ARTICLE11
 
 

mercredi 17 février 2010

Vers le papier ?

posté à 12h47, par JBB
13 commentaires

Raphaël Meltz (Le Tigre) : « Il vaut mieux se saborder que devenir un gros machin ressemblant aux autres. »
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Sitôt dit, sitôt fait : annoncée lundi en même temps que la volonté d’A.11 de sortir un jour sur papier, la série d’entretien autour de la presse alternative débute aujourd’hui. Pour lancer les hostilités, un invité de choix, félin classe et insolent, publication passionnante autant que très bel objet : Le Tigre. L’un de ses deux fondateurs, Raphaël Meltz, a accepté de feuler en ces lieux.

Rhhhooooo… RRRhhoo… Grrhoooo… GGRRROOoo… Je n’y arrive pas vraiment. Mais on va dire - pour la forme - que j’ai poussé un impressionnant rugissement. Euh… feulement. Enfin : ce bruit que font les tigres quand ils ont repéré une petite antilope à boulotter et qu’ils se mettent en chasse, babines retroussées et toute bave dehors.

Normal que je me mette ainsi en conditions : rayures et fourrure sont de sorties. Le Tigre passe sur le grill, et c’est une fort belle manière de débuter la série d’entretiens qui prendront place dans cette nouvelle rubrique, Vers le papier1. Parce que Le Tigre - très bel objet, mais pas que - a une façon bien à lui de poser ses pattes là où nulle autre publication ne pointe le bout de son museau, sur le fond comme dans la forme. Graphisme ultra-léché, style joliment littéraire, phrases taillées au cordeau, sujets et regard résolument subjectif, l’animal s’est inventé son journalisme. Unique.
Une identité qui ne laisse pas indifférent, que tu aimes ou abhorres - certains reprochent au Tigre une esthétique trop recherchée, pointent son supposé élitisme et regrettent une façon de se placer comme « en-dehors du champ politique ». Qu’importe : dans la jungle, terrible jungle, la bête taille son chemin, insolente et sûre d’elle. Capable de joyeusement snober des médias dominants se faisant enjôleurs à l’occasion d’un portrait numérique abruptement monté en sauce2. Capable - aussi - de se réinventer avec classe, une nouvelle peau comme antidote à l’habitude et à la facilité, pour continuer à expérimenter et à surprendre. Capable - enfin - de se payer le luxe de s’étendre longuement en un espace limité. La nouvelle version du Tigre, dont tu peux voir la une ci-dessous, s’offre ainsi une longue respiration graphique en milieu de numéro - quatre pages sur douze sont dévolues à une affiche de Jochen Gerner - et accorde aussi une place conséquente à l’interview d’un homme ayant passé sept ans dans le camp de Guantanamo.

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Sur cette nouvelle mue du Tigre, je ne m’étendrai pas plus avant. Parce que cela ressemblerait trop à du copinage, chose que la petite équipe du journal déteste - pas de publicité en ses pages, non plus que de critiques culturelles d’actualité. Parce que tu peux feuilleter la nouvelle version du Tigre en ligne (puis l’acheter, bien entendu) et te faire toi-même une opinion. Et parce que c’est beaucoup plus intéressant quand c’est Raphaël Meltz, l’un des deux fondateurs du Tigre, qui prend la parole. GGGGRRRROOoooo !3

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Le Tigre va changer, avec une nouvelle formule. De quoi s’agit-il ?

Le Tigre a déjà eu de nombreuses vies : hebdomadaire à sa naissance en 2006 (16 numéros), mensuel à sa résurrection en 2007, bimestriel depuis 2008. Il nous fallait donc expérimenter une périodicité nouvelle : le quinzomadaire (comme ça en 2011, on pourra enfin tenter le quotidien…). Cette nouvelle formule correspond à la fois à l’envie de se remettre en question, alors qu’on s’était un peu mis à ronronner (un comble pour un tigre !), et d’être à nouveau, comme au début, dans une temporalité un peu nerveuse. De pouvoir raconter le monde presque « en temps réel », d’être plus du côté du journal que de la revue. Tout en restant présent en kiosques (et aussi en librairies, du moins pour celles qui pourront suivre ce rythme effréné).

