Signée Josu Artega et traduite du castillan (mâtiné de basque) par l’ami PJ Cournet, cette nouvelle inédite a pour décor Biscaye et l’Euskadi (la Communauté autonome basque espagnole) des années 1980. Pour protagonistes, une poignée de zonards oscillant entre drogues, violence et punk rock. Une nouvelle rude, pas forcément optimiste, mais qui cogne au cœur – « Une bombe de rage prête à exploser ».
Cette nouvelle a été publiée dans le numéro 17 d’Article11
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Les termes en italique suivis d’une astérisque sont traduits dans le lexique placé en fin de texte.
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Mon nom, on s’en tamponne. On m’appelle Johnny. Je suis le fils d’un chauffeur routier Navarrais et d’une Estrémègne. Mon vieux a passé sa vie entre Bilbao et l’Allemagne, c’était un mec qui me rapportait des porte-clés lumineux et des posters d’équipes de football puis me recommandait de bien étudier, toutes ces conneries que les parents normaux se croient obligés de vous sortir.
Un beau jour, mon amatxu* en avait eu marre de Badajoz et de devoir baiser les hémorroïdes du petit-monsieur qui lui servait de patron. À peine arrivée à Bilbao, elle s’est mariée, a nettoyé des cages d’escalier, fait des ménages, accouché de deux fils et mis les photos de Txiki et Otaegui1 devant le drapeau tricolore sur la télévision. Txiki venait d’Estremadura, comme elle. Quand ils l’ont buté, elle a pleuré comme si on avait touché à la chair de sa chair. Enfin, c’est comme ça qu’elle le racontait.
Elle disait aussi qu’en Euskadi on pouvait regarder les puissants en face, les traiter d’égal à égal. Avec son pas tout à fait mètre soixante, ma mère était la femme la plus forte du monde. Elle avait de superbes cheveux noirs, des yeux encore plus noirs et deux passions, les taureaux et l’Athletic Bilbao : maillots, caleçons, fanions, les uns noirs comme du jais, les autres rouges et blancs.
Elle n’aimait jamais autant les taureaux que lorsqu’ils envoyaient valdinguer le torero et que sa cuadrilla devait le sortir de là, avec son scrotum déchiré, pour le traîner vers l’infirmerie.
Elle n’a jamais manqué de brûler un cierge dédié à l’Athletic les jours de match, comme à chaque fois que mon frère et moi devions passer un examen. Mais la cire est moins utile aux lions que le boudin de Burgos et le seul examen que j’ai passé avec succès dans ma vie, ça a été mon permis de conduire. Et encore, le code à la sixième fois et la conduite à la troisième... Une honte pour mon aïta*.
Ma vieille s’est battue comme une laie pour ses petits sangliers. Et puis, avec les années, ses prétentions ont baissé. Au début, elle voulait qu’on fasse des études pour entrer à la Banque de Biscaye. Puis, émigrer dans un LEP pour aller suer aux hauts-fourneaux. En ces temps-là, on pouvait encore espérer trouver du boulot, même si les gars d’Euskalduna2 venaient de perdre leur première bataille.
Elle s’est finalement contentée du fait qu’on étudie le secrétariat et l’euskera pour être appariteurs dans une quelconque mairie. Mais même ça, ça n’a pas marché. J’ai jamais réussi à taper avec plus d’un doigt à la fois sur la vieille Adler qui marquait le K un peu au-dessus des autres lettres. Quant aux cours d’AEK, je les ai passés à fumer des bédos aussi larges que la table de déclinaisons nor nori nork.
Un jour, j’ai fourgué la machine à écrire à Pelukas pour deux billets. C’est à ce moment que ma vieille, la pauvre, s’est mise aux cours du soir d’alphabétisation basque à l’école pour adultes. Mais quoi, bordel ? On peut tout de même pas demander l’impossible. On est sortis de là vicieux et vagabonds, mon frangin et ma pomme, notre destin était tout tracé : « porteurs d’eau ». On surveillait la rue pendant que la bande faisait son bizness sous les arcades de la Maison de la Kultur. C’est là qu’apparaissaient les dealers de drepou et une légion d’épouvantails qui essayaient de marcher sans que leurs os ne les transpercent. Si on voyait un keum ressemblant à un txakurra*, on sifflait et ces junkies qui vivaient au ralenti accéléraient le pas, se débarrassaient de leur képa et se transformaient en catéchistes en pleine opération de recouvrement spirituel.
