mardi 10 avril 2012
La France-des-Cavernes
posté à 18h31, par
20 commentaires
Chroniques d’un éducateur de rue dans un quartier populaire de la banlieue parisienne. Il y a deux ans, l’on racontait le destin d’un môme couplé au nôtre. Il devait se marier, l’on rêvait d’être invités ; il attendait un gros jugement. De l’eau a depuis coulé sous le pont Mirabeau, du temps a passé, pour lui comme pour nous. L’heure de faire le point, peut-être ; de sortir du bois, à tout le moins.
Bon, ben voilà. Les deux derniers billets annonçaient la couleur. Le taf est fini et le manuscrit du bouquin écrit avec les mômes sera rendu dans la semaine (et sortira en librairies en septembre). Par ailleurs, on a pris nos nouvelles fonctions, de celles qui nous permettent encore de suivre quelques loustics connus du quartier.
Pas mal de bouleversements mais rien qui ne change à l’affaire, au fond. Toujours les mêmes histoires, boulot, justice... Le jeune homme raconté voilà deux ans vient dans mon nouveau bureau. On parle de son affaire, du bouquin auquel il n’a pas participé. Je lui montre la couverture proposée, lui demande s’il accepte que le texte à son sujet figure dans l’avant-propos. Le texte devrait illustrer le temps que met une relation à s’instaurer.
Trois feuilles photocopiées droit sorties de l’imprimantes. On n’est plus dans la rue, y a de la logistique. Il lit, sourit à certains événements qu’il avait oubliés, fronce les sourcils par moments, corrige quelques faits, quelques dates. Ses yeux deviennent un peu plus humides à mesure qu’il touche à la fin du texte.
Il lit de plus en lentement, comme s’il savourait ces mots posés sur son histoire. Notre histoire.
Bien sûr qu’il veut bien que le texte figure dans l’avant-propos, plus que ça même. Juste une chose, avant de partir. Est-ce qu’il peut les garder, ces trois feuilles sorties de l’imprimante ?
***
« Il n’y a pas d’éducateurs. – Comme penseur, on ne devrait parler que de l’éducation de soi par soi-même. L’éducation de la jeunesse par des tiers est ou bien une expérience réalisée sur un être encore inconnu, inconnaissable, ou bien un nivellement de principe destiné à adapter un nouvel être, quel qu’il soit, aux habitudes et coutumes régnantes : dans les deux cas, donc, quelque chose qui est indigne du penseur, besogne des parents et instituteurs qu’un homme de ceux qui ont la sincérité hardie a appelé nos ennemis naturels. – Un jour, quand on est, de l’avis du monde, depuis longtemps formé, on se découvre soi-même ; alors commence la tâche du penseur, maintenant il est temps de l’appeler à l’aide – non pas en qualité d’éducateur, mais d’homme qui, ayant fait sa propre éducation, a de l’expérience. »
Frédéric Nietzsche,
Humain trop humain, II, Le Voyageur et son ombre, 267.
Tu n’étais ni le pire, ni le meilleur, il y a cinq ans. Tu étais banalement comme les autres. Tu étais jeune alors – on n’est pas sérieux quand on n’a même pas dix-sept ans – l’âge des conneries habituelles pour un gosse de cité indifférencié. Jeune diplômé, j’arrivais sur le quartier. Toi et tes amis, vous nous regardiez de haut, de ce regard infatué du fric et du pouvoir sur la cité. Vous aviez envoyé vos petits frères essuyer nos plâtres, tester notre cohérence et essayer de nous faire craquer. Sur la durée.
Plus d’une année durant laquelle tu n’étais plus là. N’ayant pas encore la confiance de tes amis, les rumeurs de Radio Cité parlaient d’un voyage à l’étranger. À ton retour, vos petits frères cessaient un peu de nous faire chier et commençaient à nous parler de leurs problèmes scolaires. Nous échangions dès lors des bonjours plus courtois que méfiants quand je te croisais avec tes amis, à l’entrée des halls d’immeuble qui ne s’ouvraient que pour les clients et les mères de famille ; jamais pour nous.