En revanche, tous nos fondamentaux vont demeurer : pas de publicité (pas du tout : donc pas non plus de partenariats, ni même de publicités pour les « amis »), pas de traitement de l’actualité culturelle, un journal réalisé entièrement avec des logiciels libres et une volonté de soigner à la fois l’aspect graphique et la qualité de l’écriture. Notre rapport à l’actualité restera - lui-aussi - le même : ni donneur de leçons ni simple caisse d’enregistrement, Le Tigre cherche à faire réfléchir ses lecteurs, sans tomber dans le piège du prêt-à-penser4.

Le papier sur Marc L. et son large retentissement ont-ils joué un rôle dans cette décision de changement ? L’hyper-médiatisation à laquelle il a donné lieu semble avoir gêné Le Tigre, qui s’est d’abord plongé dans le silence avant de publier un papier d’explication et d’analyse. Ça a été dur, ne pas céder à l’emballement médiatique ?

Il n’y a pas eu d’effet direct, si ce n’est peut-être une forte hausse des ventes consécutive à la folie médiatique qui a suivi l’affaire. Augmentation qui a permis, pour la première fois, de ne pas avoir le sentiment que Le Tigre jouait sa peau (économiquement) à chaque nouveau numéro en 2009. Du coup, plutôt que de se reposer sur ses lauriers et par exemple imaginer dégager un salaire pour l’un de ses deux fondateurs (Laetitia Bianchi & Raphaël Meltz), on a préféré prendre un nouveau risque financier.
Quant à la difficulté à ne pas céder à l’emballement, elle a été faible : refuser d’être interviewé pour le 20 Heures de TF1 est un plaisir de fin gourmet, comme dirait l’autre. Dès lors qu’il a été évident, après une seule interview à l’AFP, que tout cela partait en eau de boudin, il a suffi de décrocher le téléphone du Tigre et de laisser tout le monde s’amuser sans nous.

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Plusieurs lecteurs nous ont fait remarqué que Le Tigre, qu’il le veuille ou non, a mis, avec ce « portrait Google », le doigt sur quelque chose qui est entré en résonance avec la société (vie privée vs. Internet, et tout le tralala). C’est tout à fait probable, mais cela ne signifie pas pour autant qu’on doive se mettre à intervenir en public sans discernement. Notre « portrait Google » fonctionnait par lui-même : que le monde entier s’en saisisse est une chose (sinon, pourquoi ferait-on un journal ?), qu’on doive le commenter et le vendre sur les plateaux de télé en était une autre.

La plupart des titres, même dans la presse alternative, se réjouiraient de voir leurs ventes augmenter. Tu sembles presque le regretter, ou - à tout le moins - ne pas vouloir capitaliser dessus. Le Tigre ne s’en revendique pas, mais cela ressemble bien à une position très politique, non ?

On peut le dire comme ça. C’est vrai qu’il y a dans la volonté du « toujours plus » de certains - y compris ceux qui se disent « alternatifs » - quelque chose qui nous laisse indifférent. J’ai une magnifique théorie (un brin fumeuse…) sur la courbe en U à l’envers formée par la « qualité » des lecteurs (en ordonnée) rapportée à leur quantité (en abscisse). Très peu de lecteurs, c’est le bas de la première branche du U renversé : ce sont souvent des fanatiques, parfois un peu envahissants, qui aimeraient n’importe quoi du moment qu’on le sigle Tigre ; bof… Un nombre conséquent de lecteurs, c’est le haut du U retourné : ils comprennent l’esprit du journal (cela vaut aussi pour un livre, un film, etc.) et les rapports avec eux sont agréables. Trop de lecteurs, on redescend : le journal est acheté pour de mauvaises raisons (portrait Google, évocation dans tel média mainstream…), les lecteurs ont un rapport consumériste au journal (« j’ai commandé un numéro il y a deux semaines et toujours rien reçu, quel scandale ! »), ainsi de suite…
Toute la subtilité de la chose est de parvenir à déterminer le moment où la courbe fléchit, c’est-à-dire au-delà de combien de lecteurs les choses changent. C’est évidemment inchiffrable, même si - pour nous - j’ai ma petite idée… En clair : nous n’y sommes pas encore, même si nous voyons au ton des mails reçus que quelque chose a déjà un peu changé.
De façon générale, l’histoire de l’industrie culturelle est traversée par des structures qui grossissent et qui, fatalement, perdent leur âme de départ. On peut - bien sûr - considérer que c’est le cours de la vie, ou alors trouver qu’il vaut mieux se saborder que devenir un gros machin ressemblant aux autres. On aura compris de quel côté Le Tigre penche.