J’étais payé en liquide. Mon frère aussi, du moins au début. Puis la pâtisserie s’est installée dans sa piaule et il a vécu avec sa sale cuisine. Il vivait près du fourneau à bulles et la mort bouillait au cul d’une boîte de soda Kas. On a convaincu ma mère qu’il était diabétique. Mais les mensonges d’un junkie sont gros comme un château. Un château de cartes, un château emporté par le vent, un château de sable, un château aux créneaux rasés et aux fondations d’argile. Un édifice qui finit par s’écrouler car il n’a plus ni ossature, ni chair, ni dignité pour faire office de ciment. Ces mensonges ressemblent à la bulle immobilière de nos jours. Ils enflent jusqu’à exploser et il en sort tant de merde qu’on ne peut l’arrêter qu’en l’endiguant avec d’autres mensonges qui iront aussi gonfler et péter de plus en plus vite avec une puanteur toujours plus marquée. Ma mère a fini par se rendre compte qu’il n’y avait pas d’insuline qui soigne ce diabète-là et elle a dû pleurer, comme le jour ou le nain Galicien à voix de fofolle3 a fait fusiller Otaegui et Juan Paredes.
Avant les masculinistes, il n’existait que des Mères courage capables de toutes les folies pour sauver leurs gosses. Avant notre époque stupide et anesthésiée, si le désespoir a régné, il était toujours accompagné de la lutte. C’étaient ces temps froids et sauvages qui ont emporté mon frangin en moins de temps qu’il n’en faut pour télécharger un film sur l’émule. On a dispersé ses cendres à l’embouchure du Pagasarri et on a observé les courants d’air les dégueuler au loin, même si je reste persuadé qu’une partie a filé directos dans mon estomac. Des fois, il me fait tellement mal que je n’ai plus le moindre doute à ce sujet.
Ça aurait pu arriver n’importe comment, en s’envoyant un cocktail de pneumonie et de tuberculose avec de la poudre de ciment au lieu de la pâtissière, avec une fixette sortie d’une fosse septique ou shooté par le train de Plencia sans pouvoir virer son survêtement des rails. Mais c’est le virus qui l’a niqué. Bien avant que les virus ne se propagent par envois d’e-mails et n’aillent effacer les dossiers de ton disque dur. La Bête, comme on l’appelait. Après, on lui a donné d’autres noms : VIH, Sida, syndrome d’immunodéficience. Toujours cette vieille histoire de noms à la con qu’on donne à cette bonne vieille mort.
Il est entré chez nous quand personne ne s’y attendait, comme ces casses-couilles de Jéhovah qui viennent dans l’après-midi te brouter les burnes avec la parole de Dieu. C’était avant que les téléphones ne perdent leur cordon torsadé pour se retrouver à se balader dans les poches des gens. Avant que Tata Wikipedia n’ait réponse à tout. Et ni les marchandises étalées au marché, ni Informe Semanal, ni Sa Majesté le Roi dans son discours de vœux de bonne année ne nous ont expliqué pourquoi on devait crever si jeunes et si beaux.
La mort a frappé à bien des portes du quartier. Tous ceux qui partageaient le même matos ont connu le même sort : chair desséchée et yeux cernés. Pour certains, comme l’avant-centre du Marijaia, ça a été rapide, mais d’autres se sont accrochés à la vie pour du beurre. Mon frangin n’a pas voulu attendre la fin. Un jour, il a ouvert sa fenêtre et est allé s’exploser dans la cour intérieure. C’était l’hiver, il pleuvait comme vache qui pisse et il avait essayé de passer sa crise de manque attaché à son lit sous la surveillance de ma vieille qui s’était jurée de ne le détacher sous aucun prétexte. C’est la première fois que, de toute sa putain de vie, j’ai vu mon amatxu* flancher. Mon père a appris la nouvelle à Hanovre et ma mère a collé sa poitrine contre les photos de Txiki et Otaegui. Quelques mois plus tard, en nettoyant sa piaule, je suis tombé sur Le Festin nu. Il avait souligné trois mots dans tout le livre. Toujours le même : bulle.
Rien qu’en cinq ans, j’ai vu crever un paquet de gens de la bande. On avait déclaré une vraie guerre, mais contre nous-mêmes. Et personne ne s’est retrouvé devant le tribunal de La Haye pour cet holocauste-là. Et aucun hommage n’a été rendu aux victimes de ce terrorisme. Ces amis d’avant, d’avant le Facebook de mes couilles, ceux qui t’appelaient depuis l’interphone, les doigts coincés dans la nocilla* et qui quelques années plus tard te sonnaient pour aller fumer des pétards en écoutant la cassette de Leño4. Des amis dont le rôle était de partager ou de distribuer les beignes. Le genre de potes qui te filaient mille tuyaux pour échapper au service militaire ou chez qui trouver de la bonne, les mêmes qui te piquaient ta copine le lendemain. Des amis pour de vrai. Il me manque des doigts aux mains pour les compter, mais on n’a jamais donné leurs noms à la moindre rue.
