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samedi 15 novembre 2008

Sur le terrain

posté à 00h06, par Lémi
5 commentaires

Carlos Regazzoni : le roi de la ferraille en son antre ferroviaire
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Il est un rien fou. Ou pas… Créateur génialement mégalo, figure de l’art contemporain (même si ce dernier renâcle un peu à lui faire de la place), grande gueule et poète roublard, Carlos Regazzoni est un artiste à part. Vraiment. Après Paris, cet illuminé argentin squatte désormais une zone industrielle désaffectée de Buenos Aires, vit au milieu d’un joyeux foutoir et regarde passer les trains. Visite guidée.

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Au premier coup d’œil, l’endroit ne paye pas de mine : une sorte de zone industrielle désaffectée, un peu à l’écart du centre de Buenos Aires. Un endroit poussiéreux, plus proche de la décharge en plein air que de l’atelier d’artiste. Du sable, des hangars rouillés, des monceaux de ferraille. Et puis, on s’approche et… tout s’éclaire. Les ordures deviennent sculptures, la ferraille prend forme, des monstres surgissent de la friche industrielle : fourmis géantes à l’assaut des piliers d’autoroute, Rossinantes avachies dans les hautes herbes, Latécoères de la glorieuse époque de l’Aéropostale échoués contre les hangars…

Le domaine de Carlos Regazzoni, l’artiste argentin mégalo tant décrié par les caciques de l’art contemporain, le Vulcain patagon qui bataille avec des tonnes de fer pour accoucher de son art monumental, commence ici. Pour les chanceux, invités à pénétrer son univers, il se prolonge par quelques hangars bordéliques, débordant d’œuvres, et par des wagons désaffectés, reconvertis en lieux d’habitation.

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Carlos Regazzoni a pris depuis longtemps l’habitude de squatter ses lieux de vie, de s’emparer de friches désertes pour les adapter à son univers fantasque. A Paris d’abord où il occupa 6 000 m2 appartenant à la SNCF. Squatteur pendant 12 ans des Halles Pajol, hangars construits par Gustav Eiffel, il s’en fit déloger par la politique culturelle de son meilleur ennemi, Bertrand Delanoë. Ce satané « Hijo da Puta », comme il ne cesse de le nommer avec tendresse…
Puis ici, depuis 20 ans, sur ce très grand terrain1 bordant les voies de chemin de fer de Buenos Aires, son « Chateau ferroviaire » comme il l’appelle, pendant terrestre au « Chateau dans le ciel » de Miyazaki.

C’est dans ce capharnaum lumineux, où se côtoient ânes en chair et en os, peintures criardes, vieux tacots désossés, sculptures dinosauresques et dindons agressifs, que l’artiste décrié aux faux airs de Dali, grande gueule toujours ouverte, reçoit. Rencontre avec un artiste total, entre voies ferrées et voix divines.

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"J’habite dans mon univers
qui roule dans l’univers de la terre
"

Makhno post-moderne, Regazzoni reçoit en son wagon aménagé. Débraillé, cheveux en bataille, il assaille aussitôt le visiteur d’un étrange sabir, éructant non-stop un mélange de français et d’espagnol. Sur un mur, une dizaine de fusils de calibres divers prennent leurs aises dans un râtelier géant, non loin d’un lot de sabres d’abordage ou encore d’animaux empaillés.

Tout de suite, l’artiste a tout de Dali : les grandes poses tragiques, les mouvements des bras, les théories fumeuses et les intuitions géniales. Le dédain des autres, aussi. Car Carlos Regazzoni se revendique comme un créateur détaché du monde de l’art et de ses institutions. Les autres peintres et artistes qui auraient pu l’influencer ? Pfff, il chasse la question d’un revers de main. Lui ne mange pas de ce pain là. Trop commun, trop terre-à-terre.

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Son inspiration, celui qui est né en 1944 dans une petite ville patagonne la trouve dans les trains et les gares. Dans la « puissance inimaginable de la ferraille ». Dans les premiers héros de l’Aéropostale - Mermoz et surtout Saint-Ex, dont il divinise l’œuvre - qui relièrent l’Argentine au reste du monde sur leurs capricieux Latécoère 25 et 28, engins dont il ne peut prononcer le nom sans soupirer de ravissement. Dans sa curieuse excitation pour tout ce qui touche à l’idée de réseau, à commencer par le réseau ferroviaire : « Le train danse dans le monde en transportant nos rêves », dit-il, presque les yeux au ciel.

Ce sont finalement les trains qui l’excitent le plus. Il y revient toujours, soulignant leur potentiel érotique, leur symbolique industrielle, « Avions et trains sont les plus grandes épopées de l’ère industrielles », et se félicite de sa chance, celle de pouvoir vivre sur les rails et d’entendre chaque jour le passage des trains. Le paradis, selon Regazzoni.

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"Je n’ai pas beaucoup de choses dans la tête,
mais beaucoup dans l’âme et dans le coeur.
"

Quand Regazzoni parle de son art, il n’hésite pas à verser dans un lyrisme outrancier, lui qui prétend « ouvrir la porte à la vie » en créant et libérer l’humain de ses carcans modernes. Ses sculptures géantes en matériaux de récupération ? Une mise en scène d’un impératif existentiel, « ne pas perdre sa condition d’homme en face de l’objet. » Pour exister, Regazzoni tord le métal, le provoque en duel avec sa torche à acéthylène : « Quand je prends un morceau de ferraille et que je le travaille, il passe en moi. » De ce duel émergent des œuvres démentes, comme ce dinosaure de 12 mètres de haut pour 45 de long, perdu dans la pampa patagonne.

