samedi 22 décembre 2012
Le Cri du Gonze
posté à 02h01, par
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Caramba, encore raté ! Pas la moindre comète à se mettre sous la dent, pas même un petit volcan vengeur. De quoi vous dégoûter de l’apocalypse pour un bail, diront certains. Ils auront tort : en ce jour de non-catastrophe, il est plus que jamais conseillé de se préparer au grand chambardement. Et de filer sous la terre en mode bunker. Démonstration.
« Car sous la terre, il est une chose que l’homme n’a jamais réussi à faire à la surface et qui devient possible : contrôler son environnement. On y bénéficie ainsi du meilleur des deux mondes. » (Jay Swayze – Le Meilleur des deux mondes, 1980)
« L’âge atomique avec haute technologie […] a tracé une nouvelle frontière nous imposant de réactualiser nos villes et nos installations qui sont encore planifiées sur des modèles du siècle dernier. […] Nos maisons et usines auront à être, pour de nombreuses raisons (incluant la survie de la nation), construites sous terre. » (Paul Lazlo, évoquant le projet « Atomville, USA », années 1950)
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Autant se l’avouer, c’est foiré pour ce coup-là , dans les grandes largeurs. C’était pourtant bien parti : conjonction astrale de maboul (il paraît), prophéties maya über-rigoureuses, date super intriguante (21-12-2012), Gangnam style nostradamien, barnum médiatique atterrant etc. De quoi saliver sur un bel apocalypse des familles, net et précis, sans bavures. Bah non, c’est râpé. Et si les plus volontaristes se rabattent d’ors et déjà sur les chemtrails pour nourrir leur imaginaire d’enchaînés au complot, on ne peut s’empêcher de voir dans ce triste 22 décembre 2012, lendemain du non-désastre, une date noire dans l’histoire de l’humanité : celle où l’on a raté le coche. Encore.
Ceux qui – comme moi – n’avaient pas vraiment pris la menace à bras-le-corps, ne sont pas les plus à plaindre. Notre monde ne s’écroule pas de ne pas s’écrouler. Et notre gueule de bois post-21-12-12 s’éteindra vite. Mais nombreux étaient ceux qui avaient investi beaucoup dans la catastrophe, déménageant à Bugarache, Lourdes ou Katmandou, constituant de massives réserves de bouffe et de munitions anti-zombies, se construisant de solides bunkers ou de confortables abris souterrains. En ce jour funeste de non-catastrophe, c’est d’abord vers eux que mes pensées filent. Ce ne doit pas être facile, se réveiller un 22 décembre 2012 alors que tout est en place et qu’on a tout misé sur le chaos. Tel Paco Rabanne scrutant tristement le ciel au matin du 1er janvier 2000 (ô, Station Mir, pourquoi m’as tu abandonné ?), ces pasteurs du chaos doivent sans doute vaciller dans leurs convictions, remettre en cause leurs luttes et modes de vie. À tous ceux-ci, j’ai envie de dire : ne changez rien ! Vous avez eu tort dans le détail mais pas dans l’ensemble ! Restez sous terre ! Tremblez ! L’esprit du temps est avec vous !
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Que la catastrophe n’ait pas eu lieu n’invalide en rien le postulat apocalyptique et ses excroissances en matière de gouvernance - soit la gestion au quotidien de la Catastrophe, pensée sur le long terme. Il serait malvenu de changer de tournure d’esprit tant votre cause clapote au firmament des nouveaux opiums du peuple. On attend de vous que vous continuiez à grelotter en scrutant le ciel ou de vieux grimoires. La catastrophe n’est pas venue ? La belle affaire ; elle viendra demain, voilà tout. Respecter cette « logique » à la lettre est le meilleur cadeau que vous pouvez faire au monde tel qu’il tourne (à ce sujet, lire l’uppercutant Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, de René Riesel et Jaime Semprun - éditions Encyclopédie des Nuisances -, qui détricote à la perfection la rhétorique stérilisante de l’Apocalypse imminent1)
Prenez Jay Swayze, dont les éditions B22 viennent de publier un étonnant texte de 1980, Le Meilleur des deux mondes, eh bien lui ne s’est pas laissé découragé par un petit retard d’apocalypse. Ingénieur touche à tout, ce bon Jay débuta sa fructueuse carrière dans les années 1960, alors que la guerre nucléaire frappait à la porte. Conscient de l’opportunité, il se lança dans la conception de bunkers et abris atomiques divers. C’était dans l’air. Mais si le péril nucléaire resta omniprésent dans les années 1970 et 1980, il eut ensuite moins la cote, semblait plus lointain, moins brûlant. Qu’à cela ne tienne, Jay Swayze ne se laissa pas abattre et se fit alors le promoteur de la vie souterraine upper-class, considérée non seulement comme unique chance de survie, mais également comme facteur d’agrément. Il conçut de vastes habitations souterraines, luxueuses et coupées du monde – l’idéal pour cadres frappadingues. L’argument du désastre à venir habitait toujours ses constructions « en bateau de bouteille », mais ce n’était plus qu’un élément parmi d’autre du package souterrain. Une déclinaison caverneuse du rêve américain.
