mercredi 14 mai 2014
Textes et traductions
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Dans cet article, deux rédacteurs de Mapa, journal portugais de critique sociale, se penchent sur les luttes queer à Lisbonne, de la révolution des Œillets à la politique d’austérité actuelle. Entre conservatisme religieux, orthodoxie des partis de gauche et institutionnalisation LGBT, retour sur l’histoire d’un mouvement qui s’est constitué en marge de la société portugaise.
« Sida, pop, répression / Qu’ai-je fait pour mériter tout cela ? »
Ratos do Porão, 1989
Par queer1, nous désignons tout ce, toutes celles et ceux, qui, héritiers du patrimoine considérable du féminisme, de la révolte LGBT (Lesbien, gay, bisexuel et trans) et de la révolution sexuelle, sont en conflit avec les différentes formes d’oppression que sont le mariage ou l’école, le travail ou la famille. Nous définissons l’érotisme – ou la sensualité ou le désir ou la sexualité – comme tout ce qui fait appel à l’univers du toucher, du regard, et aux imaginaires qui y sont liés. En clair, nous voulons que queer soit le terme consacré pour désigner tout ce qui prête à l’érotisme une dimension politique et qu’il soit employé par celles et ceux qui appréhendent l’érotisme comme une zone de guerre anticapitaliste et contre l’État.
Archéologie féministe
Tout commence en janvier 1975 quand quelques femmes essaient de brûler leurs soutiens-gorges au parc Eduardo VII à Lisbonne. « Essaient », car pour cette première action féministe du pays, 3 000 machistes hystériques contre-manifestent, les insultent et bloquent ainsi leur tentative d’action. […] Reste que le « Processus Révolutionnaire En Cours » (PREC)2 s’impose comme le premier temps d’affirmation d’une sexualité critique et radicale. Des pancartes et banderoles faisant référence à l’homosexualité et à la prostitution apparaissent ainsi pour la première fois dans les cortèges des manifestations. Mais tous les efforts de transformation sociale se concentrent alors sur le démantèlement des institutions fascistes et sur la collectivisation de l’économie, et la révolution en cours n’inclut pas réellement ce qu’elle considère – dans le cadre strictement privé – comme « la libre sexualité » et « l’anti-conformisme de genre ».
C’est également à cette époque que voient le jour les premières associations de femmes militant pour le droit à l’égalité dans le travail, le combat contre les violences domestiques, le droit à l’avortement et à l’accès aux contraceptifs ; droits qui ont tous, d’une manière ou d’une autre, participé à une meilleure autonomie sexuelle des femmes. Mais s’il est certain qu’aujourd’hui le féminisme revendique l’émancipation de toutes les personnes – femmes ou non –, de nombreuses femmes furent exclues de ces luttes durant la période révolutionnaire. Échappant à un mouvement qui prétend alors s’intégrer pleinement dans la « nouvelle morale démocrate », les lesbiennes s’organisent en marge dès les prémices du mouvement LGBT. Jusqu’à former ensuite, au début des années 1990, des collectifs autonomes de femmes qui développent une critique du féminisme dominant à travers, entre autres, les revues Organa (1991) et Lilás (1993). C’est dans ces premiers collectifs qu’émerge une pensée féministe radicale dénonçant un mouvement LGBT généralement chapeauté par des hommes – dominant l’espace public et sexualisant le corps masculin – et dont la présence n’est finalement que le reflet d’une société misogyne et sexiste. À la même époque, ce mouvement LGBT feint aussi d’ignorer que certaines féministes se font régulièrement traiter de « gouines » et de « putes »... De façon générale, le mouvement féministe et sa volonté d’alors de s’émanciper du genre et du travail, de lutter pour ses droits sexuels et reproductifs, n’envisage pas encore le désir comme un champ de lutte pour les lesbiennes et le sexe comme un travail à part entière pour les prostituées.
