Sur la rive est de l’estuaire du fleuve Mersey, au nord-ouest de l’Angleterre, Liverpool, l’un des principaux ports du pays. En 1995, 450 dockers sont mis à la porte pour avoir respecté un piquet de grève. Retour sur une lutte perdue de l’immédiat après-Thatcher, dans une ville qui travaille aujourd’hui à faire peau neuve.
Cette chronique a été publiée dans le numéro 8 de la version papier d’Article11
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Dans un ancien entrepôt de briques rouges, Alice au pays des merveilles court après son lapin blanc. Péniblement, sur les quais rénovés, les visiteurs avancent à la rencontre de la petite fille. Le vent souffle à décrocher les lettres lumineuses du TATE, le musée d’art moderne, et le fleuve Mersey draine une odeur de sel. Dimanche d’hiver à Liverpool. Les docks Albert exposent le monde inversé et les lois suspendues1. Autour des bassins, les promeneurs tournent au rythme des galeries, entrent dans la Beatles story puis percutent un iceberg2 sous le regard pressant du White rabbit. Alice, en larmes, s’échappe dans le labyrinthe du Liverpool One, immense galerie commerciale du front de mer, bloc de glace pensé pour ceux qui n’habitent pas la ville, pour relancer la ville. Liverpool en dock, impeccable, comme on met en boîte. Un peu plus au sud, la marina vient lécher les immeubles à demi habités de Toxteth3 , quartier pauvre du centre-ville où l’ambiance emprunte aux années 1980.
- Pool of tears 2 (after Lewis Carroll), Kiki Smith
De l’autre coté du Mersey, dans la brume, percent les lumières d’un port, l’ombre de quelques grues. Depuis les docks Albert, le complexe portuaire de Liverpool est en face ou au nord4 ; toujours, il est lointain. Dans les vitrines surannées que le musée maritime leur accorde, les dockers se pensent en noir et blanc, heroes qui redoublèrent d’efforts pour décharger les navires de ravitaillement pendant la Seconde Guerre mondiale. Du passé proche, on ne pipe mot, l’histoire sociale industrielle intéresse ici moins que les photos à plumes des gay’s parties dans la marine [vitrines suivantes]. Les aventures à raconter ne manquent pourtant pas : il y a quelques années, Alice a déjà pointé son museau sur les docks, avec son barda de lois suspendues. Le 25 septembre 1995 débute en effet à Liverpool l’un des plus longs conflits de l’histoire industrielle britannique. Non reconnue par les syndicats, peu médiatisée, cette révolte communément appelée grève des dockers de Liverpool s’achève en 1998, et dépasse de loin les formes classiques des luttes de travailleurs. Trop de couleurs dans les illustrations. À l’as, donc.
Tout commence le jour où la société manutentionnaire Torside annonce à cinq de ses dockers que les heures supplémentaires qu’ils s’apprêtent à effectuer ne leur seront pas payées selon les conditions inscrites dans leur contrat. Refusant de se mettre au travail, ces derniers sont priés de rentrer chez eux, virés. Mis au parfum, les soixante-quinze autres dockers de la compagnie cessent leur chargement et regagnent la cantine. Refusant de reprendre leur ouvrage, ces derniers sont virés à leur tour. Dans la foulée, les Torsiders se postent à l’entrée des docks, dans l’attente d’un renfort qui ne tarde pas à venir : en solidarité, les 369 dockers du terminal à conteneurs Seaforth ne passeront jamais le piquet de grève improvisé. Pour cette même raison, la Mersey Docks and Harbour Company (MDHC), l’autorité portuaire, les licencie légalement. Les « secondary actions », ou grèves de soutien, sont pénalement répressibles depuis 1980.
Parmi les dockers, quelques-uns ont connu le système du « pen », l’enclos dans lequel ils attendaient que le contremaître les choisissent en leur tapant sur l’épaule, signe d’une embauche à la journée. En 1967, suite à une grève illimitée, le statut national des docks est enfin adopté en Angleterre, garantissant un salaire minimum et un ouvrage équitablement réparti selon un système de rotation. Sans surprise, les années Thatcher mettent brutalement fin à cette relative sécurité de l’emploi, déjà menacée par la mécanisation des docks. En 1989, malgré les grèves, le statut disparaît, et Ron Todd, secrétaire du Transport and General Workers Union5 , encourage alors les dockers de Liverpool, réfractaires, à reprendre le travail. « La société portuaire a toujours clamé qu’elle n’avait pas de problème avec les syndicats. Nous, par contre, on a un problème avec les syndicats » ; ils en rient, les dockers6 , mais le paradoxe est posé. Au lendemain du licenciement massif de 1995, les autorités portuaires proposent de réembaucher 200 dockers sur les 329 « lock-outés », mais avec des contrats individuels et des conditions de travail revues à la baisse. « C’est tentant, quand on a perdu son boulot. Mais il s’agit d’une lutte pour les gars de Torside, pour le futur de nos enfants, pour la jeunesse du Merseyside », raconte un portuaire. Personne ne cède à la manœuvre de la MDHC et les journaux locaux publient les offres d’emploi. Quatre livres l’heure7 et des contrats horaires.
