sont éloignés de quelques minutes de voiture. Le 18 septembre 2008, par le biais d’une succession d’imprévus et de coïncidences en apparences banales – auxquels Élisabeth donnera par la suite une signification surnaturelle –, mère et fille arriveront à l’église avec une large avance et retourneront à la maison seulement après dix heures, après la tuerie. Ce soir-là, sa fille confiée au professeur de chant, Betty croisa une amie sur les marches de l’église. La femme lui proposa de s’arrêter pour lire la Bible et elle accepta volontiers. Elles choisirent la Genèse : comment Dieu créa le monde. « Le Seigneur m’a sauvé – raconte-t-elle –. Ce jour-là, le Seigneur m’a envoyé loin de là. Je devais travailler, il y avait des clients, j’avais un rendez-vous avec deux militaires américains. Cependant quelque chose m’a poussée à m’éloigner de là. J’ai sauvé huit personnes de cette façon. Dieu nous a envoyé loin de là. Ils savent tous que le Seigneur m’a sauvé. »
Quand sa fille eut fini la leçon, elles traînèrent encore un peu à l’église. Sur le chemin du retour, elles se mirent à chanter les chansons que la jeune fille avait apprise ce soir. À la moitié du chemin, elles trouvèrent la route barrée. Elles pensèrent d’abord à un incident et franchirent le barrage à pied, jusqu’à se retrouver face aux corps éparpillés sur la place, criblés de projectiles. La police cherchait à clôturer l’espace, mais les gens autour se montraient pressants. Une femme se roulait par terre, quelqu’un cherchait à la consoler. Hurlement, sang et confusion. Élisabeth se sentit partir et perdre connaissance. « J’ai eu une vision il y a quelque temps – dit-elle une fois –, mais vous ne me croyez pas, il vaut mieux que je ne dise rien. Pourquoi n’êtes-vous pas évangéliste ? Ne croyez-vous pas que Dieu existe ? Vous devez nous croire. Il m’a sauvé.  »

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Quinze jours après le massacre, la police arrête Oreste Spagnuolo dans la maison de la commune de Giugliano qui, depuis plusieurs mois, constitue le refuge des hommes de main de Setola. Cachés dans la demeure, entre autres, un pistolet et un silencieux, deux Fiat Punto et deux motocyclettes. Dans cette même rue comptant des dizaines de petites maisons uniformes, Alessandro Cirillo et Giovanni Letizia sont aussi arrêtés. Dans leurs habitations, on trouve d’autres armes, un panneau de signalisation, un gyrophare, dix casquettes avec l’inscription « Carabiniers » et deux mille sept cents euros en liquide. Dans le garage, une Peugeot 308 et une moto Honda CBR. Les expertises techniques démontrèrent que certaines des armes cachées ont été utilisées pour le massacre de septembre et pour d’autres guet-apens mortels commis ces derniers mois.

Peu après l’arrestation, Spagnuolo commence à collaborer avec la justice. Ses déclarations permettent de faire la lumière sur divers épisodes, et en particulier sur le massacre des Ghanéens et sur la tentative d’assassinat des Nigérians un mois plus tôt. Outre Setola, Cirillo et Letizia, le même Spagnuolo met aussi en cause Raffaele Granato : tous sont arrêtés le 7 novembre, en compagnie d’Antonio Alluce, l’homme qui conduisait la fourgonnette durant l’attaque d’août contre les Nigérians.

Après le massacre, l’État envoie sur place 500 hommes des forces de l’ordre et autant de soldats de la Folgore2. Les rues sont inondées de barrages et de patrouilles. D’autres homicides ont pourtant lieu après les premières arrestations, dans la zone de contrôle de Setola. Le 2 octobre, Lorenzo Riccio est assassiné aux pompes funèbres où il travaille ; son employeur, Luciano Russo, avait dénoncé par le passé le chef de clan Francesco Bidognetti. Le 5 octobre, à Casal di Principe, Stanislao Cantelli, neveu des collaborateurs de justice Luigi et Alfonso Diana, est tué. Le 12 décembre à Trentola Ducenta, un commando de cinq personnes tire de nombreux coups de feu contre l’habitation de Salvatore Orabona, ennemi de Setola, et contre la maison de Pietro Falcone ; une femme est blessée durant cette dernière action. Un micro espion, dissimulé dans l’auto des tireurs, enregistre la voix d’un des leurs chantant «  Toi si sucrée pour moi... douce, douce, douce », avant qu’il ne descende de l’auto et sorte une kalachnikov.