La répression comme catalyseur de l’organisation LGBT
La criminalisation de l’homosexualité durant la dictature, de 1933 à 1974, avec des peines d’internement allant jusqu’à deux ans à la Mitra – lugubre prison de Lisbonne où étaient enfermés de nombreux délinquants sexuels – a joué un rôle essentiel dans la persécution des homosexuels. Les répercussions de cette criminalisation se sont faites sentir jusqu’à l’aube de la période démocratique. Aux yeux de la loi et de la morale de l’époque, l’homosexualité est en effet considérée comme une « indigence »3, au même titre que la prostitution, la mendicité ou la maladie mentale. Et si le démantèlement de la Mitra commence dès la Révolution des Œillets en 1974, nombre d’homosexuels restent quand même internés en prison – il faut en effet attendre 1982 pour que l’homosexualité cesse d’être considérée comme un crime.
En ces temps de répression, la police, avant de placer les gens en détention, tente de leur extorquer de l’argent ou des faveurs sexuelles en échange de l’arrêt des poursuites. Les libertés sexuelles se trouvent ainsi définies en fonction des classes sociales : celui ou celle qui a assez d’argent pour verser des pots-de-vin et faire taire ses accusateurs peut vivre sa sexualité clandestinement.
- Dans la prison de la Mitra
En 1980, bien avant la formation des premières organisations LGBT au Portugal, naît le CHOR, le Collectif des homosexuels révolutionnaires. Composé d’hommes et de femmes, il ambitionne de porter une alternative à la morale bourgeoise qui, selon son manifeste, « amène à la peur et au ghetto, à la jalousie et à la frustration ». Le collectif, qui réclame par ailleurs l’abolition de la propriété privée, affirme ainsi que tout combat pour la liberté doit inclure la lutte pour une liberté sexuelle totale. Comprendre : pas de révolution économique et politique sans une révolution des comportements humains. Mais après une manifestation sauvage durant laquelle le CHOR transporte une effigie de Notre-Dame-de-Fatima jusqu’à l’Assemblée de la République, le collectif disparaît et se dissout mystérieusement.
La crise du Sida (le premier cas portugais est diagnostiqué en 1983) éclate à une époque où il n’existe encore aucune association LGBT organisée. Il faut attendre 1995 pour qu’il en aille autrement. Cette année-là, la Commission nationale de lutte contre le Sida lance une campagne publicitaire ayant pour thème « La famille : le début de la fin du Sida ». Ses affiches présentent une famille hétérosexuelle, blanche et traditionnelle, et affirment que la fidélité est la meilleure protection contre l’épidémie. Cette attaque de l’État envers des personnes qui appréhendent le Sida comme une nouvelle forme de stigmatisation entraîne le développement d’organisations et d’associations qui décident de ne plus se positionner comme « victime discriminée », mais de revendiquer de façon décomplexée une place sociale à part entière.
Le café Palmeiras, situé au siège du Parti socialiste révolutionnaire4, s’est imposé, au début des années 1990, comme le seul espace politique de rencontre à Lisbonne pour des individus issus d’horizons divers, qu’ils appartiennent à des collectifs contre le service militaire obligatoire ou à des groupes anti-racistes. Mais il devient aussi un espace de liberté sexuelle, en particulier pour les homosexuels, qui s’organisent autour du GTH – Groupe de travail homosexuel. À partir des années 1990, le GTH apparaît comme le collectif privilégié pour qui veut militer en faveur de la révolution sexuelle. Il permet de faire émerger au sein du mouvement social de nombreuses revendications LGBT.
