ARTICLE11
 
 

mardi 15 juin 2010

Vers le papier ?

posté à 20h44, par Lémi & JBB
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Sergio Caceres : « Tout le monde devrait lancer son propre journal »
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Foin de la lorgnette hexagonale, place à El Juguete Rabioso ! Bimensuel lancé en 2000, le titre a méchamment dépoussiéré le ronronnant paysage de la presse bolivienne. En cinq ans d’existence, il n’aura cessé de ruer dans les brancards et de soutenir les mouvements sociaux, impertinence en bandoulière. Une aventure à part, évoquée par l’un des créateurs du journal, Sergio Caceres.

«  La principale motivation de notre journal, davantage que de faire vivre le débat culturel ou politique, restait de faire chier un maximum de monde.  » Ça a le mérite d’être clair…
Sergio Caceres1 n’est pas homme à s’embarrasser de grands mots ou de discours pompeux. Quand il revient sur l’épopée journalistique vécue en Bolivie avec la création, en 2000, d’un journal nommé El Juguete Rabioso (Le Jouet Enragé), il ne cherche pas à en lisser l’image, à reconstruire l’histoire. Réalisé sans argent et avec beaucoup de bouts de ficelle, El Juguete n’a vécu que jusqu’en 20052, mais il a eu le temps de se faire un nom et une longue liste d’ennemis. Le Jouet Enragé l’était vraiment, enragé. Et il a su le rester, se méfiant comme de la peste des bannières et des drapeaux, se focalisant sur l’irrévérence, l’exigence culturelle et la quête de l’info. Il a bien fait (évidemment) : le journal a rencontré un succès inattendu.

Lancé sans aucun financement ni soutien, El Juguete a rapidement joué un rôle important dans la transformation en cours en Bolivie et dans la montée en puissance des mouvements sociaux. Sans pour autant rapporter un sou à ceux qui - de toute façon trop mauvais financiers pour cela - s’échinaient à le publier. Un modèle du genre. Ainsi que le déclara un leader syndical au futur président de la République, le jour où Sergio Caceres et Walter Chavez, deux des créateurs du journal, lui rendirent visite : « Evo, écoute ces deux connards, parce qu’ils ne te demanderont jamais d’argent. »
El Juguete, c’est exactement ça : des connards indépendants et exigeants, prêts à bouffer beaucoup de vache enragée pour peu qu’ils n’aient rien à lâcher sur le fond. Heureuse incidence, la chose a payé (en terme de diffusion et d’influence, uniquement) : au fur et à mesure qu’il se faisait plus populaire, le journal est devenu la publication à plus fort tirage de Bolivie. La classe.

Sergio Caceres, lui, n’a pas vécu toute l’aventure d’El Juguete Rabioso en terre bolivienne. Exilé en France en 2003, il a continué sur sa lancée. A fondé une maison d’édition sous l’enseigne Le Jouet Enragé3. Et a tenté de faire vivre le journal en France, d’abord sous une version hispanophone, puis francophone. Loin d’être rangé des affaires, il a gentiment accepté de nous livrer sa version de l’histoire.

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Comment a commencé la publication du Juguete Rabioso ?

Nous étions trois à le lancer, début 2000 : Walter Chavez, Luis Gomez et moi. Chacun de nous œuvrait comme journaliste dans un journal différent : Walter et moi travaillions tous les deux au sein de suppléments culturels de journaux boliviens, et Luis œuvrait dans une revue du niveau de Gala ou de Paris-Match.

Walter écrivait dans La Razon – l’un des quotidiens les plus populaires de Bolivie, qui vendait environ à 2 500 exemplaires – et il s’était fait un nom, notamment parce que ses chroniques, essentiellement littéraires, étaient terriblement caustiques. Il n’hésitait pas à descendre en flamme les vaches sacrées. Quand son impertinence lui a finalement valu d’être viré, beaucoup de gens l’ont poussé à continuer, à lancer une publication indépendante. Il nous a alors appelé, Luis et moi, pour nous proposer de travailler sur un projet. Nous nous sommes réunis, et nous avons lancé ce bimensuel.

