ARTICLE11
 
 

mercredi 2 octobre 2013

Sur le terrain

posté à 16h59, par Ferdinand Cazalis
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De plumes et de plomb – Voyage au pays des oiseaux mangeurs-de-livres

Ce n’est pas un scoop – le monde du livre se porte mal. Numérisation, concentration éditoriale, amazonisation : les bouleversements s’enchaînent dans un silence pesant. Mais si la chose imprimée se voit plus que jamais traitée en marchandise, certains acteurs de la chaîne du livre refusent de baisser les bras. De Paris à Milan en passant par Madrid, de drôles d’oiseaux préparent la contre-offensive. Piou-Piou !

Cet article a été publié dans le numéro 13 de la version papier d’Article11, imprimé en juillet dernier. Pour prolonger la réflexion autour du numérique et des résistances à son emprise, rendez-vous à Montreuil du 4 au 6 octobre pour les rencontres Écran Total organisées par le collectif des 4511. Programme consultable ICI.

*

« Assumer comme nôtre “l’entre-temps” :
ce n’est que là que tu peux redécouvrir tes forces,
retrouver les subjectivités alternatives
et les composer en des formes organisées,
historiquement nouvelles.
 »
Mario Tronti, Nous opéraïstes.

Je suis une grive à joues grises (Catharus minimus), oiseau migrateur qui fait le tour de l’Europe pour se nourrir et suivre les courants d’air chauds. J’appartiens à la grande famille des oiseaux mangeurs-de-livres, espèce discrète en voie de disparition au profit des animaux d’or et de silicium, nouveaux seigneurs de ce bas-monde. Frêles descendants des anciennes volières de Gutenberg, nous vivotons grâce à la production et au commerce de feuilles imprimés. Certains de mes congénères, de nature plus terrestre, poules et autres faisans, fabriquent ces livres avec d’immenses machines où l’encre et le papier convolent ; d’autres, vieux hiboux ou vives hirondelles, toujours le nez en l’air, prennent la plume pour noircir leurs pages de mots aux mille saveurs ; avant de les éditer, d’élégants roitelets sélectionnent les textes selon leur goût ; et puis, il y a ceux qui les vendent, les échangent, les distribuent – échassiers négociants aux longues pattes. Au final, tous les oiseaux mangeurs-de-livres, en majorité simples ovipares lecteurs, passent de longues heures à avaler des kilos de phrases, entre le ciel et la terre.

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Catharus minimus (Source : oiseaux.net, comme toutes les illustrations de cet article)

En un siècle, les affaires terrestres se sont accélérées : des hordes de hyènes métalliques, enrôlant des armées d’insectes, se sont imposées, façonnant le globe à leur image, piétinant tout sur leur passage. D’immenses fourmilières de béton ponctuent désormais le sol, les eaux s’oublient et l’air grisonne – nous-mêmes battons des ailes dans une brume des plus confuses. Rien n’échappe à cette minéralisation du monde : les fruits, le bétail, jusqu’à la lumière du soleil ou la caresse du vent se monnaient dorénavant comme de vulgaires cailloux.

Pendant longtemps, nous, petits oiseaux mangeurs-de-livres, avons résisté à cette pétrification généralisée. Grâce à nos ailes et à l’abri des nuages, difficilement accessibles à la pesanteur des bêtes de silice, nous avons bénéficié d’une tranquillité précieuse. Pour un temps, et au prix de quelques prises de bec, la liberté d’expression et l’apprentissage de la lecture ont été portés aux nues. Après tout, les grands fauves écrivent et lisent eux aussi, pour le plaisir, le goût de la philosophie ou le charme de la poésie. Des loups, cousins des hyènes, ont même puisé dans nos bibliothèques quelques-uns des outils nécessaires à leur industrie. Oubliant presque la matérialité de notre production, nous avions pris l’habitude de nous poser parfois, piaillant au milieu des beuglements.

Du plomb dans l’aile

Mais certains d’entre nous, rapaces à courte vue, se sont alliés aux hyènes, et la crise si commune de l’économie et de la culture a atteint nos ailes. Les imprimeries, autrefois symbole de la vivacité culturelle, se sont délocalisées à une allure vertigineuse : entre 2000 et 2010, leur nombre a chuté en France de 30 %2. Comme en agroalimentaire, les vautours de la distribution règnent désormais en leur royaume : en 2009, les dix plus gros diffuseurs-distributeurs de livres représentaient 95 % du marché. Et ils réalisaient plus de quatre milliards d’euros de chiffre d’affaires, soit près du double de celui des 10 000 éditeurs français, et à peu près autant que celui des 15 000 librairies du pays3. Entre 1973 et 2008, le pourcentage de la jeune population ovipare (15-39 ans) mangeant régulièrement des livres a dégringolé de 38,5 à 14 % pour les mâles et de 55,5 à 16,5 % pour les femelles4. Enfin, 1 % des maisons d’éditions en France comptabilisent aujourd’hui plus de 90 % du chiffre d’affaires du secteur5 : une menace aussi méconnue que grandissante pour la diversité des idées et la variété mélodique de notre ramage.

