samedi 27 juin 2015
Entretiens
posté à 16h46, par
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Antoine Volodine est un écrivain exigeant, aux récits aussi sombres que foisonnants. Tête de proue de ce qu’il nomme lui-même et non sans humour le « post-exotisme », il n’avance pas seul. Trois autres écrivains l’épaulent, qui partagent son approche et ses univers : Lutz Bassmann, Manuela Draeger et Elli Kronauer. À eux quatre, ils totalisent une quarantaine d’ouvrages. Rencontre(s).
Cet entretien a été publié dans le numéro 18 d’Article11
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On a rendez-vous au 53 rue de Verneuil, dans le très chic VIIe arrondissement parisien. C’est ici qu’est enraciné le Centre national du livre (CNL), grand argentier des Lettres modernes. Un lieu que je pressens clinquant et vain. En franchir le seuil conforte mes préjugés. Devant moi : une grande cour pavée, surplombée par des bâtiments rutilants, et quelques courtisans égrenés sur le pavé mouillé, le cheveu bien lustré malgré la pluie.
Antoine Volodine est déjà là. Il m’attend. Surprise : il n’est pas seul. Avec lui, trois amis aux allures d’ectoplasme. Je salue l’écrivain, poignée de main franche, puis me tourne vers eux. « Je vous présente trois confrères, lance Volodine. Il s’agit de Lutz Bassmann, Manuela Draeger et Elli Kronauer. » Quand je tends la main, ils la dédaignent, me jaugeant sans mot dire. Étrange accueil. Je ravale ma fierté, tandis qu’on entre dans le prétentieux café abrité par l’un des bâtiments. Le lieu est désert, presque fantomatique. On prend place. Eux sur une large banquette, moi sur une chaise. Je n’en mène pas large. Pourquoi Volodine n’est-il pas venu seul ? Et pourquoi cette pièce clinquante et vide ? Est-ce une embuscade ? Un piège littéraire ? Je songe à fuir, mais déjà l’entretien est sur les rails, c’est trop tard. « De quoi voulez-vous NOUS parler ? », lance Antoine Volodine, matois sous son air affable et sa coupe proprette. Piégé.
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Pour bien comprendre la scène, l’irruption impromptue des trois ectoplasmes dans le décor, il faut remonter un peu plus d’une vingtaine d’années en arrière. Nous sommes en 1991 et Antoine Volodine vient de publier le très désarçonnant Lisbonne, dernière marge, son cinquième ouvrage, le premier publié chez Minuit. Avant, il y avait eu quatre romans – Biographie comparée de Jorian Murgrave (1985), Un navire de nulle part (1986), Rituel du mépris (1987) et Des enfers fabuleux (1988)1. Des livres rangés au rayon science-fiction par la critique. Une dénomination que l’auteur refuse d’endosser. Il n’aime pas les cases. Vraiment pas.
Nous sommes en 1991, donc, et Volodine fait face à un journaliste qui s’entête à vouloir le catégoriser. Qui cherche obstinément à quel territoire littéraire l’arrimer. Une attitude qui finit par le hérisser, raconte l’écrivain : « ’’Dans quel courant vous inscrivez-vous ?’’, ne cessait-il de me demander. Or, je trouve que c’est au journaliste de me situer, surtout s’il est critique littéraire. Alors, comme une boutade, j’ai fini par lancer que je relevais d’un genre particulier : le ’’post-exotisme-anarcho-fantastique’’. »
Ladite boutade aura un retentissement majeur sur l’œuvre d’Antoine Volodine et de ses confrères : « Le terme post-exotisme est resté. Et je l’ai rempli de textes. NOUS l’avons rempli. Au moment où on a adopté l’appellation, cinq textes en relevaient ; il y en a désormais quarante. »
Le post-exotisme, donc. Une dénomination un rien barbare, qui recoupe avant tout une volonté de fonctionner à la marge du monde littéraire, loin de toute chapelle. En se dotant d’un tel outil, plus proche de l’édifice romanesque que du courant littéraire, les barrières sautent, explique l’auteur : « Se donner son propre cadre narratif, ses propres références, c’est opter pour une totale liberté. Il s’agit de marquer une rupture absolue avec le réel éditorial et tout ce qui l’entoure. Notamment la théorie et la critique journalistique. Nous existons dans un contexte littéraire donné, sans pour autant être obligé de respecter telle ou telle tradition.
Au cœur de cet édifice romanesque qu’est le post-exotisme, il y a des voix différentes, des auteurs différents. Dont Lutz, Manuela et Elli, ici présents. En fait, ce sont des prisonniers qui – de leur cellule – racontent des fragments de livres. Ces derniers s’agrègent et deviennent des romans publiés sous diverses signatures. »
À force, les trois invités de Volodine ont fini par se constituer une solide bibliographie.