C’est dans ces eaux-là qu’on a monté le groupe. On n’avait aucune technique musicale, mais on y mettait une furie qui effrayait les pires Rambos du quartier. Rien à voir avec aujourd’hui où tout est devenu pédanterie. Je me souviens de nos premiers accords : une bombe de rage prête à exploser ! Une vitesse vertigineuse pour traverser la vie. On a commencé dans la cave de la vieille à Bataka. Son grand-père élevait des lapins là-dedans, mais les voisins avaient porté le pet parce que ça schlinguait velu dans l’entrée. Le syndic avait donc exigé que le vieux tue ses bestiaux. Ce qui fut fait. On le croisait, errant sans but dans les rues, morne, avec un air de lapin, jusqu’à ce que la prostate l’emporte. À moins que ça n’ait été la myxomatose.
On a donc dû nettoyer la merde laissée par les grandes oreilles et en quelques semaines, on l’a remplacée par notre propre merde. Des filtres de tarpés, des canettes vides, des amplis antiques, des câbles xlr en tas, des grattes qui sonnaient comme des vipères, et des micros chourés au stand de la Chochona. On vivait pratiquement là. On s’y dopait, on y niquait, on y dormait et on y jouait jusqu’à ce qu’un voisin vienne sonner le couvre-feu. On s’enquillait de la déxédrine, de la colle d’ébéniste, de l’éther, une combinaison de poudre et d’amphétamines, on écoutait Lou Reed et Vomito en crachant sur un drapeau espagnol, un ikurriña* et une bannière de l’Athletic qu’on avait cloués au mur.
Pelukas passait au local pour jouer de temps en temps. Il avait des paroles zengagées et il voulait nous faire passer du côté du Émélénevé* mais on lui riait au nez. On était des délinquants, rejetons de travailleurs immigrés et on vivait dans des quartiers à l’esthétique toute soviétique, dans des cubes aux murs épais comme du papier à rouler. L’alcool, les humiliations, le pointage au chômage, la reconversion industrielle, les aides sociales et de la drepou dans les veines, voilà la réalité. L’été, on partait en Estremadura où on nous appelait « les Basques » et à Bilbao, nous n’étions que des Estrémègnes, bref, des parias où qu’on aille. Vraiment rien à envier aux familles déstructurées d’aujourd’hui.
Pelukas, ça ne lui plaisait pas qu’on se drogue et il nous prenait le chou à ce sujet. Il passait encore au local mais il savait qu’on n’abandonnerait pas les amphètes, même si Artapalo et Manuel Frag5 se lançaient dans un soixante-neuf pour ça. C’est comme ça qu’un jour il a arrêté d’apporter sa guitare. Ça nous a bien emmerdés parce qu’on était potes mais nous on tripait sur les drogues, pas sur la patrie.
En revanche, pour ce qui concernait les affaires du quartier, on prenait clairement parti. Bien à notre manière, évidemment. Une fois, un abruti est passé au local pour nous refourguer de superbes godasses toutes neuves qu’il avait étouffées dans un magasin du coin, la nuit précédente. Une brique dans la vitrine et voilà les Converse et Nike qui s’envolent ! Il a cru nous allécher en disant qu’il en avait un paquet d’autres dans le coffre d’une voiture abandonnée sur le parking du Sarriko et qu’il nous les laissait pour pas cher.
- Marché conclu, a répondu le con, deux paires pour le prix d’une ! qu’il se vantait, les paupières mi-closes, sa dentition noire et blanche d’organiste de la paroisse.
On l’a accompagné jusqu’à la bagnole et à peine le coffre ouvert, on s’est mis à le satonner. Cinq lascars qui tombent à bras raccourcis sur un pauvre choureur, un crève-famine aux veines saillantes ! L’abruti avait dévalisé le magasin de godasses du quartier. Celui-là même qui appartenait à la vieille de notre guitariste. Lorsque le trouduc’ s’était pointé, le copain nous avait fait signe de marcher dans son jeu. C’est après avoir vérifié que tout le butin était dans le coffre qu’on lui a donné sa correction, un vrai festival de beignes.
Pour que t’apprennes, putain de junkie de merde.
Dépouiller nos vieilles, fils de pute !
Colle-lui en une autre, qu’il apprenne le respect.