Le nom du journal venait d’une ancienne chronique de Walter, « El Juguete Rabioso », elle-même nommée ainsi en l’honneur du premier roman de l’écrivain argentin Roberto Arlt. Ce dernier avait tenu chronique dans un journal argentin qui triplait ses ventes à chaque fois qu’elle était publiée. Et Walter, quand il s’était lancé, avait promis à son rédacteur en chef de faire la même chose. De tripler les ventes…
Ce nom nous a finalement joué des tours, parce que les gens ne comprenaient pas la référence : ça les faisait penser à « chien enragé », ce qui n’était pas très bon en terme d’image…

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L’un des premiers numéros du Jouet Enragé : le n° 9

Votre bimensuel se voulait alternatif ?

Pas du tout. À l’époque, nous ne nous sommes simplement pas posé la question. Notre ambition était de lancer un journal semblable à ceux qu’on lisait ou dans lesquels on travaillait, mais en se permettant ce qui y était alors interdit. À commencer par des articles denses ou compliqués.
Je crois que je suis encore plus réticent aujourd’hui face à ce terme de « journal alternatif ». L’utiliser revient à reconnaître que le combat mené contre la presse dominante est déjà perdu. Façon «  ils sont la presse, la vraie ; nous ne sommes que les alters ». Je n’accepte pas cette formule.

Mais vous aviez un positionnement politique ?

Au début, nous étions surtout centrés sur la culture, mais avec un ton très rentre-dedans, polémique. Puis, progressivement, nous avons commencé à intervenir dans le débat politique. Il aurait de toute façon été difficile de faire autrement : l’année 2000 a été celle de la Guerre de l’eau à Cochabamba4, et du grand blocage des routes des paysans aymaras de l’Altiplano à La Paz. Soit un début de siècle - disons : révolutionnaire - ayant bouleversé la vie de notre pays. Comment rester indifférent ?

Mais la principale motivation de notre journal, davantage que de faire vivre le débat culturel ou politique, restait de faire chier un maximum de monde. El Juguete Rabioso sortait le dimanche, et on adorait imaginer les types l’ouvrir en craignant d’y lire leurs noms.
Nous avions une grande liberté de ton, pas de chef, et nous publions ce qui était censé ne pas s’écrire – la presse bolivienne avait alors un côté très moraliste et provincial. Beaucoup de gens ont d’ailleurs critiqué ce qu’ils voyaient comme de la vulgarité ou de la grossièreté. Sans comprendre que c’était justement grâce à ce ton différent que nous touchions des gens qui ne seraient jamais intéressés à nos sujets autrement. Ce ton plébéien et accessible nous a permis d’ouvrir notre lectorat.

Justement : par qui étiez-vous lu ?

Nous pensions au début nous adresser surtout aux bourgeois et aux étudiants ; ça nous paraissait logique, puisqu’on abordait des sujets culturels parfois complexes. Mais nous avons fini par apprendre que nous étions lus par des gens beaucoup moins lettrés, notamment dans les classes populaires. Pour une principale raison : nous avions décidé de vendre notre journal à un prix dérisoire, soit un boliviano5. El Juguete Rabioso était, et de loin, le moins cher du marché. Ce qui s’est révélé un calcul déplorable au niveau financier, puisqu’on imprimait à perte. Nous n’avons jamais été très bons pour gagner de l’argent…

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Le n° 40, en septembre 2001

Nous avons compris quel était notre lectorat le jour où nous avons voulu augmenter le prix du journal : là, les vendeurs ont menacé de nous boycotter. Ils auraient pourtant été les bénéficiaires directs de cette augmentation - puisqu’ils auraient théoriquement gagné plus d’argent. Mais ils ont affirmé que cette hausse de prix allait avoir de graves conséquences pour les ventes. Expliquant qu’étant donné le prix d’El Juguete Rabioso, les pauvres s’étaient réjouis de son apparition : il y avait enfin une publication culturelle qui leur était destinée.
Bon… Les vendeurs n’avaient qu’à moitié raison. Parce que nous avons quand même augmenté le prix, finalement. Mais le lectorat est resté fidèle.

Vous n’aviez aucun moyen financier ?