Lutz Bassman, qui, ce jour-là, affalé sur la banquette, me regarde d’un air torve, a notamment publié en 2010 un ouvrage intitulé Les aigles puent2, description d’une humanité dévastée par les bombes et récit de la quête d’un homme, Gordon Koum, pour retrouver ses proches.
Manuela Draeger a, pour sa part, signé une dizaine de romans pour adolescents, centrés autour d’un enquêteur farfelu, Bobby Potemkine. En 2012, elle a aussi publié Herbes et golems3, litanie végétale aux accents chamaniques.
Elli Kronauer, fils de géologues russes, est resté discret ces derniers temps. Depuis Mikhaïlo Potyk et Mariya la très-blanche mouette, publié en 20014, il semble s’être retiré des affaires littéraires, passant l’essentiel de son temps à chanter dans sa cellule des vieilles fables du temps passé. Sa peau a un côté éthéré, presque transparent. Il paraît sur le point de s’effacer.
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Hors ses ouvrages, on ne sait pas grand-chose de Volodine. Il serait né à Lyon ou à Chalon-sur-Saône en 1949 ou 1950. Longtemps, il a œuvré comme traducteur de littérature russe. Son dernier roman, Terminus radieux5, vient de remporter le prix Médicis et il n’en fait pas tout un plat. Il a vécu en Chine, à Macau6, et semble particulièrement fasciné par les lumières de l’Orient. Voilà.
Si les informations le concernant sont si parcellaires, c’est évidemment parce qu’il l’a choisi. Il fait partie de ces rares écrivains qui considèrent que le « moi » n’a rien à faire en littérature, ou bien à la marge. Lui a congédié son ego pour se concentrer sur son œuvre, longue d’une vingtaine d’ouvrages exigeants et touffus. Parmi ceux-ci, Alto solo, Le Port intérieur7, Songes de Mevlido, Des anges mineurs8. Chacun d’entre eux mériterait un papier de deux pages, tant ils sont emplis de beauté sombre, d’interrogations masquées, de chicaneries linguistiques. On s’y perd aisément. On l’y retrouve de même.
Volodine, comme tout grand écrivain, ne se débusque vraiment que dans ses livres.
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« Lorsque le monde lui déplaît sous tous ses angles, l’écrivain, sur le papier, métamorphose le tissu de la vérité. Il ne se contente pas de dénoncer, sur un ton d’amertume dépitée, ce qui l’entoure. Il ne reproduit pas trait pour trait l’élémentaire brutalité, l’animale tragédie à quoi se réduit le destin des hommes.
Au lieu de cela, il choisit, de la vie réelle, les brins les plus ténus, ombres et harmoniques, et à ses souvenirs il les entremêle à des visions qu’il a eues pendant son sommeil et qu’il chérit, à son passé il les entrelace, aux impatiences, aux erreurs, aux croyances déçues de son enfance. »
« Alto solo »9
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Il y a quand même des éléments sur lesquels Volodine se montre prolixe. L’idée de catastrophe planétaire, par exemple, de disparition de la civilisation. Elle est à la base même de ses livres, Terminus radieux en tête. Quand je lui demande si la récurrence de ces situations post-apocalyptiques est davantage une prise de position politique qu’un terreau littéraire creusé par affinité, il hésite quelques secondes. « C’est un mélange des deux, lance-t-il finalement. J’aime décrire la manière dont ces individus marchent et se développent dans des paysages détruits. Et une telle approche porte évidemment une dimension politique. On a aujourd’hui assez d’éléments en main pour affirmer que l’humanité ne va pas durer indéfiniment. »
Son troisième livre, Rituel du mépris, était précédé d’une exergue transparente : « Enfant, vous souffriez déjà, ce me semble, mais depuis toujours le chaos vous va comme un masque »10. Je la lui cite, en insistant lourdement sur ma vision des choses – le chaos va comme un masque à Antoine Volodine. Il n’en prend pas ombrage : « Oui, c’est quelque chose qui m’habite. L’un des moteurs de mon écriture est le regard porté sur le XXe siècle, sur ce désastre absolu, industriel, politique, etc. Avec l’échec des révolutions, le cauchemar s’est installé. Les guerres, les génocides, la Shoah... Nous savons désormais que l’humanité aime s’auto-détruire, qu’elle ne peut réaliser de beaux rêves. J’ai beau être marxiste, je ne parviens pas donner le moindre crédit à l’un des éléments essentiels de l’idéologie communisante : une foi optimiste dans l’humanité. Comme je le déclarais récemment dans un entretien à la revue Transfuge : ’’Je suis de ceux qui savent que tout est foutu.’’ »
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« Et eux ? », je demande, pointant du doigt ses trois moroses compagnons. « Vos amis post-exotiques, ils partagent ce pessimisme fondamental ? »
Ce faisant, j’espère déclencher quelque chose en l’un d’eux. Pousser Manuela, Lutz ou Elli à prendre la parole, à sortir de la narcose. Peine perdue. C’est toujours Volodine qui parle : « Bien sûr qu’ils le partagent. Le post-exotisme est un ensemble de romans fondés sur une parole collective, sur une communauté d’écrivains ruminant la catastrophe.