Mais éclate-lui la chetron, à ce gros pédé de fils de chienne !
Aussitôt dit, aussitôt fait. L’un d’entre nous lui a sauté sur la tête à pieds joints, et fini les bonnes affaires à deux pour le prix d’un. Fini tout le reste, aussi. On a pris les godasses et on s’est barrés. C’était deux heures du mat’ un mardi. Le Correo a mentionné un règlement de comptes entre trafiquants de drogue et la police a fait porter le chapeau à ceux d’un dispensaire de méthadone qui ne voulaient pas jouer aux balances.
Le junkie descendu avait été un de nos premiers BBC, une mule qui sautait les étapes Bogota-Barajas-Carabanchel6 en guise d’itinéraire. Peu de mois après s’être enquillé deux ans, quatre mois et un jour, il avait payé ses dettes dans un recoin de Basauri, et nous on restait innocents comme des colombes avec la mère du guitariste qui nous abreuvait de churros et de chocolats (pas celui qui se fume).
Avant ça, il vendait ses kleenex au carrefour d’Enekuri, au feu tricolore de Cantalojas. On lui avait quand même rendu un fier service quelques semaines auparavant. Un mec complètement amorphe venait lui acheter sa dose dans une super chignole. Un de ces quatre, il l’a invité à une fête. Sur le siège arrière, y’avait un autre keum à moitié endormi. Ces deux-là l’avaient amené dans un terrain vague et là, la belle au bois dormant s’était réveillée.
C’était le gars de l’arrière, une armoire à glace bien vicieuse qui l’avait tenu pour que le conducteur puisse lui mettre dans le cul. Quand ils en ont eu marre de l’enculer chacun leur tour, ils lui ont refilé quelques coups de crics et l’ont abandonné saignant de la tronche et de l’anus. Mais il était arrivé à se traîner dans la zone déserte d’Erandio et à dégoter de l’aide.
Un jour qu’on allait chercher du tosma, il a reconnu les deux mecs à Barrenkale, en plein Aste nagustia*, et on a dû appliquer une correction. Personne ne touchait à quelqu’un de chez nous sans payer. Quand ils ont réalisé qu’on allait leur tomber dessus, ils se sont mis à cavaler pour trouver refuge à Dos de Mayo mais on les a pécho, à peine la rivière traversée, sur notre terrain. Le chauffeur, on lui a explosé la gueule à coups de poing. L’armoire, on lui a jeté une bouche d’égout sur la tronche après l’avoir attaqué avec des bouteilles. On aurait continué de protéger l’autre abruti, mais on pouvait pas laisser passer le fait de dépouiller la mère d’un des nôtres.
- « Nous sommes les petits-enfants des ouvriers que tu n’as jamais pu exterminer »
Moi, j’ai vraiment eu du bol jusqu’au jour où ça a merdé. Je ne peux m’en prendre à personne d’autre qu’à moi-même. Même si j’avais noté que Pelukas s’était mis à se balader dans la zone avec un calibre planqué sous son tee-shirt du gaztetxe* après que les fafs eurent flingué Muguruza et qu’il s’était mis à peindre partout : « Herria ez du barkatuk »7. Je m’étais enquillé des cours à Larrako et je lui ai fait remarquer qu’il avait oublié l’ergatif. Comme il n’avait pas la moindre idée de ce dont je causais, je lui ai affirmé qu’il manquait un K après Herria. Que c’était déjà assez d’être un gudari* maketo* sans, en plus, être analphabète. Il m’a jeté un de ces putains de regard et j’ai dû baisser les yeux, mais il a tout de même suivi mon conseil et la bombe de peinture est allée sauver l’orthographe en danger.
Le flingue, je l’ai remarqué un soir où on allait faire le poteo* vers Luzarra. J’ai aperçu une crosse à sa ceinture. Je l’ai alpagué hors du troquet et l’ai agrippé par le zomblou avec les meilleures intentions du monde, en toute amitié.
Qu’est ce que tu fous avec ça ? À qui est cette pipe ?
_ Tranquille, Johnny, elle est à moi. Je fais partie de l’organisation.
_ Ça va pas, non ? T’es con ou quoi ?, je lui ai sorti, à cinq centimètres de sa face.
Quelqu’un doit bien faire le sale boulot, non ?
Peut-être mais pas toi, espèce de débile profond. Tu n’as ni boulot, ni revenus, ni diplôme. Ton père était un putain de journalier qui crevait la dalle en ramassant des olives à Jaen, ta mère est une putain de grenouille de bénitier de Burgos, bordel de merde ! Tu t’appelles Lucas Vinagre Gonzalez et voilà que tu te découvres super Basque !