Le 12 janvier 2009, la police fait irruption dans une petite maison de la rue Cottolengo, dans la commune de Trentola Ducenta. La porte de la maison est ouverte par la femme de Setola, Stefania Martinelli, qui restait cachée depuis très longtemps. Son mari fuit en passant par une trappe dissimulée sous la commode de la chambre à coucher. Setola avait déménagé dans cet abri à la mi-décembre, après que la maison, abandonnée, ait été transformée en un refuge vidéo-surveillé par ses complices. Dans les poubelles, les agents retrouvent différentes feuilles manuscrites – instructions pour les hommes de confiance, annuaire de commerçants à racketter et liste des affiliés du clan Bidognetti : noms, surnoms et diminutifs, à côté desquels est mentionné leur salaire mensuel. Les chiffres vont de mille euros pour les simples complices à deux mille cinq cents pour les tueurs. Le total s’élève à cent vingt mille euros.

La fuite de Setola se termine deux jours plus tard, à Mignano Montelunga, dans les hauteurs de la région de Caserte. Il avait trouvé refuge dans la maison en travaux appartenant à Luciana Camporelli, laborantine dans une clinique privée et compagne de Riccardo Iovine, cousin du boss Antonio Lovine, recherché depuis 13 ans. Setola se rend, après une dernière et désespérée fuite sur les toits. Avec lui sont arrêtés deux de ses partisans, ainsi que les cousins qui l’ont accueilli.

Neuf mois après le massacre, le 9 juin 2009, le juge du tribunal de Naples qui mène l’enquête préliminaire émet, sur requête de la direction du bureau antimafia, une ordonnance de placement en détention provisoire pour Setola, Cirillo, Letizia, Spagnuolo, Granato et Alluce - accusés d’avoir prémédité et réalisé le sanglant mitraillage du 18 août et, à l’exception d’Alluce, le massacre du 18 septembre. Le crime est aggravé par sa finalité terroriste : « Les inculpés sont accusés d’avoir provoqué la terreur dans la collectivité par une action criminelle non déterminée  », motivée par la haine raciale et « avec la volonté explicite de tuer les victimes quand elles sont de couleur, considérées comme inférieures et différentes  ».