Il faut croire que nous avions fait nos preuves quand ton meilleur ami me demanda, plus de deux ans après mon arrivée et sentant le boulet du glaive de la justice, de l’accompagner chercher un boulot. J’ignorais qu’il devait être jugé un mois plus tard et que je témoignerais pour attester de l’existence d’un suivi socio-éducatif. J’ignorais que je devrais franchir les grilles de la maison d’arrêt et que je te donnerais de ses nouvelles après chaque visite.
On est puceau de l’horreur comme on l’est de la cité.
Toi et tes potes m’aviez défloré.
Les confidences ne venaient pas encore mais, à la nuit, à l’ombre des tours et des sirènes, vous n’hésitiez plus à parler devant moi de tel ou de tel autre, des raisons de leur incarcération ou de leur cavale, des kilos et des années en jeu. Mon silence pour seule arme.
Tu étais des trois de ceux qui étaient à la libération de ton pote, sans compter sa famille. Tu m’adressas un salut quand je sortis derrière lui. Matin de janvier, vent glacial, sa maman sortit la Thermos de café et quelques croissants. Vous n’êtes restés que pour la première tasse, vous saviez bien que nous avions nombre de démarches à accomplir, et laisser ce moment à la famille.
Quand tu fus serré à ton tour, six mois plus tard, je veux croire que c’est naturellement que tu m’écrivis de prison pour que je vienne te visiter. On était l’été et dans le bus pour Fleury-Mérogis, la clim faisait défaut. Au matin, les odeurs de curry, de couscous et de vêtements bien lavés que les familles essaieraient de faire rentrer au parloir. M’être levé à 5 heures pour arriver à notre rendez-vous de 10 heures, parce que préparer une réinsertion et une recherche de taf, c’est le matin.
Au gré des parloirs d’un été à Fleury, tu m’appris que les voyages était en fait une sanction familiale. Deux ans aux Comores dans la famille et trois ans en Syrie dans une école coranique. Juste pour te mettre du plomb dans la tête. Et qu’à tout prendre, tu préfères encore être là, dans ce nouveau bâtiment de Fleury – une douche par cellule – plutôt qu’aux Comores. C’est l’époque où l’avion de Yemenia s’écrase, tu es sans nouvelles de ta famille.
Je connus ta mère, tes dix frères et sœurs, leur expliquer le fonctionnement de l’administration pénitentiaire, qu’icelle ne tolère pas qu’on écrive à un détenu dans une autre langue que le français, a fortiori l’arabe, comment faire pour laisser rentrer un tapis de prière, et le budget à prévoir pour aller à Fleury : quinze euros aller/retour par personne, deux fois par semaine, trois personnes par visite, trois cent soixante euros par mois ; sans compter les mandats.
J’étais en vacances pour ta sortie de préventive. Tu m’appelles et veux écouter le bruit de la Méditerranée, depuis la Grèce où je suis. On décide de se faire un chouette resto à mon retour. Quatre-vingts euros en poche, on pousse la porte d’un truc qui nous semble bien classe à La Défense. On ne regarde même pas les prix. Au mitan d’une horde de costars-cravatés, nous mangeâmes fièrement dans nos sweats-capuches respectifs, deux entrées, un pichet de blanc, et un café pour deux.
Tu es revenu une fois sur le quartier. Je n’étais pas là. Considéré pour être celui qui a balancé le réseau, tu n’as pas attendu que tes anciens potes apprennent ta sortie et viennent te chercher. Tu es revenu pour te faire casser la gueule, une fois, consciencieusement, méthodiquement.
On attend ton procès. Tu postules à des boulots moisis avec la Mission locale. Intérim de magasinier, dans le bâtiment, ailleurs ; devoir batailler pour obtenir un financement de permis cariste.
Après, à nos rendez-vous, tu es venu accompagné d’une demoiselle. Vous n’étiez qu’un sourire. « Joseph, je te présente Salima, une amie. Salima, je te présente Joseph, mon éducateur. » Je souris encore à ce non-dit de présentation officielle où je crus voir dans tes yeux l’attente d’une validation.
On attend et on prépare tranquillement le procès. Tu ne viens plus aux rendez-vous qu’accompagné de ta chérie. Vous allez emménager ensemble, vous commencez à parler de mariage. Je rêve secrètement d’être invité.
Le mariage n’aura finalement pas lieu, sinon le religieux. Pas trop la teuf. Ton boulot en intérim dans le bâtiment te prend de plus en plus, tu travailles sérieusement, on se voit de moins en moins, sinon pour se donner des nouvelles, comme deux vieux amis à la nouvelle année.