Lâche-moi ou je te crame là, tout de suite, qu’il m’a hurlé en me foutant la ferraille entre les yeux. Le Pelukas venait de passer de cloporte de la bande à terreur locale sans qu’on ait besoin de vérifier la régularité de son pouls, ni de chercher ses qualifications, ni de changer son nom.
On s’est fixés du regard pendant quelques secondes et j’ai baissé les yeux pour la deuxième fois de ma vie. C’est là qu’il m’a fait sa tirade :
_ Me suffit juste de te coller une bastos et d’appeler Egin*. J’ai qu’à dire que tu es une pièce de la stratégie répressive espagnole, que ton rôle est d’exterminer la jeunesse basque et c’est tout. Et un dealer de moins ! Et les gens seront contents et ceux du bar fermeront leur gueule, les branleurs de pacifistes feront leur cercle à l’université de Sarriko ! Après, encore quelques fafs abonnés au Correo ou à Telenorte et on libérera Euskadi des parasites dans ton genre. Même ta vieille nous soutient et elle sait quel paquet de merde tu es et elle va nous applaudir. Ulertzen Jontxu8 ?
B...Bai9, tranquille mec, tout va bien. Si tu sais ce que tu fais, moi ça me va. Mes excuses, collègue.
La ferraille est retournée dans le pantalon et nous dans le bar. J’ai enquillé un rail aux chiottes et payé ma tournée. Pelukas a accepté mon verre et j’ai senti qu’il recherchait la ligne de flottaison de mes yeux, mais mes pupilles étaient encore fuyantes. J’ai alors compris que le petit mec à qui je foutais des baffes, le cancre de la classe, l’innocent à qui j’avais piqué son argent de poche pour me payer des chewing-gums, ce minus était tout à fait capable de me faire exploser la gueule en laissant une douille de 9 mm comme signature.
Le groupe s’améliorait. Les répétitions sont devenues quotidiennes, avec toujours les mêmes musiciens. On s’est mis à écrire nos chansons. D’abord on faisait des adaptations de « Solidarity » ou de « God Save the Queen », puis on a composé nos propres morceaux. On a fourgué deux mille copies de notre première cassette en une semaine sans sortir de la ville. À l’époque, les TDK de 90 minutes, sous leurs emballages plastiques, étaient nos émepétrois.
On s’est mis à jouer un peu partout et notre réputation nous a précédés où qu’on aille. À chaque concert il y avait des problèmes, des bastons, des coups de couteau, la police qui nous matraquait, des altercations avec les commerçants ou les voisins, des lettres de dénonciation au Correo et à Deia.
Trois ou quatre cents personnes nous suivaient partout. Une bande de tordus, des vrais sacs à embrouilles aux intentions plus sombres que leurs perfectos. Les mairies nous interdisaient, on avait des problèmes avec les organisateurs des festivals et à Burgos, notre nom est apparu sur la cathédrale, peint au rouleau. Le Michel-Ange local l’avait barbouillé sur la façade centenaire entre deux croix inversées et une invite à améliorer le régime alimentaire des lions avec de la viande chrétienne. La presse facho nous a accusés d’outrage à la religion catholique. La presse progressiste nous accusait d’apologie de terrorisme et ceux d’Egin nous ignoraient parce qu’ils avaient des culs plus révolutionnaires que les nôtres à lécher.
On s’est dégoté un nouveau local, qu’on a d’abord partagé avec une autre bande avec qui on a un temps fait affaire et à qui on a fini par casser la gueule pour je ne sais plus quelle raison. On s’est tapé une tournée européenne, et au retour on a signé notre premier contrat et enregistré un disque qui se vend encore vingt ans plus tard et est devenu un putain de mythe du punk rock. Un de plus. J’ai encore le vinyle, même si aujourd’hui les mômes regardent un LP comme si c’était une soucoupe volante avant de te demander combien de gigas on peut stocker là-dedans.
Bref, ça roulait. On vivait une apocalypse permanente mais on continuait les répétitions et on jouait dans les festivals. On a enregistré notre deuxième LP et il a eu droit à sa chronique dans Maximum Rock’n’ Roll. Selon celui qui nous a traduit le fanzine ricain, ils écrivaient que notre musique était comme « une voiture piégée aux mains des séparatistes basques » et que nous-mêmes étions « d’authentiques punks » parmi d’autres compliments du même tonneau. On a vu passer un paquet de copies du premier skeud et le master suivant s’est vendu de label à label sans qu’on ait une putain de thune de droits d’auteur. Lorsque la compagnie de disques nous a recontactés, on a posé nos conditions : ni royalties, ni rien, c’est quatre millions de pesetas et vous récupérez notre master. Dans la quinzaine, chaque membre du groupe avait touché son premier bâton. Putain, c’était gonflé mais c’était bon !