« Trop de lecteurs, on redescend : le journal est acheté pour de mauvaises raisons (…), les lecteurs ont un rapport consumériste au journal. »

De ce point de vue, oui : nous sommes très politiques. Nous n’avons pas du tout envie de balancer dans le journal un ton très militant, mais il nous semble essentiel d’avoir une pratique en adéquation avec nos principes ; d’où l’utilisation de logiciels libres, l’absence définitive de publicité, et aussi une volonté de rester critique sur nous-même. Je connais des auteurs qui ont de magnifiques discours sur le monde du travail et qui ne s’intéressent - par exemple - absolument pas à la façon dont ils impriment leurs ouvrages. Le Tigre, lui, est imprimé par Laballery (et, pour la nouvelle formule, par sa cousine Chevillon), dont la structure est une Scop (coopérative ouvrière). Je trouve très intéressante la notion de Scop, du coup je décline par principe quand un autre imprimeur me propose de me démontrer qu’il sera moins cher.

Pour certains, tous les moyens sont bons pour faire la révolution, peu importe le flacon du réel actuel pourvu qu’on ait l’ivresse d’un avenir différent. Sans être un farouche social-démocrate, il me semble que la vraie révolution commence au niveau de sa modeste personne (là, je pontifie un peu, je sais).

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Est-ce que Le Tigre essaye de s’adresser au plus grand nombre ? Dit autrement : l’élitisme est-il un risque ou une revendication ?

J’ai déjà un peu répondu avec mon histoire de courbe en U. L’un des avantages du monde moderne - et de la mort à petit feu de la presse papier - est que ça a clarifié les choses : un journal en papier (du moins généraliste) est forcément un média élitiste. Même Paris-Match a perdu depuis plusieurs années sa particularité de mass-média s’adressant à des catégories de lecteurs assez variées. Le Monde ou Libération, dont les tirages restent tout de même plus élevés que les nôtres (plus pour longtemps…), ont un « cœur de cible », comme ils disent, très restreint. Ainsi, quand tu publies Le Tigre, tu sais bien que tu t’adresseras à peu de lecteurs (en tout cas, ramenés à l’ensemble de la population française). Bien sûr, il y a internet, qui permet de faire du rattrapage, de compenser le manque de visibilité en kiosques et le dédain de la grande presse ; mais si le site vient en complément du journal (comme c’est notre cas), ça n’influencera que peu ta ligne éditoriale. Jamais on ne s’est dit : il ne faut pas faire trop long pour quand ça ce sera sur le site... (D’ailleurs ça me fait rire de voir souvent dans des forums des liens vers un article du Tigre comme si c’était un blog - avec la mention « c’est un peu long, mais c’est intéressant »…)

Le Tigre tente néanmoins d’avoir une ligne éditoriale refusant un certain nombre de parti-pris, qui pourraient fermer la porte à des lecteurs : de la même façon que nous évitons le ton purement militant, nous nous gardons de l’écriture universitaire et/ou jargonnante. On considère qu’il faut pouvoir lire Le Tigre sans forcément être un spécialiste du structuralisme, des textes d’Althusser et de la notion d’habitus. Et une certaine forme de clarté et d’immédiateté dans l’écriture sont pour nous essentiels.
Nous n’avons - bien entendu - jamais commandé d’étude marketing sur nos lecteurs, même si nous pouvons conjoncturer que ce sont des « grands lecteurs ». Mais, à la différence des revues qui ne sont vendues qu’en librairies, le fait d’être en kiosque permet de toucher n’importe qui, n’importe où (alors que le client d’une librairie est très majoritairement urbain, dans une grande ville). C’est l’une des raisons pour laquelle, même aux pires moments du Tigre, nous n’avons jamais renoncé à cette présence en kiosques qui, là encore, est un vrai geste politique.

