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samedi 6 mars 2010

Le Cri du Gonze

posté à 16h19, par Lémi
23 commentaires

Odetta : rhapsody in blues
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« Odetta était une déesse. » Joan Baez avait peut-être une voix de chèvre, mais elle touchait parfois juste. Oui, Odetta, grande oubliée, tutoyait l’Olympe, musicalement en tout cas. Moins connue que ses consœurs ès frissons vocaux - B. Holiday, E. Fitzgerald, B. Smith… -, dame Odetta a tout chanté, folk & blues, rock & soul, droits civiques en étendard. Hommage pieux.

Odetta, « Timber »

Birmingham, Alabama. La plus grande ville de cet État si lumineusement décrié par l’immense J.B. Lenoir – « Je ne retournerai jamais en Alabama, ce n’est pas un endroit pour moi / Tu sais, ils ont tué mon frère et ma sœur, et on laisse ces gens courir en liberté  » – , pas le genre de lieu où il fait bon naître quand on est noire et que vos parents sont pauvres. Plutôt le genre de vaste bled où on emprisonne Martin Luther King le jour (en 1963) où il a le culot d’y participer à une marche pour les droits civiques (c’est depuis la cellule de la prison qu’il a rédigé sa célèbre Letter from Birmingham Jail) ; voire, comble de l’horreur, où des monstres du Klu Klux Klan déposent des bombes dans les églises (septembre 1963, quatre fillettes noires tuées). Une ville maudite, en quelque sorte. C’est pourtant là qu’est née une certaine Odetta Holmes, amenée à devenir un concentré musical de jus de yahou. Et c’est sans doute pour ça, en réaction à son lieu de naissance1, que la chanteuse s’époumonera toute sa vie à dénoncer le racisme, à parler sans cesse de « Shame and scandal » et qu’elle luttera pour les droits civiques sans jamais rien lâcher. Comme ce jour de 1963, où elle a entonné « O Freedom », à la fin de la gigantesque marche sur Washington qui secoua l’Amérique ségrégative. « Je suis un simple soldat au sein d’une très grande armée », expliqua-t-elle un jour. La seule armée qui ne me file pas de boutons.

Des grandes chanteuses du blues ou assimilé (Ella Fitzgerald, Bessie Smith, Billie Holiday… entre autres), Odetta est surement celle qui a eu la plus grande influence sur ses contemporains, dans son engagement comme dans sa musique. Elle creusa une marque indélébile dans l’époque, coiffure afro en étendard, Mississippi dans la gorge. Janis Joplin, Johnny Cash (duo croquignolet ici), Joan Baez et beaucoup d’autres ont professé une admiration inconditionnelle pour celle qui, d’avoir rapidement endossé les habits du revival folk (elle s’en explique ici, en VO), n’en chantait pas moins sa propre version du blues2. Baez, pour reconnaître sa dette, n’y allait pas par quatre chemins : « Odetta était une déesse. » C’est dit.

Mais c’est surtout Bob Dylan qui a puisé une grande partie de sa balistique musicale et poétique dans les bagages limpides d’Odetta. En 78, il déclarait à Rolling Stones : « La première chose qui m’a plongé dans le folk, c’est Odetta. J’ai entendu un disque d’elle dans un magasin de disques, à l’époque où vous pouviez encore écouter les disques au beau milieu du magasin. En sortant, j’ai couru échanger ma guitare électrique et mon ampli contre une guitare acoustique. […] Cet album m’a été vital. J’ai appris toutes les chansons qui le composaient.  » Dans la bouche de Bob-le-bougon, ça sonne comme une déclaration d’amour éternelle, Roméo peut rentrer chez sa mère. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le magnifique film que Scorcese a consacré à Dylan, No Direction Home, propose un extrait de l’interprétation de « Water Boy » par Odetta, Graal rugissant3 :

Il faudrait s’attarder des heures sur cette minute de pure jouissance visuelle et musicale. Les yeux exorbités, les claquements de langue pyrotechniques, la puissance vocale d’Odetta se jetant au feu, la mâchoire décrochée… tout complote ici pour faire frisonner ta moelle épinière. Une simple guitare, quelques accords plaqués sans fioritures, une voix nue et rageuse : paf, déflagration.

On considère souvent le courant folk de l’époque comme un truc invertébré, un genre de mollassonnerie babos au compteur resté bloqué sur « Blowin’ in the wind », Joan Baez et Hugues Aufray. Mignon, mais pas vraiment excitant. Grave erreur. En creusant les racines d’une culture passée, le folk la secouait, lui redonnait une valeur contemporaine. C’est pourquoi Odetta a tout chanté, passé et présent. Blues, gospels, spirituals, chants d’esclaves, chants rock, chants de prison, chants d’amour, chants de bûcherons, chants de labeur, chants religieux, chants des porteurs d’eaux, chants des champs de coton, chants soul, chants soûls… Dans chacun de ces répertoires, elle insuffle une même dose d’émotion. Qu’importe le support. Quand Hugues Auffray chante « Santiaaaaano », c’est chiant. Quand Odetta psalmodie « Santi Anno » (ci-dessous), c’est peut-être aride mais surtout profondément émouvant.