On était une bombe à laquelle il ne manquait plus qu’un détonateur. Et ça a fini par exploser.
Aussi curieux que ça puisse paraître, tout s’est enchaîné le même jour.
Je devais renouveler ma carte d’identité pour aller signer le contrat chez Discos Frenetikos. Je suis donc parti vers le commissariat du quartier et, à cent mètres de là, j’ai vu deux guignols débouler en moto. Le passager a collé quatre balles au flic en faction et ils se sont arrachés en direction d’Erandio. Le mort, c’était le keuf qui m’avait donné rendez-vous pour mes papiers. Un vieil ivrogne que j’aimais bien car c’était le seul à avoir les couilles de supporter publiquement Madrid contre l’Athletic au bar Los Leones. Ce jour-là, je n’ai pas mis mes empreintes sur un papelard.
Je suis rentré à la maison pour dire à ma vieille que grâce à ses petits copains, je me retrouvais sans papiers et sans avoir pu palper mon million. Je l’ai retrouvée en pleurs, une chemise de mon père à la main. Il y avait des traces de rouge à lèvres sur le col.
Il semblait qu’en plus de nous ramener des posters du Benfica, le vieux se tapait des putes dans la cabine de son camion.
J’ai tracé. Je voulais pas entendre ses plaintes. La rue était remplie de txakurrada* des deux races, en uniforme et en civil. Un paquet de keufs, un cercle de craie autour de chaque douille, un drap taché de sang et les vieilles aux fenêtres composaient le paysage. La bande-son : les commentaires genre « C’est pas possible », « Ça suffit, assassins » ou « Ça va s’arranger avec les négociations » mêlés aux cris de la flicaille, « Barrez-vous ! », « Dispersez-vous ! » « Niquez vos mères, fils de pute ! ».
Le ciel était d’un gris nuance reconversion industrielle, un gris humide et désespéré, du plomb à l’état brut. Aujourd’hui, Bilbao est toujours gris, mais c’est un gris titane, cool, moderne et gavé de pognon.
Je me suis réfugié au local de répétitions. Et là, j’ai remarqué que quelqu’un avait bougé mon ampli. Je n’aime pas qu’on touche à mon matos. Derrière l’ampli et sous un paquet de boîtes à œufs qui servaient à insonoriser les murs, je suis tombé sur un sac de sport. Du même type que celui que Pelukas trimbalait au gymnase. D’ailleurs, c’était bien son sac, et au lieu de vêtements me sont apparus des flingues, des munitions, des détonateurs, des ras-le-bol*, des grenades modèles jotake* et plusieurs cartouches de goma 2*. Y avait aussi un dossier avec des adresses et photos d’une bande d’encravatés. Et je suis tombé sur le portrait du flic qui venait d’être descendu avec un communiqué tapé avec une machine qui mettait le K un peu au-dessus des autres caractères. C’est vrai qu’il y a quelques années, les machines à écrire sonnaient comme des mitraillettes.
Au milieu de toute cette confusion, quelqu’un a fait irruption comme un ouragan dans le local. C’était l’ami Bataka, notre batteur, une bouteille de champagne Dubois, le pire, à la main. Il s’est pétrifié en me trouvant entouré de cette pyrotechnie variée. Il venait d’être réformé du service militaire après quinze jours à Burgos à bouffer du phosphore d’allumettes pour choper de la fièvre, à jouer au barjot, hurlant, bavant et se chiant dessus. Il avait juste envie de fêter ça. On s’est fixés sans vraiment se voir et la bouteille de champagne éclatée au sol nous a cryogénisés les testicules à l’instar de Walt Disney10.
On s’est barrés du local en emportant le sac de sport. Comme qui va se taper une partie de foot au terrain du coin. Dans la rue, on a croisé le ballet des ambulances, des patrouilles, du photographe du Correo et des politicards de merde toujours prêts à cannibaliser le moindre cadavre. Pour le coup, ce tableau n’a pas changé depuis. Le spectacle obscène des pleureuses qui se bousculent devant les caméras pour arracher quelques putains de votes afin de rester à l’abri dans leurs véhicules officiels, d’avoir les repas payés par leurs notes de frais, d’augmenter leurs salaires et d’avoir une retraite à cent pour cent après quatre années de responsabilités. Salopards, va ! Je vous souhaite de tous crever.