Rien ! El Juguete Rabioso est la preuve absolue qu’il est possible de lancer un journal avec des bouts de ficelle, en partant de rien. Au début, nous n’avions même pas d’ordinateurs, ni de locaux. Nous squattions les ordinateurs d’un journal people ; un copain travaillait là-bas et avait les clefs, on attendait la nuit pour entrer. De minuit a cinq heures, on faisait la mise en page, puis on rangeait pour ne laisser aucune trace de notre présence et on partait à l’imprimerie. Les trois premiers numéros ont été réalisés comme ça, de nuit, en utilisant les ordinateurs de l’ennemi…

Nous avons ensuite trouvé un « mécène », Gaston Ugalde, un artiste assez connu et important à La Paz. C’était devenu un ami parce que - même si on ne partageait pas certaines de ses idées - il aimait bien notre irrévérence, et nous la sienne. Quand il a compris que nous étions obligés de réaliser El Juguete Rabioso clandestinement, il nous a fourni un ordinateur et une place dans son atelier. Il nous a aussi nourri pendant un an. Sans lui, nous n’aurions même pas pu manger… D’abord parce qu’il n y a ni assedics, ni RSA, ni rien d’approchant en Bolivie. Et aussi parce que nos calculs financiers étaient complétement à côté de la plaque : nous arrivions à peine à payer l’imprimeur…

Vous diffusiez Le Jouet Enragé à combien d’exemplaires ?

Le premier numéro a été tiré à mille exemplaires, mais nous avons voulu le faire diffuser par un autre journal et tous les numéros ont disparu. Nous n’étions pas très méfiants et n’avions pas compris qu’il n’allait pas diffuser la concurrence… Nous l’avons ensuite distribué nous-mêmes, de kiosque en kiosque ; c’était un boulot de fou ! Jusqu’à apprendre qu’il y avait un lieu particulier où se rendre à 5 heures du matin pour le remettre aux vendeurs de journaux - qui sont là-bas les véritables diffuseurs. Bref, nous étions vraiment des bras cassés…
Mais c’était aussi un avantage : si nous avions eu une juste connaissance des problèmes nous attendant, nous n’aurions sans doute pas osé nous lancer sans aucun moyen financier. Et puis, comme El Juguete était un bimensuel, nous pouvions nous permettre de travailler à bloc pendant une semaine, puis de respirer l’autre.

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Le n° 47, en février 2002

Le fait d’être en Bolivie changeait évidemment la donne : il n’y pas du tout les mêmes contraintes de distribution qu’en France, par exemple. Et nous avons donc réussi à résoudre le problème de la diffusion sans que ça ne nous coûte trop cher. En un an, nous sommes passé de mille exemplaires à dix mille - le plus gros tirage du pays (toutes périodicités confondues).
En Bolivie, la plupart des journaux vendent peu, mais ils ont l’apport de la publicité. Ce n’était pas notre cas. Non par principe moral, mais parce que personne ne voulait apparaître dans notre journal : le libre marché est libre pour certains seulement… Les annonceurs donnent la pub a leurs alliés ; nous n’étions les alliés de personne. Eux savaient que, même si nous acceptions le principe d’héberger de la publicité, nous n’étions pas à vendre.

Comment en-êtes vous venus à jouer un rôle politique ?

Il faut d’abord souligner que le journal ne s’est jamais rangé derrière un drapeau. Et qu’il n’y avais pas de ligne éditoriale ; en simplifiant, on peut dire qu’il y en avait trois, parce que chacun de nous avait la sienne. Par contre, nous prenions position sur certaines questions. Par exemple, quand un journaliste de La Razon - un quotidien tirant à 2 500 exemplaires - avait présenté l’aymara comme une langue d’ignorants et d’analphabètes qu’il ne fallait plus enseigner ; pour lui, seul l’espagnol méritait d’exister. Nous ne pouvions pas laisser passer ça et nous avons donc publié une réponse, une défense de cette culture.
C’est évidemment par le biais de ce type d’articles que notre public s’est élargi, que nous en sommes venus à être beaucoup lus dans les quartiers populaires de La Paz. Jusqu’alors, les seules publications vendues pour un boliviano étaient centrées sur les faits-divers : c’était la première fois qu’une publication plutôt culturelle et ambitieuse sortait à ce prix-là. Et qu’elle abordait favorablement certains sujets les intéressant particulièrement, comme la défense de l’aymara.

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Le n° 13, en août 200, l’un des nombreux numéros consacrés à l’aymara

Et puis, c’était une époque où il se passait énormément choses, il y avait une agitation sociale impressionnante : nous en parlions logiquement beaucoup. Lors de la Guerre de l’eau, par exemple, alors que La Paz a été bloquée pendant un mois par des paysans aymara, certains articles du Juguete ont ouvertement pris position en faveur de la grève. Nous étions les seuls, parmi les médias, à faire cela.