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D’habitude, nous allons chercher Peter quand il rentre du travail et nous tournons longtemps en voiture avec lui. Parfois, il nous téléphone en début d’après-midi pour nous avertir que ça ne s’est pas bien passé à la rotonde et que c’est pour lui un jour de congé. Nous le rejoignons alors, et il nous accompagne rendre visite aux personnes qui connaissaient les six jeunes hommes assassinés. À Pescopagano, un temps village balnéaire, aujourd’hui habité presque uniquement par des Africains, un ami de Francis Kwame habite dans une petite rue perpendiculaire à la voie menant à la mer. Du jardin, nous empruntons les escaliers, puis nous entrons dans un salon comportant deux canapés, un énorme frigo et un téléviseur diffusant de la musique africaine à plein volume. L’ami de Kwame est absent, mais sa femme, son plus jeune fils et quelques hommes sont assis sur les canapés. Peter se met à téléphoner, la femme ouvre le frigo, attrape deux bouteilles et nous offre à boire. Debout entre le salon et la cuisine, nous jouons avec les enfants et échangeons quelques blagues avec les adultes. La femme n’ouvre pas la bouche, dit ne pas bien parler italien. Peter explique finalement que l’homme attendu reviendra trop tard. « Ils ont peur – explique-t-il quand nous revenons à la voiture. Après le massacre, cette femme était comme folle. Mais elle dit maintenant : « J’ai peur, je ne veux parler avec personne. » Compris ? » Nous nous garons devant une maison à Destra Volturno, autre localité balnéaire habitée par des Africains, située - comme son nom l’indique - à droite de l’embouchure du fleuve et séparé de Pescopagano par un canal. La maîtresse de maison s’appelle Faustina. Elle connaissait bien Éric, le jeune homme assassiné dans sa voiture : il venait souvent manger chez elle, ce qu’il comptait faire ce jour-là. Éric et elle viennent du même village. Faustina est arrivée en Italie en 1998, a travaillé dans une usine à Pordenone, puis a déménagé à Castel Volturno. Pour vivre, elle vend et prépare de la nourriture pour ses compatriotes. Avec elle habitent ses deux filles de cinq et sept ans, tandis que son mari est resté à Pordenone. Autour de la table de Faustina, dans une pièce pleine de grigris africains, il y a toujours beaucoup de monde, des gens fumant et discutant à voix haute à cause du bruit de la TV qui rend difficile toute conversation. Par l’entremise de Faustina, nous rencontrons Ken, un ami de Joseph Aymbora, l’unique survivant du massacre. Les deux achètent des pièces automobiles d’occasion et les revendent au Ghana. En Afrique, Ken a été mécanicien, et en Italie, ses premières années, il a travaillé dans un bureau. Après avoir obtenu un permis de séjour, il a lancé cette activité d’import-export - un business, dit-il. Lorsque Aymbora avait des doutes sur ce qu’il devait acheter, raconte-t-il, il l’appelait pour lui demander conseil. Il arrivait, intimant : « Vas-y, achète ça ; ça, laisse tomber. » Nous visitons beaucoup de maisons semblables, obtenant des informations minimes sur la vie des victimes, probablement en raison du langage laborieux de nos interlocuteurs, ou alors parce que eux-mêmes s’appuient sur des histoires de seconde main, la vox populi communautaire attribuant à la même personne métiers, lieux de naissance ou résidences différents. Nous avions l’impression que les Ghanéens de Castel Volturno se connaissaient tous entre eux, certains parce qu’ils partageaient une origine commune, d’autres - la majeure partie - parce qu’ils fréquentaient les mêmes lieux dans leur vie d’immigrés : les rotondes à l’aube ou les maisons dans lesquelles les femmes cuisinent, et où ils se retrouvent le soir pour se restaurer et chercher de la compagnie ; ou encore les lieux de célébrations religieuses, de fêtes, de lutte. Ces repères d’amitiés et d’intimité lient quelques personnes aux jeunes hommes assassinés, mais ceux qui les connaissaient réellement n’aiment souvent pas en parler ou sont difficile à contacter. Des dizaines de fois, nous parcourons ainsi l’avenue Domiziana dans les deux sens, seuls ou avec Peter, revenant dans différents lieux visités pendant les premiers jours. Un matin, par exemple, nous retournons à la maison de Wiafe, pour faire des photos. Francis, l’ami de Wiafe, n’y réside plus. La maison a été rénovée, et il semble que - de nouveau - y habitent plusieurs personnes. Dans la chambre de Wiafe, il n’y a plus qu’un grand lit, sur lequel dort une jeune femme. Les autres pièces ont été repeintes et l’odeur de moisissure a disparu.

***

Avec l’arrivée de la chaleur, Peter abandonne sa maison de l’avenue Dominziana et déménage à Pescopagano, chez un ami, dans une petite maison avec un drôle de balcon semi-circulaire. Quelquefois, en l’attendant, nous observons les alentours, accoudés au balcon. À côté, il y a une petite maison habitée par des Africains qui réparent probablement des appareils électroniques : téléviseurs, magnétoscopes et baffles stéréo s’amassent dans la cour et sur le balcon. La petite cour de la maison de devant, au contraire, a été aménagée avec chaises longues, parasols et piscine. Une famille italienne, raconte Peter, vient ici en fin de semaine. Surtout en été.
L’hiver, Pescopagano est une ville fantôme, habitée seulement par des Africains. Tout semble à l’abandon, beaucoup d’édifices sont inoccupés, les rues sont mal illuminées, et il est même impossible de trouver un seul magasin vendant des produits de premières nécessités. L’été, au contraire, la commune est comme réappropriée, les petites maisons mal en point sont habitées par leurs propriétaires et des groupes de jeunes parcourent les rues en motocyclette ; des spectacles se tiennent même parfois en soirée, et nouveaux et anciens habitants partagent ainsi le même espace durant quelques mois.