Mais nous sommes aussi liés par une idéologie commune – libertaire, égalitariste. Ce sont des mots que l’on retrouve sans cesse dans nos romans. Parce que nous sommes guidés par des idées de compassion, d’entraide, de libération et, évidemment, de destruction totale du capitalisme et de l’exploitation de l’homme par l’homme.
Les écrivains post-exotiques sont des prisonniers. Ils ont commencé par combattre le système les armes à la main, mais ils ont perdu. Toute leur vision du monde est née de la défaite, de l’écrasement. Ils n’ont pas gagné cette guerre qu’ils menaient au nom de grands idéaux lumineux et qui devait libérer l’humanité. »
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Il y a quelque chose de perturbant dans l’œuvre de Volodine. Une alliance contre-nature. Si les mondes qu’il décrit sont fondamentalement foutus, brisés, éreintés, sa plume n’en reste pas moins d’une beauté saisissante. Le désastre se pare d’une étrange poésie – on le dirait sauvé par les mots. Parmi les décombres, la langue reste vivace.
Dès les premiers paragraphes du Port intérieur, il y a pourtant ces quelques phrases, terribles : « On a trop longtemps cru que parler tissait quelque chose d’utile sur la réalité, dans quoi on pouvait s’envelopper ou se cacher, quelque chose de protecteur. Parler ou écrire. Mais non. S’exprimer n’aide pas à vivre. On s’est trompé. Les mots, comme le reste, détruisent. »
J’aimerais que Volodine me détrompe. Que sur ce point il n’opte pas pour le noir. Peine perdue : « Les prisonniers et prisonnières qui disent ces livres, qui sont à l’origine de toute la production post-exotique, ont essayé en vain de transformer le monde avec des mitraillettes. Autant dire qu’ils sont convaincus qu’on ne le changera pas plus avec la parole ou la poésie. Désormais, ils se contentent de rester enfermés. De ruminer tristement. De penser à ces combats perdus. Ce pessimisme par rapport au langage, à la langue, à la littérature est typique des écrivains post-exotiques.
Prenez Terminus radieux : les dialogues sont pauvres, ils marquent une acceptation du destin. Il y a des ’’boh’’, des ’’bof’’, mais jamais de polémique. Parce que les personnages acceptent les événements sans dire qu’ils sont désespérants. Ils restent passifs. Ainsi de ces soldats et détenus qui errent sur la voie ferrée, en marge du récit. Le seul moment où ils font preuve d’activité, c’est quand ils essayent d’entrer dans le camp. C’est leur grand idéal : l’enfermement. On se trouve dans un complet paradoxe. »
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« Il aurait voulu bâtir un livre plus efficace, où la poésie ne s’interposerait pas entre lui et sa dénonciation de l’idéologie dominante, une œuvre sans décalages, sans chimères, sans emboîtures. [...] Mais il ne réussissait pas à mettre en pages, sans métaphores, sa répugnance, la nausée qui le saisissait en face du présent et des habitants du présent. »
« Alto solo »
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Dehors, il fait désormais nuit noire. Manuela est sortie fumer une clope – on distingue sa chétive silhouette derrière les vitres. Lutz dort, ronfle légèrement. Quant à Elli, il dessine d’étranges motifs en pointillés sur sa serviette en papier tout en psalmodiant un chant étrange. Ils sont ailleurs. Des spectres. Seul Volodine me regarde, me parle, m’écoute.
Je lui avoue qu’un point me perturbe : à mes yeux, il est par essence un écrivain de la défaite. À la différence d’un Alain Damasio, qui construit une œuvre en beaucoup de points semblables, Volodine dresse un tableau d’une noirceur absolue, mais sans inciter à la rébellion. La catastrophe est là, d’accord, c’est un fait. Mais après ? « Si je n’appelle pas à l’action, si NOUS n’appelons pas à l’action, c’est parce qu’elle a eu lieu avant, lâche-t-il. L’action, c’est tout le XXe siècle raté. »
Me voyant perplexe, il consent à livrer quelques éléments personnels : « J’ai vécu ma jeunesse dans les années 1960 et 1970. C’était une jeunesse militante. Je ne brandis pas de drapeaux, mais je viens de là. Comme mes personnages, comme les autres écrivains post-exotiques, j’ai été bercé d’illusions. Aujourd’hui, je rumine sur ces échecs.