Mais nous refusions d’avoir une approche uniforme ou partisane. Je vais vous donner un autre exemple… Peu après la Guerre de l’eau, il y a eu un gros scandale politique : un membre du gouvernement, très à droite, a été accusé de battre sa femme et d’être alcoolique. Tout le monde en parlait, à tel point que ça nous a semblé bizarre : le lynchage médiatique était trop unanime. En fouinant, nous avons découvert que toute l’affaire reposait uniquement sur la volonté de le faire tomber, parce qu’il était devenu gênant pour certains autres politiques. Nous avons donc dénoncé cette machination, même si nous n’avions aucune sympathie pour le personnage. Nos ventes ont grimpé en flèche, en même temps que les critiques à notre égard.
D’ailleurs, de façon générale : plus nos ventes augmentaient, plus on nous accusait d’être inféodés à un parti, d’être partisans. C’était absurde, parce que nous gardions toujours la même approche : attaquer tout le monde ! Sur la durée, ça nous a donné une grande crédibilité et ça nous a finalement valu beaucoup de soutiens, fidélisant notre lectorat.

Vous rédigiez l’ensemble du journal à trois ?

Non. D’abord parce que Luis nous a quitté : nous n’étions plus que deux, Walter et moi. Et puis, il y avait évidemment des gens qui collaboraient à El Juguete Rabioso, qui rédigeaient des articles. Disons que tout le travail annexe – rédaction, correction, mise en page, distribution – était fait à deux. Parfois, il nous arrivait même d’aller donner un coup de main a l’imprimeur, pour que le journal soit prêt pour l’heure de la distribution.

Mais - en ce qui concernait la ligne éditoriale - le journal était pluraliste, avec diverses tendances. Par exemple, Alvaro Garcia Lineira (ancien guérillero et actuel vice-président d’Evo Morales), qui était alors banni partout, y écrivait parfois. Mais c’était aussi le cas de Carlos Mesa, le futur président néolibéral…

La Bolivie était en alors pleine ébullition sociale…

Oui, la contestation sociale était chaque jour plus forte, nous en parlions beaucoup. Les militants des mouvements sociaux et politiques nous envoyaient aussi des articles ou nous transmettaient des infos, parce qu’ils avaient compris que notre journal était un espace de liberté avec un impact important sur la société.

En 2002, Evo Morales a mené sa première campagne présidentielle ; ça a été un moment important pour nous. Quand - en février 2002 - celui qui était encore le député Morales a été expulsé du parlement, Alvaro Garcia Lineira nous a appelés : il pensait que ce serait bien qu’on réfléchisse au discours que Morales allait prononcer sur le sujet, qu’on apporte des idées. On l’a fait, et ça lui a été transmis. Sauf que… au final, il n’a rien retenu de nos suggestions…
Comme nous trouvions quand même nos idées intéressantes et qu’il y avait aussi des éléments du discours de Morales qui nous bottaient, nous avons mélangé les deux - nos idées et celles du discours d’Evo - dans un grand affiche. Sous le titre « J’accuse », il y avait une grande photo d’Evo ; on avait même piqué sa signature sur une autre affiche… Et nous avons donc distribué cette affiche dans le journal - ça nous a coûté une semaine sans manger, parce que nous nous étions encore plantés dans les prévisions de coûts.

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J’accuse, version bolivienne

C’est après avoir distribué cette affiche que nous nous sommes rapprochés des gens participant à la campagne d’Evo. Filemon Escobar, un dirigeant syndical, nous a ainsi appelés un jour, fixant un rendez-vous avec Morales. Lors de cette rencontre, il lui a dit : « Evo, écoute ces deux connards, parce qu’ils ne te demanderont jamais d’argent. » Ça m’avait frappé… Pour le reste, je ne sais même plus de quoi nous avons parlé.
Ce qui compte, c’est qu’au final nous avons ressenti l’envie de nous engager auprès d’Evo. Nous avions beaucoup de mal avec la gauche traditionnelle - les trotskistes, les partis, les syndicats, tout ça… - , mais Evo ne s’inscrivait pas dans ces vieux schémas : il représentait une nouvelle voie et dynamitait le paysage politique. Ceci dit, nos engagements restaient personnels : il n’était pas question que le Juguete devienne l’organe de quelqu’un.