Pour affronter cet ouragan d’industrialisation et de standardisation des chants, il fallait quitter le ciel des idées, enquêter sur la production concrète des livres et sur notre condition de piafs déqualifiés. En clair : installer nos quartiers sur terre. Quand bien même nous n’avons que nos becs pour lutter, certains d’entre nous ont ainsi créé le Collectif des 451, en référence au grand cormoran (Phalacrocorax carbo6) Ray Bradbury7.

Survol d’un nid de coucous

Dans la foulée d’un « Appel »8 publié dans un quotidien du soir, nous avons diffusé un texte plus argumenté9 portant sur notre situation. Alerter sur la marchandisation du livre nous a conduit à critiquer Internet, qui selon nous n’est pas un simple outil mais une «  forme d’organisation sociale » branchée sur l’économie et tendant à priver les animaux du choix de leur nourriture. Les uns jouent, crient, manifestent par écrans interposés, les autres se soignent ou paient leurs taxes en ligne, et l’on voudrait même nous faire avaler des fichiers électroniques en guise de livres. C’est donc pour discuter du sort des oiseaux face au capitalisme et au numérique que nous avons été invités à franchir la barrière des Alpes et à rejoindre une bande de coucous milanais en mars dernier.

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Survolant les vallées serpentines, j’aperçois des abeilles et des fourmis récalcitrantes s’activer pour empêcher le passage de chevaux d’acier à grande vitesse, aussi appelés TAV10 – écho à d’autres landes en lutte contre la multiplication des oiseaux de fer. Par effet de rase-mottes, je distingue leurs pancartes, « Non ci ruberete il futuro ! » (Ils ne nous voleront pas le futur !) et « Lasciamo che ci mangi tutto ? » (Les laisserons-nous tout manger ?), illustrées de prédateurs métalliques avalant arbres et maisons. À l’atterrissage en capitale lombarde, un comparse, oiseau de nuit des 451, me rejoint.

Ensemble, nous tombons maintes fois sur l’inscription plus énigmatique de « Portare la valle in città » (Apporter la vallée dans la ville), que notre hôte Vittorio, coucou des buissons (Cacomantis variolosus), nous aide à décrypter : « C’est une méthode de lutte que nous avons adoptée après plusieurs voyages de soutien dans le Val de Suze, où des camarades abeilles, mais aussi des fourmis paysannes et des élus canidés, luttent contre la construction d’une ligne à grande vitesse, censée faciliter la circulation des grands fauves argentés et saccageant les territoires alentour. “Apporter la vallée dans la ville”, cela signifie nous inspirer de ce qui s’organise là-bas et l’appliquer ici, à Milan, cœur économique du pays. S’engager là où l’on se trouve et dépasser les repères traditionnels du militantisme, composer avec nos voisins, refuser les postures idéologiques : autant de pratiques rapportées de la vallée. »

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Cacomantis variolosus

Comparée à Paris, Milan a moins l’allure d’une cage. Une université davantage ancrée dans la vie quotidienne. Des espaces moins clos et normalisés. Et des murs constellés de traces, phrases et images persistantes. Avec d’autres jeunes oiseaux de passage, Vittorio squatte une librairie à l’intérieur de la plus grande université de la ville, l’Ex-Cuem11. « Ex », parce que la Cuem a déjà été occupée dans les années 1960 par les rouges-gorges léninistes de l’époque, révolutionnaires trépidants d’une Italie au bord du basculement. Le nid s’est ensuite fait douillet, institutionnalisé, simple commerce à peine gauchisant, avant de fermer en 2011.

Une année durant, les nouveaux occupants ont mûri la reprise du lieu, menant une enquête auprès des oisillons de la fac : « Via un questionnaire largement distribué, on leur a demandés comment ils vivaient l’université et quels étaient leurs besoins matériels, raconte Duccio, coucou geai (Clamator glandarius12) perché sur une branche d’olivier. Cette méthode nous a permis de toucher militants et non-militants. On a récupéré 600 réponses : de quoi prendre en compte les demandes réelles pour penser le futur lieu. Ce recours à l’enquête comme moteur de connaissance et d’émancipation nous place dans la tradition opéraïste plutôt qu’anarchiste. »