Un dimanche d’été, nous accompagnons une visite des activistes du centre social ex-Canapificio dans les lieux de l’immigration africaine. Étape obligée, l’American Palace, un petit immeuble gris qui, deux mois après le massacre, a fait l’objet d’une descente des forces de l’ordre à la recherche d’armes et de munitions. L’intrusion s’est conclue par l’arrestation de 90 étrangers, dont 77 sans-papiers ; aucune trace d’armes ou de munitions. Depuis la descente, les choses ont changé. De nombreux immigrés habitent toujours là, mais ils sont maintenant invisibles. L’entrée, les couloirs et les fenêtres donnant sur l’avenue Domiziana restent fermées, donnant l’impression que l’édifice est inhabité.

Nous entrons par une entrée latérale et nous nous arrêtons sur le palier du premier étage. À l’intérieur, la sensation de fermeture est encore plus forte. Les couloirs sont barrés avec des grilles en fer. Les habitants sont rassemblés sur quelques sièges et une table, disposés en cercle autour des visiteurs. Parmi ces derniers se trouve aussi un représentant des Nations-Unies, qui prend la parole pour expliquer sa mission. Entretemps, l’ouverture de l’escalier ne cesse de se remplir - nous comptons au moins quatre-vingt personnes. Ceux qui prennent la parole racontent les difficultés et les urgences de la situation. Une femme en particulier, laquelle brandit un paquet de produits alimentaires et se plaint de l’impossibilité de fixer des règles de vie commune pour la cohabitation. Puis la réunion finie, la délégation se rend à Varcaturo. Peter explique que nous sommes devant la Shaolin House, où les conditions de vie sont encore plus critiques qu’à l’American Palace.

Nous nous y rendons quelques jours plus tard. La Shaolin House se trouve au fond de la rue des Pins, longue route traversant la ville de Varcaturo, zone de petites maisons habitées en majorité par des familles de classe moyenne, originaires de Naples. Il s’agit de deux immeubles, petits et bas, avec une vaste cour les séparant. Quand nous arrivons, à huit heures du matin, beaucoup des occupants sont déjà sortis chercher du travail, ou se préparent à partir. Des dizaines de matelas se trouvent par terre. Au centre de la cour, deux jeunes hommes réparent un vélo, quatre autres mangent à même une grande casserole. Parmi eux, il y a Ibrahim, un ami de Peter. « Deux cents personnes vivent ici – raconte-t-il –. Certaines dorment à couvert, mais la plus grande partie trouve de la place dans la cour. Elles sont de nationalité ghanéenne, togolaise et libérienne...  » « Je suis libérien  », l’interrompt l’un de ceux qui déjeunent. Et il raconte avoir travaillé à Modène comme soudeur. Avec la crise, beaucoup de fabrique ont fermé ; lui et beaucoup ont alors déménagé ici, où il est beaucoup plus facile de trouver un travail intermittent au noir.

Nous demandons à Ibrahim de nous faire visiter. Il nous introduit dans l’immeuble le plus grand, qui compte deux appartements. À l’étage supérieur, les matelas occupent chaque espace libre - les escaliers, les balcons et les couloirs. Le besoin de place pour les lits a fait disparaître le mobilier. Les vêtements sont accrochés à des cintres sur les murs. Au rez-de-chaussée, il y a un appartement identique, et un espace pour la prière a été créé dans le couloir. Seuls des musulmans habitent ici, explique Ibrahim. Beaucoup viennent même de l’extérieur, pour prier ici. El-Hadji, le tailleur de l’avenue Domiziana, était l’un d’entre eux.

Ce n’est que plus tard que nous avons compris que l’origine du nom de cette maison d’accueil dérive des combattants de films d’arts martiaux ; dans ces derniers, les adversaires des moines Shaolin se multiplient continuellement. Leur nombre semble croître sans fin.



1 De l’ordre religieux fondé par Daniele Comboni (1867-1881).

2 Unité de l’armée italienne.


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