Vous le souteniez sans tomber dans le militantisme…

Il faut bien comprendre que nous étions alors le seul média à le soutenir ouvertement (même si nous avions gardé un ton critique) : le reste de la presse répercutait l’opinion des élites et d’une grande partie de la gauche, à savoir qu’Evo était un paysan illettré, narcotrafiquant et qu’il n’avait rien à faire là. Une partie de notre public de départ, plus bourgeois, s’est d’ailleurs détaché de nous à cette époque ; le vrai lectorat est resté.

À la surprise de tous, Morales est finalement arrivé en deuxième position aux élections de 2002. Le jour de la célébration de cette quasi-victoire, un vieux dirigeant a dit à Evo : « Remercie le Juguete. Pas parce qu’ils t’ont soutenu, mais parce qu’ils ont changé l’état d’esprit du peuple.  » C’est quelque chose qui nous a fait pleurer…
Je crois qu’il voulait dire que dans cette société très conservatrice, un journal impertinent comme le nôtre avait une grande importance. Les gens étaient très attachés à notre publication, à son esprit ouvert, au fait qu’ils pouvaient y trouver un peu de tout, culture, politique, etc.

Et puis, il y a eu le contre-coup…

Ce fut le massacre de février 2003, qui a semblé marquer la fin de tout espoir : les militaires ont violemment attaqué des policiers en grève, soutenus par la population. Il y a eu de nombreux morts, mais la ville a finalement été prise. C’était une vraie crise politique : le gouvernement avait disparu… puis il est réapparu le lendemain.

C’est vers cette époque que tu as quitté la Bolivie ?

Je suis parti quelques mois après les évènements de février 2003. Peu de temps auparavant, nous avions été invités à voyager en Allemagne, avec d’autres journalistes. C’est là que j’ai commencé à envisager la possibilité de venir en France, de m’y installer, pour changer d’ambiance, faire une autre chose… L’histoire du Juguete était passionnante, mais aussi très dure à vivre. Nous étions en galère permanente, nous n’avions pas de soutien et nous étions convaincus que la situation ne changerait jamais.

J’étais en France lors de la Guerre du gaz, en octobre 2003, qui a finalement fait tomber le gouvernement. Pendant cette période, le journal – qui continuait en mon absence – a été saisi, et Walter Chavez a dû entrer en clandestinité. Je suivais les évènements accroché a l’ordinateur et au téléphone… Et puis, je témoignais beaucoup dans les cercles de militants soutenant l’Amérique Latine en France ; ça me semblait d’autant plus important qu’il y avait un vrai manque d’information sur ce qui se passait dans mon pays et que la plupart des médias racontaient n’importe quoi. Dans ce cadre, je me faisais aussi envoyer par Walter des exemplaires par La Poste, pour faire une petite distribution. Mais avec ce problème que notre journal était (logiquement) très local.

D’où l’idée d’une version française…

Pas tout de suite. J’étais d’abord parti sur une version internationale du Juguete, publiée en espagnol et reprenant une partie de l’édition bolivienne, complétée d’informations sur d’autres pays d’Amérique latine. C’était en 2004, j’avais trouvé - après quelques galères - un imprimeur en la personne de Michel, qui s’occupe des presses du Ravin Bleu et qui est, à mon avis, le garant de la liberté d’impression dans ce pays.
J’ai ensuite fait la rencontre de Michel Sitbon, des éditions de l’Esprit Frappeur : ensemble, nous avons lancé État d’Urgence, une publication hebdomadaire qui n’a tenu que quelques numéros. Enfin, avec l’artiste-journaliste Anne Leila Ollivier, nous avons essayé de faire vivre une édition française du Jouet enragé en 2006 : l’expérience a duré un an, mais les ventes étaient trop faibles, nous n’avions pas de distributeur et très peu d’abonnés. Bref, tous ces projets ont fini par avorter, plus ou moins rapidement. Ne reste plus, aujourd’hui, qu’une maison d’édition, qui a déjà publié trois ouvrages centrés sur la Bolivie.

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L’un des derniers numéros, en mai 2005

Et en Bolivie ?