Citoyen LGBT et marginal queer
[…] C’est aussi dans les années 1990 que débute la période de « normalisation » ou d’« assimilation » – termes utilisés par les groupes queer anarchistes d’Amérique du Nord. Les revendications radicales des années 1980 sont alors récupérées et dépolitisées par le milieu associatif LGBT, avant d’être reformulées en propositions de loi et en points de programme par la gauche institutionnelle. D’un même élan, la gauche, qu’elle soit partisane, associative, LGBT ou féministe, cesse progressivement de concevoir le mariage, le travail, l’appareil militaire et policier, l’école, comme des institutions répressives de notre société patriarcale. Et c’est ici que l’hypothèse queer doit questionner la hiérarchie des intérêts que porte tout au long de son histoire le mouvement féministe et LGBT : il est clair que la priorité donnée à la lutte pour les droits civiques, au détriment d’une critique sociale transversale, a eu pour conséquence de marginaliser certaines voix et de produire de nouvelles discriminations au sein du mouvement.
La démocratisation de la question sexuelle est de nouveau mise à mal en 2004, via des actes haineux qui relancent le débat autour des questions de genre. À Porto, la transsexuelle Gisberta est battue, violée et jetée - vivante mais ligotée - au fond d’un puits, où elle meurt. Un crime commis par un groupe de jeunes issus d’un établissement catholique de réinsertion sociale pour mineurs, financé par l’État. La mort de Gisberta souligne la confusion permanente entre transphobie et homophobie, et le mouvement féministe est alors obligé de se questionner sur l’exclusion de femmes qui ne se considèrent pas comme telles ou qui n’entrent pas dans les catégories de gays ou lesbiennes.
Cependant, à travers ce crime, ce n’est pas tant la parole des individus trans qui se trouve mise en avant. L’internement de mineurs par l’État, la façon dont ils vivent et dont ils sont éduqués, la violence de leurs parcours de vie auraient pu constituer autant de points de départ pour revendiquer un changement social radical. Il n’en sera rien. Les associations LGBT et féministes sont réduites au rôle de simples spectatrices de la procédure judiciaire. La droite profite du drame pour réclamer des peines de prisons plus sévères pour les mineurs coupables de crime. La mobilisation contre le système étatique d’internement pour mineurs ne décolle pas. Tel un symbole de l’occasion manquée, cette remarque du juge pendant le procès des meurtriers de Gisberta, qui conclut à une mort suite à une noyade : « C’est la faute à l’eau. »
Les individus trans, qui ont toujours participé au mouvement LGBT, commencent certes à être mieux considérés, à apparaître plus légitimes dans l’espace public. Mais dans le même temps, une conviction jusqu’alors intime s’est faite évidente : la norme rigide et binaire que l’État assigne au genre n’est finalement pas si différente de la domination qu’il opère dans nos vies, que ce soit à travers le travail ou toute forme de propriété.
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« Je ne veux pas être enfermé dans une normalité hétérosexuelle car je ne crois pas en celle-ci. Mais je ne crois pas non plus en un modèle homosexuel, et pourtant, conscient de mes propres limites, je veux avancer dans ma libération afin de faire éclater ces normes sexuelles […] et n’être ni homosexuel ni hétérosexuel et, plus que bisexuel, être ce que nous ne savons pas encore nommer et ce pour quoi nous sommes opprimés. »
Extrait de Lambda, journal de l’Autonomie italienne, 1977
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Le travail sexuel est-il contre le travail ?
Les prostituées du pays sont longtemps restées silencieuses. Il n’existe pas une mémoire de luttes ou une histoire organisationnelle propre aux prostituées portugaises, sinon la charité et l’abolitionnisme promus par quelques associations proches de ces « indigentes ». Une première manifestation des travailleuses du sexe se tient durant le May day 2009 à Lisbonne, à l’initiative du Centre en mouvement et des Panthères roses, proches des prostituées, pour affirmer les conditions des travailleuses du sexe. En 2011, les putes reviennent au May day, appuyées par des militantes queer et féministes à travers la P*T*S – Plate-forme du Travail Sexuel –, mais s’attirent les foudres de la CGTP, la plus grosse centrale syndicale portugaise, proche du Parti communiste. Via un communiqué de presse, le syndicat affirme en effet que les travailleurs précaires ne sont pas les bienvenus dans le cortège si ceux-ci défilent avec des femmes en lutte pour obtenir un statut de travailleuse sexuelle.