Les « opéraïstes » (de operai, ouvriers), ce sont les aïeux, rouges-queues noirs, figures totémiques qui, dans les années 1960 et 1970, ont insufflé au pays un vent de révolte plus durable que l’hexagonal Mai 68. Face à l’impuissance du Parti communiste italien (PCI) inféodé au bureaucratisme de Moscou, des intellectuels comme Alquati, Panzieri, Tronti ou Negri (cui-cui) ont réactualisé le marxisme du vieil hibou en analysant les situations concrètes de l’époque. Au-delà de leurs pinaillages théoriques, une méthode en commun : la conricerca (co-recherche), c’est-à-dire des enquêtes réalisés par (ou avec) des ouvriers au sujet de leur exploitation et de leurs luttes. En s’inspirant du Questionnaire de Marx, ululé en 1880 et distribué à plus de 25 000 exemplaires, les opéraïstes voulaient casser la barrière intellectuel/ouvrier, enquêteur scientifique/enquêté objet, ciel/terre. Une confiance rendue aux premiers concernés pour saisir la nature des injustices sociales et trouver par eux-mêmes les moyens de les combattre. Avec la volonté de se passer des syndicats et des partis, l’opéraïsme devint un véritable projet d’autonomie pour la classe ouvrière.

Quelques pistes d’envol

En appliquant cette méthode, les coucous de l’Ex-Cuem ont installé à tire-d’aile un micro-centre social dans l’ancienne librairie. Fidèle aux besoins énoncés par les oisillons interrogés, le local de 70 mètres carrés permet de scanner et photocopier gratuitement des ouvrages empruntés ailleurs, boire un café à prix libre, recevoir des cours particuliers, s’échanger ceux qu’on a ratés ou, plus étonnant au milieu des étagères de livres, répéter arpèges de guitare et rythmes de batterie. «  Au début, certains ne pensaient pas qu’ils pouvaient jouer de la musique ici, parce qu’une librairie évoque souvent quelque chose de sacré, sifflote Duccio. Mais ils se sont peu à peu approprié cet étrange mélange de livres et de notes. La musique est la première langue, celle qui permet de parler avec tout le monde, car il n’y a pas d’opinions, juste un “faire ensemble”. Dans une librairie, cela crée un langage nouveau et, avec lui, une culture politique hybride. » Dans le va-et-vient incessant d’étudiants, clope au bec, nous prenons de la graine : désacraliser les lieux dédiés au livre est l’une des pistes qui tient à cœur aux 451.

Bien sûr, nos coucous vendent aussi des livres dans l’Ex-Cuem, mais uniquement ceux publiés par des roitelets indépendants et au « prix-source », c’est-à-dire fixé par l’éditeur au vu de son coût de fabrication et sans la marge habituellement allouée au libraire et au distributeur. Un équivalent des Amaps en France qui, pour les fourmis paysannes, permettent d’établir une relation directe entre le producteur et le consommateur sans passer par les fauves de la grande distribution. L’expérience rappelle également les Punti rossi, un réseau de diffusion-distribution créé durant le Mai rampant13 par Primo Moroni, Renato Varani et d’autres rouges-queues noirs du mouvement autonome. De 1974 à 1979, la coopérative a fait circuler des livres et journaux de critique sociale dans plus de 300 librairies et basses-cours italiennes, en dehors du circuit minéral. « À l’époque, beaucoup de gens avaient pour “passe-temps” de vouloir changer les choses, comme aujourd’hui on regarde la télé ou son compte Facebook, trompette Vittorio. Cette question de l’occupation du temps social nous intéresse particulièrement. Avec l’Ex-Cuem, nous cherchons à nous réapproprier le temps, sans nous préoccuper de l’agenda militant ou des contingences médiatiques. Ici, le continuum ultra-rapide de la métropole marque une pause : on s’arrête pour lire, parler, chanter. Et tout ça au cœur d’une université qui ne laisse plus d’espace pour s’organiser politiquement ou se subjectiviser au-delà de la course aux diplômes. »

ODEI en formation de vol

Le lendemain de notre arrivée se tient à l’université une foire de l’édition indépendante, avec des stands, des débats et un concert de criquets. Nous y racontons la genèse des 451 et les similitudes aperçues avec les héritages opéraïste et autonome. De la même manière que les fourmis rouges de l’autonomie ancraient leurs luttes dans leurs usines, écoles ou prisons, nous avons décidé de lutter depuis notre nuage : une librairie, une imprimerie, le bureau d’une maison d’édition, celui d’un écrivain. Ne pas aller chercher l’objet de critique là où il ne nous concerne plus mais enquêter sur nous-mêmes, en rencontrant les divers oiseaux de la chaîne du livre et en leur demandant de décrire leur quotidien, leurs rayons de soleil et leurs plombs dans l’aile. Et aussi, leur envie de chants nouveaux.