La vision de l’humanité n’est pas la même dans mon premier texte, Biographie comparée de Jorian Murgrave, que dans Terminus radieux. Parce qu’entre-temps on a avancé vers l’écroulement. L’aspect plus combatif existant par exemple dans Un navire de nulle part, qui portait l’idée d’un combat à mener et à remporter, n’existe plus. Prenez Le Port intérieur : le discours des protagonistes a évolué. Il est plus grinçant, plus passif. Le noyau d’espoir est toujours là, mais son expression est désabusée. »
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« Les herbes avaient des couleurs diverses et même chacune avait sa manière à elle de se balancer sous le vent ou de se tordre. Certaines résistaient. D’autres s’avachissaient souplement et attendaient un bon moment, après le souffle, avant de retrouver leur position initiale. Bruit des herbes, de leurs mouvements passifs, de leur résistance.
Le temps s’écoulait.
Le temps mettait du temps à s’écouler, mais il s’écoulait. »« Terminus radieux »
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Dans les romans de Volodine et de ses amis, tout semble perdu, désorienté, mastiqué par l’histoire. Et « la saleté fondamentale de l’existence » (Des anges mineurs) toujours se vérifie. Mais la nature reste belle. Elle brille en plein chaos. Sauverait presque les meubles. Au fil des pages de Terminus radieux, malgré la catastrophe, elle est ainsi omniprésente. La taïga, la steppe, les herbes à foison. Dans Des anges mineurs, la nature a repris ses droits alors même que l’humanité est en train de s’éteindre. Quant à Herbes et golems, de son amie Manuela Draeger, c’est un ouvrage en partie constitué de listes d’herbes imaginaires, qui amalgamées façonnent une étrange poésie : « la grimançonne », « la barbe-de-pèlerin », « la bergemauve », « la dive-aigrette ».
Volodine a une autre obsession : les oiseaux. Dans tous ses ouvrages, ils ne sont jamais loin, planant au-dessus du récit. Corneilles ou poules. Aigles ou moineaux. Ces oiseaux se sont adaptés au vent mauvais, explique l’écrivain : « En trente ans d’écriture, ils ont aussi évolué. Au départ, ils symbolisaient l’oppressé, celui qui lutte, comme dans Alto solo ou Des enfers fabuleux. Ils étaient ceux qui se font se battre et tuer sans que personne ne s’en soucie. Ensuite, ça a changé. Dans Songes de Mevlido, par exemple, qui se déroule en partie dans une zone nommée ’’Poulailler 4’’, les oiseaux apparaissent comme des créatures étouffantes. Ils s’amalgament en foules compactes, répugnantes, pleines de parasites. »
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« - Vous allez entrer dans Poulailler 4 ?, demanda l’oiseau.
× Oui, lâcha Mevlido.
× Vous avez du courage, fit l’oiseau. C’est très mal famé. »« Songes de Mevlido »
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18 h 45. Il est temps de se séparer. Volodine semble joyeux, à l’inverse de ses trois confrères, plus lugubres que jamais, presque évaporés. Avant qu’on ne se quitte, il insiste sur son statut de « porte-voix » : « J’ai parlé au nom du post-exotisme, et donc au nom de mes camarades. » Souriant, il constate : « On n’a pas tout dit ». J’acquiesce. Il ajoute : « On a peu parlé de Lutz Bassmann, de Manuela Draeger et d’Elli Kronauer. »
Un temps.
« Ce sera à vous de le faire. »
Ils me saluent.
Il s’éloigne.
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Illustration de vignette : Détail de ’Ensor aux Masques’, de James Ensor, 1899
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NDLR : S’ils ont une existence éditoriale indéniable (leurs livres sont bien réels), Lutz Bassmann, Manuela Draeger et Elli Kronauer sont souvent considérés comme des pseudonymes utilisés par Antoine Volodine pour multiplier les pistes littéraires. Leur présence physique dans cet entretien est donc susceptible de perturber le lecteur. À lui de trancher.
1 Tous publiés dans la collection « Présence du futur », chez Denoël.
2 Publié aux éditions Verdier.
3 Publié aux éditions de l’Olivier. Quant à ses livres pour adolescents, on les trouve à l’enseigne de L’École des Loisirs.
4 Publié aux éditions de L’École des Loisirs.
5 Publié aux éditions du Seuil.
6 Il en a notamment tiré un beau roman, Macau, illustré de photographies d’Olivier Aubert (Le Seuil).
7 Tous deux publiés aux éditions de Minuit.
8 Tous deux publiés aux éditions du Seuil.
9 Les extraits disséminés dans l’article sont tous tirés d’ouvrages d’Antoine Volodine.
10 Comme signature, un mystérieux « I. Iohann (Epistula XIX) ».