Un certain Maya Angela, poète de son état, a un jour déclaré : « Si seulement on pouvait être certain que tous les 50 ans, une voix et un esprit comparable à Odetta se manifesteraient, les siècles passeraient si rapidement, si agréablement, qu’on ne connaitrait même plus le passage du temps. » Joli, même si - même pour moi, l’adepte des grandes envolées adulatrices - ça semble un tantinet exagéré. N’empêche, on ne sort pas indemne de l’écoute répétée d’Odetta, comme si quelque chose de sacré se cachait dans ses interprétations. Comme si la dame trimballait avec elle toute la rédemption du monde. D’ailleurs, comme je ne voudrais pas plonger ton week-end dans la contemplation introspective et l’ânerie religieuse, je te propose un dernier morceau de Lady Odetta, plus tardif et moins gratte-tripes, limite enjoué, « Hit or miss ». Ça devrait te remettre d’aplomb.



1 À l’égal de sa ville, Birmingham, épicentre de l’Amérique raciste mais également lieu privilégié de la contestation pour les droits civiques.

2 À l’image de son avant-dernier album, sorti en 1999 et intitulé Blues Everywhere I Go

3 Une autre version est disponible ici, entière, mais elle est beaucoup moins poignante.


COMMENTAIRES

 


  • samedi 6 mars 2010 à 16h36, par Remugle

    Joan Baez avait peut-être une voix de chèvre

    M’enfin ... comment ose-t-on dire des choses pareilles ...??!!??

    elle est evidemment pas à la hauteur de Dylan, elle a souvent chanté des conneries, son coté bourge branchée emmerde... mais c’est Joan Baez tout de même... et sa voix a le plus souvent été tres emouvante ....et comme elle chante « turn, turn » dans « don’t look back »de Pennebaker, hein ??? pas de la daube tout de même...

    Voix de chèvre... ! peuchère.... ô coquin de sort !

    • Ahah, je me doutais que je déclencherais des cris d’orfraie. Pour tout te dire, je l’ai presque fait exprès. Rien de tel que commencer un billet par une affirmation de ce genre pour créer le débat... Après, elle m’a toujours emmerdé, c’est vrai, mais je professe des lacunes en la matière (t’avouerais-je que je n’ai toujours pas vu « Don’t look back » ?). Peut-être que la rencontre viendra plus tard.

      • Pour la rencontre, essaye son tout premier « Joan Baez » 1960, puis « Diamonds and Rust » 1975...
        se souvenir qu’elle a fait re-connaitre, agée de moins de 19 ans, Guthrie, Leadbelly et tant d’autres ... tombés dans l’oubli....et les chants du début du syndicalisme américain, comme « Joe Hill »... et fait connaitre au public un tout jeune Bob Dylan...

        on est bien loin d’Hugues Aufray et du scoutisme-folk...



  • samedi 6 mars 2010 à 18h34, par wuwei

    Quand Hugues Auffray chante « Santiaaaaago », c’est chiant.

    Au fait Hugues Auffray chante aussi Santiaaaaaano et non pas Santiago et ca fait toute la différence ! hé, hé...



  • samedi 6 mars 2010 à 19h50, par antennerelais

    Connaissais pas cette fille, c’est fou on pense immédiatement à Joan Baez, mais il y a le même genre de fossé que lorsqu’on passe du rockabilly des 50’, au ryth’m & blues des 40’ et début 50’ fait par les noirs, on change vraiment de catégorie, il y a du scandale là-dedans (le principal du succès et des ventes de disques pour les repiqueurs (et affadisseurs) blancs).

    • dimanche 7 mars 2010 à 03h16, par Remugle

      @ antennerelais :

      « ...les repiqueurs (et affadisseurs) blancs). »

      Eh, Odetta était anti-raciste : elle a magnifiquement chanté Guthrie, Pete Seeger, du Bluegrass...
      écoutez donc « Ballad for americans », ou Bob Dylan : « Odetta sings Dylan » et même des traditionnels anglais comme « greensleeves » dans « the tradition masters »... que de la musique de « blancs »...

      • dimanche 7 mars 2010 à 13h24, par antennerelais

        Elle aurait donc opéré une transmutation à l’envers sur de la « musique de blancs » (l’inverse d’un processus d’affadissement donc).

        PS. Sortir le mort « racisme » à l’évocation d’un des grands scandales de l’histoire de la musique (le fait que les blancs se soient appropriés - en le simplifiant et l’affadissant - le répertoire blues/ryth’m blues, récoltant à eux tout l’impact médiatique et pécunier possible - tandis que de vieux bluesmens crevaient dénués à l’hôpital, s’il n’avaient la chance d’être repéchés et « redécouverts » à temps par les « Folk blues festivals ») : sortir ce mot ne me semble pas découler de la meilleure inspiration (mais merci pour les références de trucs à écouter !).