« You dockers of Liverpool will never walk alone »8. Bill Morris, secrétaire du Syndicat des transports, a la formule facile : son organisation ne reconnaîtra jamais officiellement la lutte des travailleurs du port. « Don’t insult the intelligence of the working class »9, lui répondra très poliment une épouse de docker lors d’un meeting syndical. Aux antipodes du « vieux style », comme ils disent, les dockers luttent pour une réintégration décente et s’organisent. À force de blocages et d’affrontements policiers, ils dissuadent indirectement le principal client du port, Atlantic Container Line, d’accoster à Liverpool pendant plusieurs mois. Militants et universitaires de tous horizons accourent ; un réseau international de soutien se structure. Dockers canadiens, suédois et hollandais refusent de décharger les bateaux en provenance de Liverpool tandis que les dockers du sud de la France proposent de vendre des bouteilles de rosé étiquetées « Liverpool strike » pour alimenter la caisse de solidarité. Laquelle s’amenuise, alors que les dettes accumulées lors des 26 mois sans salaire se creusent. De l’autre coté, rien ne bouge, ou si peu. En février 1998, les 369 dockers anciennement employés par la MDHC parviennent à arracher une bien faible compensation financière. Les 80 de Torside n’obtiennent, quant à eux, rien du tout. Hormis un retour à la case « pen », l’enclos d’hier ayant revêtu les traits d’une agence d’intérim. Deux ans et demi de lutte, ne pas se soumettre puis se soumettre, un récit de morale contemporaine, comme le sous-titre Ken Loach.
Anfield road, samedi, fin de matinée. Au beau milieu de la rue, barquettes de cheap curry à la main, des centaines de Scousers se préparent à voir les Reds affronter Manchester. Les pubs ne suffisent pas, les maisons s’improvisent bars à bières. Entre les sabots surmontés de bobbies et les écharpes rouges, Nektarios se faufile, un tout petit bagage à la main. D’un anglais mâtiné de grec, il explique revenir de vacances dans son pays et rejoindre l’auberge de jeunesse où il habite depuis dix mois ; de nuit, il empaquette des fruits et des légumes pour un supermarché. « Because of the crisis I’m here »10, il dit. Puis tend une plaquette de chocolat grec Lacta - « very very good » - et confie son angoisse : la compagnie d’aviation a perdu sa grande valise.
Au coin de la rue, on croit apercevoir un lapin blanc.
- Charles Dogson aka Lewis Carroll, épreuve, 1860’s
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Les précédentes chroniques portuaires
Épisode 1 : Galice
Épisode 2 : Tanger
Épisode 3 : Gênes
Épisode 4 : Sète
1 Au Tate se tenait au mois de janvier 2012 une exposition consacrée au monde imaginaire du livre écrit par Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles, où absurde et étrange se côtoient.
2 Le musée maritime célèbre en 2012 le centenaire du naufrage du Titanic, immatriculé à Liverpool.
3 Un an après les émeutes de Brixton, en juillet 1981, l’arrestation musclée par la police d’un jeune Noir de Toxteth déclenche une semaine de révolte opposant des jeunes des quartiers pauvres à la police. En toile de fond : le harcèlement policier à l’encontre des jeunes Noirs et la misère des communautés noire et blanche confondues, liée notamment à l’effondrement des activités portuaires.
4 Ce complexe portuaire s’étale sur les deux rives de l’estuaire du fleuve Mersey (Birkenhead à l’ouest, et Bootle, à Liverpool, au nord-est).
5 Syndicat général du transport, alors premier syndicat du Royaume-Uni en nombre d’affiliés.
6 Les Dockers de Liverpool, un récit de morale contemporaine, documentaire réalisé par Ken Loach en 1997 avec les dockers en lutte.
7 Environ 4,80 €.
8 « Vous, dockers de Liverpool, ne marcherez jamais seuls ». Référence au célèbre chant des supporters du club de football de Liverpool : « You’ll never walk alone ».
9 « N’insultez pas l’intelligence de la classe ouvrière. »
10 « Je suis ici à cause de la crise. »