ARTICLE11
 
 

vendredi 7 mai 2010

Sur le terrain

posté à 18h49, par Maxime
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Yaşasın 1 Mayis ! En Turquie, que vive le 1er Mai !
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33 ans ! 33 longues années après Knlı Pazar (le Dimanche sanglant), la place Taksim est enfin redevenue à Istanbul le lieu de la contestation populaire du 1er Mai. C’était il y a quelques jours, avec plus de 200 000 manifestants, une ambiance bon enfant (même si imprégnée de la densité de l’histoire politique turque) et un très lourd dispositif policier. Reportage.

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Taksim c’est LE centre névralgique d’Istanbul. S’y tient une grande partie de la vie culturelle, tout le monde s’y donne rendez-vous et c’est de là que partent les manifestations (nombreuses et variées). Mais pas le 1er Mai ! Il faut dire que la Fête du Travail a laissé ici d’amers souvenirs.
1977 : plus de 500 000 personnes manifestent à Istanbul et dans toute la Turquie, qui connaît alors une radicalisation politique sans précédent. Les raisons de descendre dans la rue étaient (et sont toujours) plurielles : lutte contre le poids de l’armée dans le modèle démocratique à la turque, Kurdes et/ou Alévis1 en mal de reconnaissance, étudiants, travailleurs, défenseurs du kémalisme2, islamistes (plus ou moins modérés) souhaitant un retour du fait religieux dans le politique après un demi-siècle de laïcisation, sans oublier les groupes nationalisto-fascistes qui craignent le démembrement de la Mère-Patrie turque.
A l’heure où tous convergent vers la place Taksim, le feu est ouvert sur les manifestants depuis le toit de l’actuel hôtel Marmara par des « inconnus ». Bien que les coupables, sans doute les brigades ultra-nationalistes des Loups Gris, n’aient jamais été inquiétés, leur complicité avec les services de renseignements est connue de tous. Le bilan est lourd : entre 34 et 38 morts, des centaines de blessés, particulièrement dans les rues adjacentes où les forces de l’ordre se sont données du bon temps avec les partisans du plus important syndicat de gauche de l’époque.
Le 1er mai 1977 est un tel souvenir que le putsch militaire de 1980 supprimera le jour férié : ce n’est que l’année dernière que la Fête du Travail a repris sa place dans le calendrier officiel turc. 32 années3 pendant lesquelles les manifestants, tous bords confondus, ont réclamé le droit (primordial) de donner de la voix au centre même d’Istanbul, droit enfin accordé en 2010 à un panel de syndicats, partis politiques et autres associations… triés sur le volet. Et la fin d’une psychose qui s’emparait des autorités à l’approche de chaque 1er Mai, avec un déploiement policier frisant l’absurde pour une manifestation interdite.

Autant te dire que quand des amis m’ont donné rendez-vous à 9 h 30 pour aller manifester à Taksim, j’ai consciencieusement pris mon écharpe et acheté quelques citrons en prévisions des gaz que les CRS locaux manient savamment. La veille au soir, j’avais pu admirer le dispositif de sécurité mis en place : fermeture à la circulation de toute cette partie d’Istanbul, enfermement de la place Taksim et des avenues alentours par des barrières de deux mètres de haut (de peur que les vilains manifestants s’en prennent à cœur joie aux vitrines)… même les vitres des arrêts de bus ont été enlevées !

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Barrières, blindés et masques à gaz

Pestant contre cette fâcheuse habitude de manifester aux aurores, je me rends donc à l’un des trois points de rassemblement des différents cortèges devant converger vers Taksim, histoire de retrouver mes amis et le groupe de soutien aux Immigrés. Le rendez-vous a bien été pris, partout s’affiche le mot d’ordre du jour : « İşte 1 Mayis ! İşte Taksim’de !  » (Voilà un 1er Mai ! Nous voilà à Taksim ! ). La plupart des manifestants - comme moi, d’ailleurs - n’était même pas née en 1977, mais le poids du souvenir ne connaît pas le nombre des années. Petite prise de température avant de se décider à risquer le départ pour Taksim et le cortège se met en branle, mené par RISK, équivalent local de la CGT.

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« Nous étions à Taksim le 1er Mai 1977, aujourd’hui aussi ! »

En Turquie comme ailleurs, le 1er Mai est l’occasion pour toutes les tendances politiques et toutes les revendications de se rassembler. Mais peu de poussettes, peu de familles, foin de toutes ces petites choses anecdotiques témoignant du climat relativement décontracté qui plane sur nos fêtes du muguet à la française. Les musiciens, qui n’en oublient pas leur sens aigu du commerce, font vibrer les piécettes sur leur tambour et autres instruments traditionnels turcs, kurdes, lazes4 etc. N’ayant pas d’attaches particulières, j’en profite pour me joindre aux différents groupes et me rends rapidement compte que chacun a connu ses heures sombres. Les étudiants, qu’ils soient communistes, anarchistes, anticapitalistes réclament l’addition de ce Kanlı Pazar, dont l’ombre plane sur la journée. Travailleurs et syndicats demandent des mesures de protection sociale, aujourd’hui bien mise à mal par une économie en grande partie vendue au FMI.