« On considère qu’il faut pouvoir lire Le Tigre sans forcément être un spécialiste du structuralisme, des textes d’Althusser et de la notion d’habitus. Et une certaine forme de clarté et d’immédiateté dans l’écriture sont pour nous essentiels. »

Et comme ta question sous-entend certainement des problématiques liées à la notion d’éducation populaire et d’accès à la culture du plus grand nombre, je dirais que notre journal - aussi barré graphiquement et intellectuellement qu’il soit - est à mon sens relativement compréhensible par le plus grand nombre, sinon facile d’accès. En revanche, il est certain qu’il paraît déroutant ; mais il nous semblerait aberrant de faire quelque chose de formellement simple, voire simpliste, pour faire passer le message plus facilement. Lorsqu’à 15 ans, j’ai découvert L’Autre Journal, le choc que j’ai ressenti face à cet objet surgi de nulle part m’a semblé largement plus fort que celui que j’ai eu en lisant Le Monde Diplomatique à 19 ans…

Tu parles de L’Autre Journal. L’édito du premier numéro de ce magazine, sous la plume de Michel Butel, promettait que cette publication allait « vivre jusqu’à ce que le souffle nous manque d’avoir sans trêve ranimé cette flamme ». « Souffle » est bien vu : c’est l’épuisement des participants qui sonne souvent le glas des publications alternatives. Tu n’en as jamais marre ?

« Moi » est un « nous » en l’occurrence, puisque nous sommes deux à l’origine du Tigre, Laetitia Bianchi et moi - être deux permet souvent de se passer le relais de la réoxygénation, sauf lorsque les deux en ont ras-le-bol en même temps. Nous avons lancé notre première revue, R de réel, il y a exactement dix ans, et Le Tigre, qui a pris sa suite, il y a quatre ans. Donc : c’est évident qu’il y a eu des moments de découragements. Il y en a, il y en aura toujours. Mais si c’est dur de continuer (surtout quand on doit gagner sa vie à côté, et que l’épuisement guette), c’est encore plus dur de s’arrêter… Lorsque la première formule du Tigre, hebdo, s’est vraiment pris le mur, par exemple, il nous a paru essentiel que le titre continue : cela semblait trop exaspérant que la logique économique soit la plus forte. L’histoire a montré que nous avons eu raison de ne pas baisser les bras à l’époque, malgré nos ventes minuscules.

À certains moments, il y a une lassitude pour des raisons matérielles ; à d’autres parce que Le Tigre semble moins nécessaire, moins crucial. Parfois, les deux se combinent, et la catastrophe est proche. Dans ce cas-là, il suffit parfois d’un rien, par exemple de se plonger dans un bon vieil hebdo, pour se dire que, non, notre présence n’est pas inutile. Quand j’en ai ras-le-bol, je me dis : ça me manquera quand Le Tigre ne sera plus là, continuons encore un peu… Par contre, nous nous le sommes promis mille fois : nous ne ferons jamais ce journal juste « parce que ça marche ».

Enfin, l’arrivée de sang neuf fait du bien : pour le nouveau Tigre, nous accueillons un troisième homme, Sylvain Prudhomme. Mine de rien, le comité de rédaction s’est agrandi de 50%…

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Tu ne te demandes jamais si le papier reste le bon choix ? Tu écrivais plus haut que « le site (du Tigre) vient en complément du journal » : tu ne crois pas que ça pourrait - à très courte échéance - être l’inverse ?

Dans ce jeune (mais qui semble déjà un peu vieux) débat entre le web et le papier, nous avons une position très claire : nous aimons le papier, nous faisons du papier. Internet, ou plus exactement les contenus numériques, c’est très bien, mais jusqu’à présent en termes de beauté, clarté, efficacité, justesse, cohérence, et même - n’en déplaise aux fanatiques de buzzs - de puissance, il n’y a rien de mieux qu’un journal. Il faut bien faire la différence, là encore et pour le dire vite, entre l’artisanat et l’industrie. L’industrie du CD se meurt ; l’artisanat du vinyle ou du disque compact dans une pochette sérigraphiée est vivante. Que l’industrie de la presse, et en premier lieu la presse quotidienne, se casse la gueule est assez probable, mais on ne saura pas - du moins en France - si c’est à cause du numérique ou du fait que cette presse était moribonde en tant que telle que cela survient. Nous ne sommes de toute façon pas concerné, du moins pas dans les dix prochaines années (i.e. tant qu’il reste des imprimeries et un réseau de distribution). Au-delà, je ne sais pas, mais la probabilité est forte, ce coup-ci, que nous nous soyons lassés avant.