Une fois acté que le désastre est imminent, en surplomb, le raisonnement de Jay Swayze se tient : dans un monde où nous ne contrôlons plus rien, surtout pas les menaces, il s’agit de reconquérir notre environnement en l’enfouissant à l’abri des regards et des agressions. Taupes suburbaines. Ainsi du jardin, conçu comme pied de nez à la méchante nature : « Dans un jardin souterrain, c’est nous qui fixons les règles auxquelles devra obéir la nature, conformément à nous souhaits et désirs personnels. […] Les moments de détente ne sont jamais troublés par le mauvais temps, les insectes, la curiosité des voisins ou par l’intrusion des animaux domestiques. »
- Le bunker de Tom Cruise, survivaliste convaincu
Le Meilleur des deux mondes n’est peut-être qu’une plaquette publicitaire datée publiée par un ingénieur farfelu, mais il dit beaucoup sur notre monde, sur l’appréhension du quotidien à l’heure où l’extérieur – la rue, l’étranger, le ciel, les Mayas – est synonyme de danger à maîtriser. Partant de postulats plutôt logiques et frôlant l’idée de décroissance - « Si nous ne parvenons pas à modifier immédiatement notre comportement et notre rythme de consommation, nous risquons de découvrir que notre planète ne sera plus capable de soutenir sa population d’ici à quelques années » -, Swayze bifurque vite vers la glorification d’un repli sur soi, d’une coupure avec l’extérieur. Plutôt que la remise en cause d’un système économique ou politique auto-destructeur, il prône la constitution de petits ilots souterrain où tout peut se contrôler sur l’écran, se paramétrer : « La brise d’un sommet de montagne, le souffle d’un jour de printemps peuvent être créés à volonté. […] la clameur du trafic, un avion, des voisins bruyants – tout cela à partir d’un interrupteur – mais vous êtes libres de rester dans le silence. »
La vision du monde portée par Swayze peut sembler incongrue, elle n’est qu’une déclinaison extrême d’un principe en vigueur dans l’urbanisme contemporain. Des Gated communities à la vidéosurveillance généralisée, du Dubaï de Mike Davis au Disney Reich de Bruce Bégout, c’est la même conception d’un quotidien déshumanisé et artificiel qui s’impose. Un monde où les riches s’enterrent et érigent des barrières de manière à ce que les pauvres crèvent entre eux, dans leur coin.
Évoquant les acquéreurs d’une de ses habitations, Jay Swayze écrivait : « Lorsque le premier propriétaire de la maison du centre du Texas mourut prématurément, sa veuve continua à vivre dans la maison – et ce, alors même que ses enfants avaient grandi et que la surface habitable était désormais bien grande pour une seule personne. Elle avait fini par chérir la sécurité de sa maison souterraine avec sa porte blindée en acier et son ouverture de garage contrôlée à distance. Les risques de faire une mauvaise rencontre en entrant ou en sortant en voiture étaient réduits à néant et les intrus respectueusement tenus à distance. »
Pour Swayze, cette adaptation au mode de vie taupe apeurée confirmait la justesse de ses propos. On y prend vite goût, à la psychose du bunker, se réjouissait-il, entre les lignes3. C’est un travail de tous les instants. . Il n’avait pas tort : qui a goûté à l’apocalypse y regoûtera – l’esprit du temps y veille. C’est plus drôle et plus télégénique de batailler avec les martiens/zombies/dieux vengeurs/bilderbergiens/zeitgestiens (etc. etc. etc.) que de se coltiner une critique radicale du capitalisme. Voilà pourquoi, en ce lendemain de non-apocalypse, je me fais finalement peu de mouron pour vous, enterrés de tous les pays : après une petite période de doute, vous nous concocterez (avec l’aide des médias) une autre bonne raison de se planquer. Et de ne surtout pas affronter les véritables désastres en cours.
- Une maison souterraine signée Jay Swayze, Las Vegas
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Pour aller plus loin :
1 Citation : « L’objectif du catastrophisme ambiant est de créer des conditions d’insécurité, de précarité de tout, telles que seul un surcroît d’organisation, c’est à dire d’asservissement à la machine sociale, peut encore faire passer cet agrégat de terrifiantes certitudes pour un monde vivable. ».
2 Je t’encourage vivement à aller scruter les parutions de cet éditeur fondé récemment. Moult pépites tu trouveras.
3 A ce sujet, lire Le Terrier de Kafka, roman inachevé mais chef d’œuvre quand même. Extrait : « Je suis seul dans mes tunnels. C’est ma volonté. Pourquoi j’inviterais quelqu’un ? Il m’en chasserait et garderait mon Å’uvre pour lui seul. ha ça non ! Je suis celui qui a créé ce terrier. Alors que c’était un simple trou, mes pattes en ont fait un havre de paix pour un être comme moi. … C’est vrai que parfois, j’aimerai ne plus être seul et profiter de mon terrier. mais il faut que je l’agrandisse toujours plus. Il faut que je le sécurise toujours plus. »