Bon, je continue le film. On est sortis du quartier, vers la rivière, et juste au moment de balancer le sac depuis le pont de Rontegui, une Fiat Ritmo rouge a surgi comme un bolide et a pilé derrière nous. Le sac a coulé dans les eaux grasses et noirâtres tandis que, simultanément, notre vociférateur et notre guitariste jaillissaient de la bagnole avec au fond des yeux toutes les caractéristiques d’un trip doublement dosé.
Montez, les mecs. C’est l’équipe A !
La moitié du groupe, nous, venait à peine de démanteler un zulo* qu’elle a appris que l’autre moitié, qui s’était rendue à la banque pour y déposer le pognon de la maison de disques, n’avait rien trouvé de mieux à faire que de bouffer des trips et, complètement défoncée, de planifier le braquage de la banque. Pour voir si on est assez balèzes pour ça, oui ou merde. Tou0jours est-il qu’ils avaient enfilé deux sacs des supermarchés Eroski après y avoir percé des trous pour les yeux, s’étaient emparés d’une vieille cocotte-minute, propriété de la mère du chanteur, encore pleine de lentilles, et sans plus penser à déposer leurs millions s’étaient emparés de deux bâtons en supplément à la Central Hispano. « Ce truc est rempli de boulons. Ou vous envoyez le fric, ou on le fait péter, tas de connards ! » Voilà, en substance le discours qu’ils avaient tenu devant les caissiers.
À la tombée de la nuit, le quartier essayait de récupérer son souffle lorsqu’une explosion nous a retourné les tripes. Le bar Miami, où on faisait notre bizness habituel, est parti en petits morceaux. J’ai vite compris que Pelukas ne tarderait pas à débouler au local pour poursuivre le nettoyage d’Euskadi avec pipes et goma 2 en guise de produits ménagers. On pouvait pas dire qu’il perdait son temps après la perte de son zulo et je supputais que ma nuque se retrouverait prochainement dans sa ligne de mire. Je rappelle qu’à l’époque, j’étais un trafiquant et un junkie, un vrai enfant de salauds. Je n’avais donc aucune envie d’être recruté, à titre posthume, par les porte-paroles de la démocratie et pleuré comme « un brave garçon, sérieux dans ses études, bon camarade et toujours prêt à donner un coup de main, lâchement assassiné par la spirale folle du terrorisme », et toutes ces craques que sortent ces journalistes de merde quand les « méchants » te butent.
À cette triste époque, le Pelukas, comme bien d’autres, croyait que ça valait la peine de se battre. Même si ça impliquait de finir sur la table de dissection de l’institut médico-légal avec six trous dans la tête ou dans le thorax. Ils étaient convaincus de changer le monde et de libérer l’humanité de l’exploitation de l’homme par l’homme. De nos jours, on en parle tranquillement en se rendant chez le coiffeur pour chiens, sans même s’arrêter devant le malheureux couché sur le trottoir parce qu’il nous répugne, avec sa peau obscure, et parce que le Samu n’est justement pas fait pour les chiens. Ou mieux que le Samu, il y a la police qui le renverra dans son pays après une bonne correction. Il ne viendrait plus à l’idée de quiconque de tuer et de mourir pour la libération de la patrie et de la classe ouvrière. Le mythique Che Guevara, qui savait parfaitement que pour accoucher d’un monde nouveau il faut balayer les salauds et qui y a laissé sa peau, n’était pas encore devenu une image pour tee-shirts du Corte Ingles. Les héros d’aujourd’hui sont ce branleur de Bisbal11, n’importe quel sale gosse capricieux du Real Madrid, Fernando Alonso, ce grand Espagnol tellement suisse dès qu’on parle impôts, et les pouffes prêtes à tout de la télé-réalité.
On était conscients que le Pelukas n’allait pas apprécier la perte de son arsenal à cause de votre serviteur, Johnny, ce fils de chien accompagné de sa meute de pouilleux, plutôt qu’à cause de Galindo12. On avait aussi un hold-up à se reprocher et la capitale du commerce musical était Madrid. On a donc gardé la Ritmo rouge de l’expropriation bancaire, celle qui avait été volée par une équipe A sous trips au moyen d’une brique jetée dans la fenêtre du passager. On a mis une cassette et on s’est enfilé la route vers Madriles. La bande jouait « Tiempos nuevos, tiempos salvajes »13, et vingt-cinq ans après je trouve toujours que c’est un titre d’enfer.
Avant le règne merdique d’O.T14, il y avait de bons groupes, comme Ilegales, je persiste et signe !