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En parcourant ces hangars envahis par la gente animale, bourrés de sculptures et d’objets incongrus, en écoutant ses explications loufoques sur le pouvoir des mains ou la meilleure manière de faire éclore des œufs de dindons, on pense au Kusturica de Chat Noir Chat Blanc, celui qui déborde de vie loufoque et attachante, d’absurde au quotidien. Un amour de la vie tout entier dans l’exubérance de Regazzoni, dans ses diatribes plus ou moins cohérentes, dans son lieu de vie taillé sur mesure pour sa folie. D’ailleurs : comme Kusturica, l’artiste ne manque pas de détracteurs.

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Lorsqu’on l’a rencontré, il prétendait travailler tout seul, ne pas faire appel à d’autres mains que les siennes pour ériger ses monstres. Expliquait s’aider parfois d’une grue, mais bosser en solitaire. Une affirmation à prendre avec des pincettes, une rapide vérification sur internet semblant prouver le contraire.

Au fond, Regazzoni ne travaille pas seulement le fer, mais aussi sa légende. Et se met en scène, s’attribuant immanquablement le beau rôle. Ainsi, il se décrit comme Péroniste2 et proche des aspirations populaires, défenseur d’un petit peuple dont il se ferait le porte-parole.

"13 000 dollars, cela fait très peu si on les partage à vingt.
Ça fait beaucoup plus si on se les partage à un…
"

La réalité est un tantinet différente. Et la réputation de l’illuminé n’est, il faut bien l’avouer, pas des meilleures. Affairiste, égoïste, raciste, prêt à tout pour l’argent : les critiques ne manquent pas si on fouine un peu. Son passage à paris aurait laissé un goût amer à ceux qui le fréquentèrent. A titre d’exemple, on se contentera de citer cette phrase sybilline que lui attribue wikipédia, balancée pour défendre le fait qu’il se soit attribué l’ensemble des subventions et rémunérations allouées à un projet collectif réalisé à 20 : « 13 000 dollars, cela fait très peu si on les partage à vingt. Ça fait beaucoup plus si on se les partage à un… » Une logique toute financière…

A l’heure des adieux, on sent malgré tout qu’on a rencontré un artiste exceptionnel, lumineux. Il a beau trop en faire, jouer d’une mise en scène outrancière, ne jamais perdre le fil financier - allant jusqu’à profiter de notre passage pour nous suggérer de superviser la vente de ses œuvres en France contre monnaie sonnante et trébuchante - , on le quitte le sourire aux lèvres. Sans doute parce qu’il estime, comme Dali, que s’il « y a une chose dont le monde n’aura jamais assez, c’est l’exagération ». Et que ces gens-là, sans exagérer, il n’y en aura jamais assez.


Le site Internet de Carlos Regazzoni est ICI.



1 Si grand qu’il vaudrait, selon lui, plus de 40 millions d’euros et que son squattage constituerait la « plus belle opération immobilière de la ville ».

2 En Argentine, il existe encore un fort attachement populaire autour des figures de Juan et Eva Peron (la célèbre Evita), censés avoir œuvrés politiquement (1973-1974) par amour du peuple


COMMENTAIRES

 


  • samedi 15 novembre 2008 à 22h01, par Zgur

    J’ai cru un moment que tu nous parlais de Clay Reggazzoni, champion automobile qui a aussi fait dans la compression en fracassant en 1980 sa colonne vertébrale lors d’un accident de Formule 1 et en mourant 26 ans après en compressant son monospace contre une glissière de sécurité.

    Moralité :

    Con pressé, compression.

    Arf !

    Zgur

    Voir en ligne : http://zgur.20minutes-blogs.fr/



  • dimanche 16 novembre 2008 à 17h45, par Isatis

    Con pressé - compression :-)) Elle est bien bonne !

    Avec celui-là de Regazzoni, faut plus chercher qui a fabriqué les pièces de sabotage des TVG ; c’est un complot international !
    Kou-Kouch au secours !!!

    • mardi 25 novembre 2008 à 19h45, par lémi

      Je réagis en retard, mais je l’avoue bien volontiers : les jeux de mots de Zgur jamais ne décoivent. Et celui-ci occupe le très haut du panier Zgurien (qui plus est, ce cher Zgur a les mêmes références motomobiles que mon père...).
      Pour l’implication anarcho terroriste de Regazzoni, la chose n est pas encore prouvée. Mais comme il parait que désormais il ne faut plus des preuves mais seulement des « mauvaises » lectures pour être incarcéré, la prison lui pend au nez (une opération du GIGN en territoire argentin ?)...

      • lundi 1er décembre 2008 à 18h50, par albane

        merci l’ami pour ce ptit bout de paradis, qui m a joyeusement fait redécouvrir l univers de ce type qui m intrigue tout de même pas mal depuis que j ai eu l occasion de visiter son terrier.. jepeux te filer quelques photos en plus si tu veux,
        albane.

        • jeudi 4 décembre 2008 à 17h42, par lémi

          Hey,
          Tu fais donc partie du peu peuple des élu(e)s regazzoniens ? je te félicite, c’est un statut quasi sacré...
          C est gentil pour les photos. Si tu en as 2 ou 3 qui claquent, je les rajouterais bien volontiers (D autant que les miennes sont un peu mornes)
          Salutations valparaisiennes

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