À deux banderoles de là, le BDP (Barış ve Demokrasi Partisi : Parti de la Paix et la Démocratie), est venu faire entendre la voix du peuple kurde qui réclame sa reconnaissance par la République de Turquie depuis sa fondation en 1923. Ce parti pro-kurde a pris la suite du DTP (Demokratif Toplum Partisi : Parti du Rassemblement pour la Démocratie), la précédente formation qui s’est vue interdire par la Cour constitutionnelle en décembre dernier en raison de ces accointances avec le PKK (Parti-ye Kârkeren-e Kurdistan : Parti des Travailleurs du Kurdistan5). On y crie son soutien à Apo, Abdullah Öcalan, leader du PKK arrêté en 1999 ; le changement de ses conditions de détention, l’année dernière, a remué l’Est de la Turquie, où les manifestations se succèdent encore.

Partout, les messages sont affichés en plusieurs langues : Turc, Grec, Arménien, Kurde… Je croise plusieurs portraits de Hrant Dink, journaliste d’origine arménienne dont l’assassinat, il y a trois ans, a replongé la Turquie dans le traumatisme des assassinats politiques, monnaie courante dans les années 1970. Ses obsèques, en janvier 2007, ont réuni plus de 100 000 manifestants à Taksim.
D’autres portraits sont brandis par la communauté Alévie, regroupée autour des associations de Pir Sultan Abdal et Hacı Bektaş Veli, ceux des 37 morts de l’incendie d’un hôtel à Sivas en 1993. Il abritait un congrès sur la culture de cette minorité musulmane hétérodoxe, l’incendie avait été déclenché par des islamistes extrémistes et des ultranationalistes ayant réussi - une fois n’est pas coutume - à mettre de côté leurs divergences pour s’attaquer à un ennemi jugé commun6. Cette fois encore, les poursuites judiciaires sont restées lettres mortes et les autorités ont fait preuve de leur légendaire neutralité en matière de tension communautaire…

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« Un Kurde, Un Arabe, Un Laze, Un jour, à Taksim »

Tout ce beau monde converge donc vers Taksim, dont l’entrée est sous haute protection : fouilles au corps et passages entre des barrières disposées en goulottes, évoquant amèrement le passage des vaches à la traite. Une gerbe est déposée pour commémorer les morts de ce Kanlı Pazar à l’entrée de Kazancı Yokuşu, tristement surnommée Ölüm Yokuşu (la rue de la Mort, où une trentaine de personnes étaient mortes étouffées en 1977). D’une autre avenue, les manifestants affluent également : les cortèges des kémalistes du C.H.P (Cumhuriyet Halk Partisi  : Parti du Peuple et de la République), plus loin celui des nationalistes du M.H.P (Milliyet Hareket Partisi : Parti pour le Mouvement de la Nation). J’avoue tout : je ne suis pas tenté une seconde…

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Malgré tout, l’ambiance est assez sereine. Les protagonistes se succèdent sur la scène et haranguent la foule. « Bella Ciao » (et sa traduction en turc) semble être l’hymne du jour. J’en profite pour faire un crochet par les associations féministes venues lutter pour les droits des femmes qui, ici comme en France, sont loin d’êtres totalement acquis. Mon amie n’est pas dénuée d’humour avec sa pancarte : « Evde kim çorapları yıkıyor ? Qui lave les chaussettes à la maison ? ». L’association LAMBDA, présente également à Istanbul, est venue soutenir la cause des LGBTT. En Turquie, l’unique moyen de gagner son pain pour les transsexuels, interdits d’emploi, reste la prostitution.

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Hormis quelques accrochages entre manifestants, le rassemblement est assez bon enfant. Il faut dire que d’importantes précautions ont été prises : ce sont plus de 20 000 policiers qui attendent le cortège (plus de 200 000 personnes). Contrairement à l’année précédente, où quelques centaines de manifestants avaient tenté d’investir Taksim et avaient été repoussés à coup de canon à eau et de gaz lacrymo, l’évacuation se fait (presque) en douceur. Les CRS sont tout de même sur le pied de guerre, et des camions blindés attendent patiemment les récalcitrants, à quelques centaines de mètres de la place.
Au final, un rassemblement conscient de son importance, après trois décennies d’interdiction. Et qui prouve, s’il le fallait, combien le peuple de Turquie bouillonne et n’est pas prêt d’oublier l’Histoire : « Kurtuluş yok ! Ya hep beraber ya hiç birimiz ! » (« Pas de Salut ! Ou tous ensemble ou aucun d’entre nous !  »).



1 Minorité musulmane hétérodoxe, les Alévis représentent de 15 à 40 % de la population turque, soit 10 à 30 millions de personnes. Syncrétisme religieux mêlant des éléments du Sunnisme, du Chiisme, du Christianisme et des croyances populaires, l’Alévisme a été longtemps l’objet des persécutions sous l’Empire Ottoman et la République de Turquie. Pour plus d’information, voir : Shankland David, The Alevis in Turkey, The emergence of a secular islamic tradition, Routledge Curzon, Londres, 2003.

2 Doctrine de Mustafa Kemal Atatürk et fondement de la République de Turquie. Pour plus d’informations sur le kémalisme et les enjeux de la Turquie contemporaine, voir : Bozarslan Hamit, Histoire de la Turquie contemporaine, nouvelle édition, La Découverte, collection Repères, Paris, 2007.

3 Les manifestations étaient encore autorisées en 1978.

4 Autre minorité de la République de Turquie vivant sur les rives de la Mer Noire, à la frontière géorgienne.

5 Organisme, à l’origine d’obédience léniniste, luttant pour l’autonomie du Kurdistan turc. Le PKK a mené une guérilla montagnarde contre le gouvernement turc dans les années 1990. Il est aujourd’hui considéré, par la Turquie comme par la France, comme une organisation terroriste.

6 Les vidéos sont malheureusement très parlantes : un exemple ICI.


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