Ce communiqué est publié alors même que débute une campagne du Haut commissariat à la Santé, destinée à la prévention des infections sexuellement transmissibles auprès des prostituées. Cette campagne est aussi critiquée par la CGTP, qui dénonce « l’utilisation d’argent public pour une campagne posant clairement qu’il existe des ’’travailleuses du sexe’’ ». À Lisbonne, les organisateurs du May day décident, malgré le communiqué de presse, de ne pas entrer en conflit avec la CGTP. Mais plusieurs dizaines de queers, féministes et prostituées perturbent et interrompent à la fin du cortège le discours de Carvalho Silva, le dirigeant national de la centrale, en clamant « Je suis une pute précaire / Donc aussi une prolétaire » ou encore « Le travail sexuel est un travail comme un autre ». Les perturbateur.trice.s s’abritent sous des parapluies rouges, symbole depuis de la lutte des travailleur.se.s du sexe.
Pour ces derniers et dernières, c’est clair : ne pas vouloir discuter de l’utilisation de son corps comme force de travail, y compris dans sa dimension sexuelle, c’est refuser de se confronter au caractère arbitraire, misérable et violent d’une multitude d’autres formes de travail qui allient précarité ou marginalisation. […] L’occasion – aussi – de repenser et étendre les luttes pour la liberté sexuelle, en réponse à un mouvement syndical conservateur et orthodoxe, dont les arguments ne divergent en rien du paternalisme et de l’hygiénisme catholiques, et qui s’obstine à ne pas reconnaître le travail sexuel comme une option dont chaque personne dispose pour essayer de survivre. En 2011 naît ainsi le Réseau du travail sexuel, qui intervient depuis dans les champs du droit du travail, des droits sociaux, et de la lutte contre toutes les formes de violence envers les travailleurs du sexe.
L’avortement libre grâce au vote
L’histoire de la dépénalisation de l’avortement, suite à deux référendums en 1998 et 2007, est une histoire institutionnelle, basée sur des logiques partisanes et parlementaires, s’appuyant sur de grandes campagnes de communication typiques de la démocratie représentative. Une certaine vision de la transformation sociale où l’État est appréhendé comme le modèle ultime d’organisation sociale.
La dépénalisation de l’avortement, effective en 2007, advient grâce à une stratégie de mouvement large et diversifié, qui occulte tout l’argumentaire construit autour du droit des femmes à disposer de leur corps, en faveur d’un discours centré sur des questions de santé publique et sur la fin des procédures judiciaires pour les femmes ayant avorté. Cette stratégie s’est également construite sur la médiatisation de quelques décès (notamment celui de Lizete Moreira, qui meurt le 8 mars 1997 suite à un avortement clandestin) et de cas judiciaires (en 2001, à Maia, ville du nord du pays, dix-sept femmes sont inculpées pour crime suite à leur avortement).
Mais une autre histoire, bien loin des préoccupations de cette démocratie représentative, a existé. Juste après le 25 avril 1974, diverses cliniques, maternités et autres structures de santé à caractère communautaire sont apparues, toutes liées à une vague d’occupation de logements vides. La Clinique communale populaire de la Cova da Piedade, dans les faubourgs de Lisbonne5, est la plus connue : la qualité des soins prescrits, sa salle d’accouchement, ses consultations autour de la contraception et de la planification, ses soins maternels et infantiles, mais aussi ses avortements en marge de la légalité sont alors plébiscités par la population. C’est à partir de ce type d’expérience que se montent des équipes de jeunes médecins qui, avec quelques étrangers, créent des unités ambulatoires d’avortement. Celles-ci s’appuient sur un réseau de maisons clandestines et utilisent des techniques médicales avancées pour l’époque. Des pratiques contrastant fortement avec l’obscurantisme et la culpabilisation qui accompagnent généralement les avortements clandestins que pratiquent les sages-femmes dans des conditions insalubres. Le service ambulatoire repose sur un réseau de contacts fonctionnant grâce au bouche à oreille, avec des numéros de téléphone. Certes, c’est illégal - mais c’est la PREC. Pendant ces deux années de transition, celles et ceux qui luttent pour un avortement libre et gratuit se heurtent à des lois et une société pénalisantes6, mais ils peuvent s’appuyer sur d’importants moyens humains et techniques, ainsi que sur un réseau de soutien clandestin.