Ta femme est enceinte, son ventre commence à pousser, comme ton angoisse et ta joie de devenir père. C’est que c’est un foutu travail, aussi, d’être soutien de famille. Finies, les conneries. Ramener l’argent, faire à manger, préparer la chambre du bébé.
Elle accouche en décembre, sous la neige. À la maternité, avec ma collègue Aude, tu nous présentes fièrement aux infirmières qui ne laissent entrer personne sinon la famille – dont tu dis que nous sommes – au service des prématurés. Tu passes tes nuits près de la couveuse ; ta fille a déjà ton sourire.
Quand Aude tombe enceinte quelques mois plus tard, tu la félicites et nous invites à bouffer pour fêter ça. Je suis au téléphone, on convient d’une date dans ta piaule de foyer pour jeunes travailleurs. Tu demandes si du saumon nous ira. Aude gueule à côté qu’elle n’a pas le droit au poisson cru. Tu te marres en disant que tu t’y connaissais avant elle, en bouffe de femme enceinte. L’arroseuse arrosée.
Tu vis ta vie et la date du procès finit par arriver. On ne s’était pas vus depuis quatre mois. En préparant la note de situation qui attestera du suivi socio-éducatif, je juge bon d’écrire que le dit suivi est fini, que c’est plutôt rare qu’après seulement cinq ans de travail, un jeune a su trouver ses propres réponses et ne plus faire appel à nous.
Tu paniques un peu à la lecture du dernier paragraphe. « Non, Joseph, n’écris pas ça ! C’est quand même mieux de dire aux juges que je vois régulièrement un éducateur... » Je souris, prends le temps de t’expliquer que c’est encore mieux l’émancipation, la liberté, tout ça. Tu mets cinq bonnes minutes à entraver et à te redresser, fier.
L’audience est reportée.
Ton boulot se passe toujours aussi bien, tu donnes complète satisfaction. Malgré les quelques crises conjugales – parfois violentes – le bébé grandit et toi aussi. Avec Aude, nous sommes invités dans ta famille peu après son accouchement. Tous les frères et sœurs sont là, ton père aussi, chose rare. Aude et ta mère causent, entre daronnes. Et il cause, ton père, chose encore plus rare. Il est fier de toi. Tu as quitté le foyer, tu es revenu vivre dans la famille et tu sors, l’air de rien, les billets gagnés légalement pour participer au loyer. Il enfouit la liasse dans sa poche de chemise. C’est bien, mon fils. Hélas, le daron doit partir avec le dessert. Il dit que ça lui a fait plaisir de nous avoir vus, Aude et moi, mais là, il ne peut vraiment pas rester parce qu’il a un deuxième conseil de famille... Comme si du premier, nous en étions.
Le report de l’audience arrive enfin. On se cause vite fait au téléphone pour ta stratégie de défense. Famille, boulot, suivi intensif puis terminé puisque tu es devenu un homme et n’as donc plus besoin d’éducateurs.
Je ne saurai jamais pourquoi tu ne te présentes pas le jour dit. Pourquoi tu donnes juste ton simple contrat de travail à ta mère pour qu’elle le présente au tribunal. Pourquoi tu zappes cette formalité alors que tout allait mieux, alors que tout allait bien.
Tu m’appelles le soir même. Tu penses à te rendre direct au commissariat, tu n’as même pas envisagé la possibilité de faire appel. De reprendre le dossier, pied à pied, ni de rebosser ensemble, comme à l’époque, se voir tous les deux jours alors que le scalpel de la taule ne cessait de menacer de sa lame tranchante ; et qu’on riait, qu’on en riait.
Tu as pris cinq ans ferme. Peines planchers et tout le bordel. Autant d’années que celles où remonte le début de notre histoire. Je ne sais lequel de nous deux a fait le plus grandir l’autre. Ça prend du temps, tout ça, la fin de ton adolescence, mon arrivée sur le quartier. Je repense à Nietzsche. Peut-être t’en parlerais-je la prochaine fois qu’on se verra. Ou sans doute pas ; nous avons encore tellement à découvrir, tous les deux.
Il faudra tout reprendre, il faudra continuer. »