En Bolivie, El Juguete Rabioso a d’abord continué avec brio. Mais mi-2005, Evo Morales a demandé a Walter devenir son chef de campagne. Des copains ont pris le relais pour s’occuper du journal, avec moins de succès ; ça devenait trop journalistique et moins caustique. Après la victoire de Morales en décembre 2005, Walter a repris la main, en espérant que son passage comme chef de campagne ne donnerait pas une mauvaise image du journal, qu’il n’apparaîtrait pas comme l’organe politique de Morales. Mais ça n’a pas fonctionné, le journal a vite fermé.

Tu trouves ça dommage ?

Pour nous, le plus important était qu’un péquenaud - puisque c’est ainsi qu’était perçu Morales - devienne président. Avant qu’il ne soit élu, les intellectuels boliviens et la gauche étaient très méprisants envers ce qui était populaire ; que cela change nous apparaissait comme une avancée essentielle. Qu’un paysan comme Morales, dont la seule université était la lutte, prenne la tête de l’État, voilà qui nous semblait très fort.

Une fois cela réalisé, un cycle a pris fin : il fallait passer à autre chose. Des gens me disent parfois qu’El Juguete Rabioso manque en Bolivie, mais je crois que c’est plutôt le renouvellement qui manque. Il y a un déficit de folie, les gens sont trop sérieux pour conduire des expériences de ce type. C’est cela qui est regrettable ; et non le fait que le journal ne paraisse plus.

Jusqu’au bout, et malgré sa popularité, Le Jouet Enragé est resté un journal de bout de ficelles…

Le seul numéro où nous avons fait de l’argent est celui qui annonçait, en exclusivité, la mort de l’ancien dictateur Hugo Banzer. Nous avions totalement préparé ce numéro à l’avance, parce que nous le savions malade. Les exemplaires attendaient sous le lit de Walter que Banzer pousse son dernier soupir : quand il est mort, nous étions les tous-premiers à en parler.

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Un numéro spécial, publié à l’occasion du décès d’Hugo Banzer, mort impuni

Mais ce numéro a été une exception, nous avons - sinon - toujours tiré le diable par la queue. D’un côté c’était une situation excitante, de l’autre nous en avions un peu marre. Disons : c’était une galère quotidienne, mais elle restait supportable. Parce que nous n’avions pas des chefs pour nous dire ce qu’il fallait faire et comment. Parce que nous vivions quelque chose qui nous plaisait profondément. J’en ai d’ailleurs gardé cette conviction : tout le monde devrait lancer son propre journal.

Et puisque cet entretien se déroule en partie parce que vous réfléchissez à un lancement papier, j’aimerais conclure sur une anecdote. Dans une autre vie, j’ai monté un petit café-théâtre à La Paz ; avant de foncer, j’étais allé voir un directeur de théâtre, Guido Arce, pour lui parler de mon projet. Lui était très content de savoir que quelqu’un voulait faire ça. Mais quand je lui ai demandé s’il pensait que ça pouvait marcher, il m’a répondu : « Pas du tout, mais tu dois le faire de toute façon. »

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Petit rappel : cet entretien s’inscrit dans une démarche plus large consistant à interroger des projets de presse alternative qui nous bottent et à dégager les problématiques liées à ce type de publication. En filigrane, nos propres interrogations quant à un passage papier.

Premier épisode : Le Tigre, à lire ici.
Deuxième épisode : Revue Z, à lire ici.
Troisième épisode : Le Postillon, à lire ici.
Quatrième épisode : CQFD, à lire ici.



1 Qui, par ailleurs, est un ami.

2 Une fois Evo Morales élu président de Bolivie, sur qui taper ?

3 Deux ouvrages chroniqués sur Article11. 1/ « Autour du livre de Raul Zibechi, Disperser le pouvoir. Les mouvements comme pouvoir anti-étatiques ». 2/ Autour du livre de martin Sivak, Evo. Portrait au quotidien du premier président indigène de Bolivie.

4 Sur le sujet, deux article à lire sur Article XI : 1/ « Quand le modèle néo-libéral mord la poussière : la guerre de l’Eau à Cochabamba ». 2/ Boris Rios : « La leçon tirée de la Guerre de l’Eau, c’est qu’il est indispensable de faire passer le collectif avant l’individu ».

5 Un Boliviano équivaut environ à une dizaine de centimes d’euros.


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