L’histoire qui nous intéresse ici est précisément celle de ces formes autonomes de contre-pouvoir et d’illégalité qui questionnent le pouvoir politique démocratique en tant que seul légitime à disposer des libertés, de la sécurité et du bien-être de tous. Si celui-ci dépénalise l’avortement en 2007, devenant le garant du droit à l’avortement pour les femmes et confiant l’exclusivité des pratiques d’avortement au Service national de santé, il ne faut pas oublier que c’est le même État qui pénalisait auparavant ces pratiques, faisant planer au-dessus de nos têtes la menace de juges féroces, de peines d’emprisonnement et de la mort. Cette même forme étatique pourrait d’ailleurs pénaliser l’avortement à nouveau, le retour des mobilisations massives contre l’avortement en Espagne soulignant le caractère précaire des lois et des libertés, qu’elles soient dispensées par l’État espagnol ou portugais.
Super Chatte 3 et les Pédés Peureux
« De la même façon que nous abandonnons les étiquettes politiques pourries qui ont il y a déjà bien longtemps cessé de contribuer à construire une autonomie de combat face à cette société de misère (…), nous refusons, non sans effort, les nouveaux faux-semblants identitaires - pacifistes, violents, indignés ou autre connerie du même genre. Nous sommes le corps même de la révolte. Nous somme la commune en mouvement. » peut-on lire sur un tract distribué le 25 avril 2012 par le Pink Bloc. Cet emblématique groupe de queers aux visages masqués se joint au défilé commémoratif de la Révolution des œillets avec une banderole clamant « Seul le désir nous projette vers le futur » – presque 40 ans après qu’un général de la junte militaire révolutionnaire ait déclaré à la télévision publique que la Révolution n’avait pas été faite pour que les homosexuels et les prostituées s’en réclament. Et le tract du Pink Bloc de se conclure ainsi : « Le féminisme a été important dans la critique et l’action radicales qui ont trait à notre vie quotidienne. Il parle de désir, d’amour, d’amitié, d’homme et de femme, de corps, de barricades, de rationalité, de chamanisme, de clinique. (…) La raison ne lui suffit guère. Il demande de la sorcellerie et de l’hystérie. »
Ce même jour, pour commémorer d’une autre manière le souvenir du 25 avril 1974, la Escola da Fontinha7 à Porto est réoccupée par une foule déterminée, tandis qu’un immeuble est occupé à Lisbonne. Mais avant ces actions, on a vu naître à Lisbonne le centre social autogéré RDA69 en juin 2010. On a vu un groupe se définir comme « queers féministes anticapitalistes » et appeler au « blocage et sabotage » pour la première grève générale du pays le 24 novembre 2010 qui a réuni « mille et une personnes entre la place Camões et le Rossio ». On a vu le 13 mai 2011 les collectifs anonymes queer G13 fêter le jour de l’apparition de la Vierge à Fatima en balançant, dans les rues de Lisbonne, des cartes de sainte Marie-Madeleine réclamant des droits sociaux pour qui propose des services sexuels. Et on a vu une Slut Walk se tenir à Lisbonne en juin 2011. C’est à partir de cet ensemble d’expérimentations queers, qui s’ancrent autour du centre social autogéré RDA69, que s’esquissent de nouveaux horizons, tant individuels que collectifs, se traduisant par une pluralité d’actions et de discours. Citons « Super Chatte 3 », le premier cycle de cinéma porno-féministe de Lisbonne, et le « Book bloc » féministe qui se réunit tous les mois pour discuter de textes et de films. Ou encore des débats et rencontres diverses et variées, ainsi que des participations queers aux manifestations. Pour la première fois au Portugal, un espace d’expression anarchiste et autonome conjugue, librement et joyeusement, une programmation éminemment politique avec une esthétique fortement sexualisée, laquelle se décline à travers les événements proposés et la vie quotidienne du RDA69.