        • dimanche 7 mars 2010 à 13h47, par Lémi

          @ Antenne Relais & Remugle

          Ah, le vieux débat du rapt de la musique noire par les Blancs... C’est vrai qu’Odetta n’est pas le meilleur exemple de ça, elle évoluait dans une scène qui essayait justement de remettre à l’honneur les influences noires sans les vampiriser (de Pete Seeger à Dylan ou Guthrie, on ne peut pas dire qu’ils n’aient pas rendu hommage à leurs prédécesseurs et tenté de relancer ceux qui étaient encore vivants), et qu’elle n’a pas eu à affronter le même type de racisme que, par exemple, les bluesmen de la première moitié du 20e.



  • dimanche 7 mars 2010 à 00h52, par naoskred

    Juste un remerciement pour cette découverte fabuleuse pour moi.
    Bonne continuation.



  • dimanche 7 mars 2010 à 16h16, par un-e anonyme

    Hé mon vieux, que penserais-tu d’un petit troc « Don’t look back » contre « No Direction Home » ?
    Pour être honnête tu gagnes pas vraiment au change, mais vraiment, savoir le bijou depuis si longtemps entre les griffes de ton inculte de frère, ce n’est plus jouable.. J’en ai des frissons et ça perturbe ma vie.. Sérieux !

    • lundi 8 mars 2010 à 20h28, par JBB

      Inculte, inculte

      Est-ce que j’ai une tête d’inculte, d’abord ?

      (Eheh, maintenant, tu peux te brosser pour l’avoir : je vais direct le revendre sur E-bay, No Direction Home. De toute façon, j’ai jamais pu blairer la musique de babos…)

      • lundi 8 mars 2010 à 22h14, par un-e anonyme

        OUH PUNAISE !

        Et moi qui m’étais sagement réfrénée pour me contenter d’un petit « inculte » de rien du tout, alors que plus spontanément, j’aurais volontiers balancé un truc du genre « ton gros rustre moustachu de frère » ... Putain, qu’est-ce j’aurais pris !

        Je m’adapte et reviens donc sur ma proposition : un No Direction Home contre un best-of d’Amadou et Mariam, ça te va ?

        • lundi 8 mars 2010 à 22h57, par JBB

          Amadou et Mariam, c’est has-been.

          Par contre, un introuvable de Patrick Topaloff, je veux bien y réfléchir. Style ce titre avec Sim

          • mardi 9 mars 2010 à 12h16, par un-e anonyme

            Ca va, c’est pas l’horreur. Je ne trouve rien d’autre à dire, j’ai juste envie de pleurer..

            GABBA GABBA HEY !

            • mardi 9 mars 2010 à 13h31, par Lémi

              @ anonyme pas nonyme

              Ok, j’arrive après la bataille, mais j’ai des excuses (Internet is dead chez bibi, je squatte celui du moustachu topalovien). Ravi de voir que vous avez trouvé des points communs...
              En tout cas, je signe des deux mains pour l’échange proposé. De toute manière JB m’a sorti un truc du genre « ouais c’est un peu mou hein, et pis y chante un peu trop », inculterie quand tu nous tiens, enfin bref, il ne mérite pas de le garder. Donc next time, tu peux compter sur ta galette magique.
              Un abrazo



  • jeudi 11 mars 2010 à 10h31, par un-e anonyme

    Joan Baez n’est pas « blanche », elle est à moitié mexicaine, ce qui explique en partie son engagement anti-raciste aux côtés de Luther-King.

    • vendredi 12 mars 2010 à 14h22, par Karib

      Ah bon, pour être anti-raciste il faut être basané ? Ou alors, l’être un peu, à moitié, ça aide ?

      • vendredi 12 mars 2010 à 15h05, par un-e anonyme

        Elle explique elle-même, dans ses mémoires, que c’est l’expérience du racisme qu’elle a elle-même subi en tant que « latino » qui l’a rendue sensible au racisme subi par les Noirs.
        Chacun son parcours...

        • vendredi 12 mars 2010 à 15h44, par Karib

          Qu’elle l’explique elle-même, n’y change rien : c’est une sottise de sa part. On peut être Noir ou latino et être raciste. Ou Oncle Tom. Etre femme et défiler à Versailles contre l’avortement avec les pro-vie. Etre ouvrier et plein d’admiration pour son patron milliardaire, etc.

          • vendredi 12 mars 2010 à 18h43, par un-e anonyme

            Justement, oui.
            On peut faire partie d’une population opprimée sans pour autant prendre conscience (des fondements politiques) de son oppression.
            Ce qui n’est pas son cas, comme elle le raconte (ou comme le raconte Audre Lorde, d’ailleurs) : il faut un déclic.

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