Maintenant, on ne trouve plus qu’une merde clonée, trouillarde... Certainement un effet de la stratégie menée par les appareils d’État, la CIA et le Mossad, pour nous transformer en zombies débiles à gros culs. Les nouveaux cavaliers de cette apocalypse mentale sont Chimo Bayo, King Africa et Enrique Iglesias. Ça fait des années qu’on n’a pas entendu une seule bonne chanson dans ces dépotoirs appelés : Los cuarenta, Emeteuve ou Euskadi Gaztea15.
On est arrivés à Madrid au son de la cassette qui rugissait « Agotados de esperar el fin »16. L’un d’entre nous a passé un coup de fil chez lui et c’est là qu’on a appris que Pelukas s’était fait péter la gueule en essayant de poser un nouveau paquet à la banque de Santander.
Aujourd’hui, on balance des fonds publics pour sauver les banques. À l’époque, nombreux étaient ceux qui voulaient rendre œil pour œil et vol pour vol. C’était évident, notre collègue avait d’autres zulos en plus de celui qu’on lui avait démantelé et il semblait décidé à devenir le gudari du mois.
Puis, la radio a annoncé qu’il était à l’hôpital de Cruces dans un état grave, une main arrachée, trois doigts perdus à l’autre et un globe oculaire crevé. S’il sortait vivant de l’hôpital, il était bon pour une vraie peine d’homme pour possession d’armes, d’explosifs, association de malfaiteurs, un assassinat, deux tentatives d’assassinat, et je sais plus combien de charges en prime...
On s’est envoyé un rail de speed à la santé de notre compagnon gudari. Ils pourraient toujours vomir que c’était un violeur et un assassin, qu’il avait flingué une vieille paralytique, qu’il était pédophile, qu’il bouffait les couilles des bébés et que c’était le plus méprisable des rats d’égout, les potes resteront toujours les potes et on se doit de les défendre jusqu’à la mort. Du moins, c’était comme ça qu’on voyait les choses dans le quartier. Bien sûr, c’était longtemps avant l’arrivée de Google, quand les salauds se sont systématiquement mis à se déguiser en agneaux.
On a fait une croix sur le Pelukas et sur cette guerre qui avait commencé bien avant notre naissance. On avait du pognon et Madrid nous tendait les bras.
Nouvelle de Josu Arteaga – traduction PJ Cournet
Ps : Un grand merci aux aminches de CQFD, qui rôtiront au paradis, c’est certain.
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Lexique, par ordre d’apparition
Amatxu : mère
Aïta : papa
Txakurra, txakurrada : chien et donc keuf, flic, bourre, etc.
Nocilla : équivalent du Nutella pour les gosses d’Espagne (sauf que ça a deux couleurs)
Ikurriña : drapeau basque
Emélénevé : Mouvement de libération national basque
Aste nagustia : semaine des fêtes de Bilbao
Gaztetxe : maison des jeunes, squattée ou pas
Gudari : combattant basque
Maketo : terme péjoratif pour « étranger »
Poteo : tournée des bars
Egin : quotidien nationaliste de gauche
Ras-le-bol : explosifs à base de poudre et à mise à feu automatique
Jotake : « frappe et cours » (l’une des multiples traductions possibles) ; les grenades ainsi nommées étaient employées par ETA
Goma 2 : le plastic le plus populaire chez ETA
Zulo : trou, par extension, cache d’armes
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En musique
1 Membres historiques d’ETA.
2 Chantiers navals de Bilbao.
3 Soit Francisco Franco Bahamonde.
4 Chanteur flamenco-rock des années 70.
5 Artapalo : Nom de guerre de l’un des chefs d’ETA militaire. Manuel Fraga Iribarne : vieux franquiste reconverti en démocrate, ministre de l’intérieur dans les années 1970.
6 Bogota-Barajas-Carabanchel : capitale de Colombie, aéroport et prison de Madrid.
7 En basque : « Le peuple ne pardonnera pas ».
8 Pigé, Johnny ?
9 O, oui...
10 Référence à une légende urbaine selon laquelle le corps congelé et cryogénisé de Walt Disney se trouverait conservé sous l’attraction Pirates des Caraïbes de Disneyland.
11 Chanteur à succès.
12 Responsable de la lutte antiterroriste de la Garde Civile ; s’est enfui avec la caisse.
13 « Temps nouveaux, temps sauvages. »
14 Soit Operacion Triunfo (programme de télé-réalité, équivalent de la Star Academy).
15 Programme télévisé, hit-parade et radio « pour jeunes ».
16 Soit : « Épuisés d’attendre la fin ».