Depuis, une multitude de groupes et micro-mouvements se revendiquant queer sont apparus - l’Armée de Dumbledore, les Pédés Peureux ou les Rabbit Hole. Ils remettent à plat les discours militants autour des droits sexuels tout en transcendant et critiquant l’agenda institutionnel des partis politiques et des mouvements LGBT et féministes. Et ils portent une véritable aventure queer, héritière d’une histoire et d’un ensemble d’expérimentations et de connexions qu’il faut encore défricher. De nouvelles lignes de rupture politique se font jour, synonymes de dialogue et de convergence entre tous ceux qui militent pour l’émancipation humaine – et en particulier dans les luttes à venir dans cette « époque d’austérité ».
Au centre du projet queer subsiste une interrogation primordiale sur la relation qui s’établit entre les espaces que nous occupons et la possibilité d’une action politique émancipatrice. C’est au cœur de cette interrogation et dans les réponses queers déjà esquissées que nous pouvons trouver la matière brute pour re/penser, ré/organiser et ré/inventer un mouvement social suffisamment fort et capable pour dénaturaliser le capitalisme et construire un commun.
Fernando Rosa et Miguel Carmo
Article publié dans MAPA le 2 mars 2014 et traduit par Mickaël Correia
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MAPA (« carte » en portugais) est un bimestriel d’information critique portugais créé fin 2012. MAPA cartographie les territoires à la recherche des résistances aux nuisances du quotidien, des alternatives en marche et de l’art de la libre pensée, à la fois critique et autonome.
A travers une diversité de points de vue, mais sans oublier ses affinités avec les idées anarchistes, ce projet, encore en construction, est le résultat de rencontres entre divers individus du Nord comme du Sud du Portugal réunis autour d’un collectif rédactionnel décentralisé et ouvert à toute contribution.
MAPA tente d’assurer une publication papier régulière (avec un tirage à 3 000 exemplaires) et diffusée le plus largement possible, avec une écriture éloignée des poncifs militants, sans oublier de soigner le graphisme et la place donnée aux illustrations.
1 Le terme queer (signifiant « étrange », « bizarre » en anglais et d’abord utilisé comme insulte envers les LGBT) est revendiqué par l’organisation Queer Nation et des activistes d’Act up en mars 1990 à New York. Quelques mois plus tard, un tract anonyme intitulé Queer read this – qui eut une grande influence sur le mouvement queer – circule durant la Gay Pride new-yorkaise (il peut être lu ici).
2 Le PREC correspond à la période qui suit immédiatement la Révolution des Œillets. Elle s’étend d’avril 1974 au courant de l’année 1976, et fut synonyme au Portugal d’effervescence populaire et d’expériences libertaires et collectivistes.
3 Terme, empreint de catholicisme, utilisé sous le salazarisme pour désigner tout ce qui était considéré comme une marginalité sociale.
4 Ancien Parti trotskiste portugais.
5 En 1975, Margarida Gil réalise le documentaire Clínica Comunal Popular da Cova da Piedade, primé au Festival international du film documentaire de Leipzig, sur l’occupation d’un palais bourgeois par la population pour en faire une clinique.
6 Début 1976, la télévision publique diffuse un reportage intitulé « L’avortement n’est pas un crime ». Le scandale suscité par cette diffusion mène à la suspension de l’émission et à un procès des deux journalistes réalisatrices du reportage pour « attentat à la pudeur et incitation au crime ».
7 Centre social autogéré ouvert en 2011.