Prenons maintenant l’exemple d’Article11, et disons que c’est un site internet de très bonne tenue, bien écrit, intelligent (quoiqu’un peu trop de centre-droit je trouve…). Puis imaginons un journal Article11. Si demain le site ferme, je me dirai « bon » ; si le journal s’arrête, je me dirai « ça me manque » (enfin : si vous faites un bon journal, bien sûr…). Tout simplement parce qu’un flux n’est qu’un flux, et n’est pas - ne sera jamais - charnel. Flux RSS et autres alertes Google news ont bien des avantages, mais ils ont surtout l’incroyable inconvénient de détruire ce qui fait la beauté d’un geste éditorial : le chemin de fer. Prenons le cas de Rue89, le site pureplayer qui est devenu une sorte de leader en son domaine (en gros, le nouveau Libé version web) : pour moi, Rue89 n’existe pas. C’est un conglomérat d’articles, c’est tout. Je ne vais jamais sur leur une. Je vois bien qui écrit, mais je ne vois pas un journal, je vois plein de choses qui se juxtaposent aléatoirement, ou selon mon humeur, ou selon mes critères. Elle est où, l’intelligence de Pierre Haski ? Il est où, son geste, si ce n’est à l’origine du projet et dans le choix de publier ou de refuser des articles ? Autrement dit : Rue89 a-t-elle une âme ? Je n’en sais rien, et donc le fait qu’ils continuent ou pas m’indiffère un peu.
Tu vas me dire : évidemment, Rue89… Alors je reviens à Article11 : je vois sur la home plein de bons papiers, du JBB, du Juliette Volcler (et là, un petit rajout s’impose : il faut mentionner qu’elle est chroniqueuse au Tigre), mais je vois que c’est un putain de site internet fait avec Spip. Ce n’est pas un journal, c’est un site internet : tout à l’heure, Spip va postpublier un article, puis un autre, il y aura des commentaires, c’est vivant mais c’est pour moi beaucoup moins vivant que votre esprit sur du papier.
Cela dit, si je comprends bien ta question, tu crois au papier comme best-of du site. Ça se défend, mais il y a aussi des limites à ça, notamment liées à l’âme : là non plus, tu ne construis pas quelque chose, tu remplis juste des cases.

« Elle est où, l’intelligence de Pierre Haski ? Il est où, son geste, si ce n’est à l’origine du projet et dans le choix de publier ou de refuser des articles ? Autrement dit : Rue89 a-t-elle une âme ? »

Peut-être que je suis en fait revenu au débat sur la question du militantisme : je ne pense pas qu’un journal soit juste là pour faire passer un message, ni qu’au motif qu’Internet étant plus « efficace » pour toucher des lecteurs cela soit la solution à suivre, quitte à faire du papier pour donner un peu plus d’existence au truc. Je pense qu’il faut pouvoir aimer un journal, et jusqu’à présent je ne conçois pas qu’on puisse aimer, aimer d’amour, un site internet. Ni même un best-of en papier d’articles. D’ailleurs, tous ceux qui ont essayé se sont plutôt cassés les dents, me semble-t-il.
C’est parce qu’on ne peut pas tricher : à mon sens, Nonfiction ou Vendredi en papier ne se sont pas plantés parce qu’ils vendaient quelque chose qu’on pouvait trouver gratuitement sur internet, mais parce qu’il est impossible de donner à un journal un esprit uniquement en amalgamant des contenus de flux préexistants. Il faut plus de chair, plus de profondeur. J’ai une anecdote à ce propos : un jour, après avoir lu un article de blog intéressant, bien mené et bien écrit, j’ai proposé à son auteur de le publier dans Le Tigre ; mais dès qu’il a été mis en page, je me suis rendu compte que cet article n’avait pas les qualités nécessaires pour être dans Le Tigre (même si nous l’avons quand même publié, en tentant de l’améliorer autant que faire se peut). Tout simplement parce que mon exigence n’est pas la même quand je lis quelque chose sur internet et quand je fais mon journal.
Dernier exemple, regarde cet entretien : je dis plein de choses intéressantes, mais en purs termes d’écriture c’est trop rapide. Vous allez le passer sur Article11.info, mais pour Article11 en papier tu m’aurais obligé (enfin, j’espère) à davantage soigner mon expression, ma pensée. Et tu aurais eu raison ! Sauf que, dans Article11 en papier, tu ne m’aurais jamais laissé 20 000 signes pour m’épancher. Eh bien, Le Tigre préfère choisir un sujet, lui consacrer 20 000 signes, et renoncer à beaucoup d’autres : faire un choix, c’est un beau geste. Est-ce qu’on est plus heureux parce qu’on a toute la musique du monde accessible d’un simple clic ? Toute l’information du monde au bout de nos écrans ? Qu’on m’offre un beau disque et un bon journal, et mon bonheur sera assuré.



1 Puisqu’on a décidé de lancer une version papier d’Article11 et que si tu n’es pas au courant, tu peux toujours aller lire ce billet.

2 Tu as sans doute entendu parler de ce portrait de Marc L., qui a fait grand bruit il y a un an. Si ce n’est le cas, je te conseille de lire l’article en question, ICI. Puis - et du même élan - d’aller consulter aussi la réjouissante analyse que Le Tigre a tirée de cet étrange emballement médiatique déclenché par le papier en question, ICI.

3 Je l’ai mieux fait là, non ?

4 Ceux qui veulent en savoir plus sur les raisons qui poussent Le Tigre à changer peuvent lire l’éditorial du dernier numéro « ancienne formule ».


COMMENTAIRES

 


  • mercredi 17 février 2010 à 14h49, par A.S. Kerbadou

    Sur l’approche, du point de vue de l’Economie et du « Marché », R. Meltz a raison sur tous les points. Le gigantisme tue la particularité.
    L’expérience et le bon goût, de surcroît. Une bonne école.



  • mercredi 17 février 2010 à 15h38, par un-e anonyme

    Ca position me semble très bonne.

    Je vois juste pas trop comment on peut « aimer d’amour » un journal (ou un disque, d’ailleurs). J’aime d’amour les Doors, mais je m’emmerde pas à ressortir les CD alors que la seule façon que j’ai de les lires serait de les foutre dans mon ordinateur (ça serait peut-être différent si j’avais une belle platine qui me sortirait un son parfait note).

    Bon on s’en fout.

    Mais l’attachement à l’objet journal, ça me dépasse un peu.



  • mercredi 17 février 2010 à 16h30, par un-e anonyme

    Mince j’aurais aimé que tu lui demandes combien de journaux sont imprimés et combien sont vendus.

    Merci pour l’article.

    • jeudi 18 février 2010 à 19h42, par JBB

      Eheh : j’ai demandé.

      Mais sur ce point : motus et bouche cousue. Ce n’est pas propre au Tigre, d’ailleurs : à mon avis, très peu de journaux alternatifs accepteront de communiquer ces chiffres.



  • Interview pleine d’intérêt et souvent jubilatoire, certaines prises de position étant très honorables et trop peu fréquentes (refuser d’aller faire le con sur un plateau télé, donner du boulot à une Scop...).
    C’est marrant, je souscris à tout ce qui est dit, sauf au passage papier VS internet.
    Et puis il reste le problème de fond : un canard avec pub, c’est insupportable (même quand les papiers sont bons), mais il est quasi impossible de créer un canard sans pub qui puisse dégager assez de pognon pour assurer le casse-croûte.

    • « je souscris à tout ce qui est dit, sauf au passage papier VS internet »

      Sur celui-ci, j’éprouve aussi quelques divergences. Je comprends sa position, mais pense qu’il néglige un brin les vertus de la relation directe et de la puissance (toute relative, mais quand même) d’une communauté internet. Mais ce n’est là qu’un point de détail.

      « il est quasi impossible de créer un canard sans pub qui puisse dégager assez de pognon pour assurer le casse-croûte. »

      « Quasi », mais pas totalement : je crois savoir (mais je peux me tromper) que La Décroissance ne s’en sort pas mal.

      • Les salaires y plafonnent au SMIC.

        • Je partage l’avis de Raphael Meltz à propos du journal papier. L’approche, en tant que lecteur est très différente, sur internet on passe d’un article à l’autre, on suit le lien, on s’égare. Avec le papier, on tourne les pages, on voit à quoi on va s’intéresser, il reste à trainer, on revoit les titres. Quand on se décide à le lire, on va prendre son temps, le temps de bien le lire, de réfléchir.
          C’est pour ça que j’irai chercher mon journal papier, et sans abonnement bien sur pour pouvoir passer au kiosque, et regarder rapidement ce que disent les sacs à pub.

          PS : Les salaires de la décroissance vont de 1.1smic à 1.5 smic. Ce qui me semble montrer une certaine réussite. Personne ne s’en met plein les poches au détriment des autres, et l’effort est fait de proposer un salaire minimum legèrement supérieur à l’officiel.

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