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Pulsatrix perspicillata

De ces points communs, le débat public glisse vers l’idée d’un désir de révolution sans objet prédéfini, avec la seule méthode pour plan de vol. Pino, vieille chouette à lunettes (Pulsatrix perspicillata), ravive, du haut de ses anciennes occupations d’usine, ses souvenirs philosophiques : « Lorsque le désir vise un objet précis, il le rate à coup sûr, comme c’est le cas en psychanalyse : c’est uniquement parce qu’on ignore ce qu’on cherche qu’on peut en mener une. Il en va de même en amour ou avec la révolution : en saturant le désir d’objets préconçus, on le consomme comme un soda, et ça fait pschitt. Prédéterminer le but, c’est se réduire à l’idéologie, et perdre par là-même le geste révolutionnaire. »

La maison d’édition de Pino, Derive Approdi, participe d’un collectif rassemblant 125 éditeurs indépendants en Italie, l’Observatoire de l’édition indépendante (ODEI). Premier pas vers l’organisation politique, ils ont écrit un Manifeste commun14 pour alerter sur la situation des oiseaux mangeurs-de-livres dans le pays : les petites espèces disparaissent et le marché se concentre autour de trois grands aigles qui possèdent 70 % des librairies, maisons d’édition et structures de diffusion-distribution. À Rome, par exemple, il n’y a plus que cinq ou six librairies indépendantes de qualité. Pour combattre cet appauvrissement des sources de savoir, de critique sociale ou d’imaginaire, l’ODEI a développé le concept de « bibliodiversité » : chaque oiseau est nécessaire à la santé de l’écosystème et la disparition des petits annonce le pire pour tous.

Ce scénario catastrophe semble improbable sous le ciel francophone, grâce à la loi Lang, qui impose un prix unique sur les livres – évitant l’offensive trop agressive des hyènes –, et à un tissu de librairies de quartier encore vivace. Mais lorsque nos amis de l’Ex-Cuem parlent de réappropriation du temps et des lieux, afin qu’une parole puisse se construire en commun et des rencontres de sensibilités s’opérer, nous sentons un horizon partagé. Car ce qui a précipité la chute des petites volières au profit des industries du livre n’est pas tant le vieux schéma capitaliste d’accumulation que les transformations éthologiques des décennies précédentes. Après la banalisation de la télévision et les téléphones en prothèse, Internet a accéléré la disparition de lieux physiques. Les habitudes culturelles se sont transformées au gré de la morale en vogue : aller au plus vite à l’essentiel pour réussir à plumer un sujet – mots clés, synthèses de lecture automatisées, moteur de recherche monopolistique, copié-collé des références. De même pour la politisation : «  On pense en cut-up, hue Pino, notre chouette à lunettes, en puisant dans des pensées éparses, mais sans prendre le temps de lire un auteur ou même un livre en continu. Qui en a le loisir avec l’accélération imposée par notre société ? On agit en politique de la même manière : sans organisation, en piochant dans certaines pratiques du léninisme, de l’autonomie ou des situationnistes, mais sans la patience de construire une communauté politique ancrée dans un territoire ou une condition partagée. »

Même si les cieux italiens paraissent plus sombres que ceux décrits dans notre « Appel des 451 », nous respirons bien le même air. Rendez-vous est donc pris deux mois plus tard à Madrid, où d’autres volatiles se sont associés pour créer un collectif d’éditeurs indépendants nommé Contrabandos.

Escale ibérique

En mai dernier, rejoints par une barge marbrée (Limosa fedoa15) des 451, l’oiseau de nuit et moi-même piaillons de joie en retrouvant nos coucous italiens de l’autre côté des Pyrénées, accompagnés d’autres roitelets de l’ODEI. Non loin des locaux historiques de la CNT, les échassiers d’Enclave de Libros, une librairie de quartier, nous accueillent. Nos hôtes semblent agités : le mouvement populaire du 15-M16 continue de descendre dans la rue chaque semaine, pour en finir avec les coupes budgétaires imposées au secteur public et avec le système de représentativité politique. Impliqué au quotidien dans des assemblées de quartier à travers toute l’Espagne, le collectif Contrabandos rassemble une quinzaine d’éditeurs réunis autour d’une plateforme commune de vente, de promotion et de réflexions.

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Chroicocephalus ridibundus

Dès le premier jour de ces Rencontres de l’édition indépendante, le ton est donné par une mouette rieuse (Chroicocephalus ridibundus) du Pays Basque : «  Nous sommes réunis ici parce que nous pensons possible de transformer le monde à travers les livres – mais pas seulement grâce à ce qui est écrit dedans. Nous devons plus que jamais poser la question de notre manière de les concevoir et de les fabriquer. » S’ensuit notre présentation des 451. Loin des idéologies, nos piaillements se risquent à des airs inconnus, dans l’idée de faire émerger un chant commun. Même si la plupart des oiseaux présents nous accordent que la numérisation des livres accélère la concentration des moyens de production dans les serres de quelques nouveaux faucons (Amazon, Apple ou Google), notre critique plus globale de l’informatique ne fait pas l’unanimité. On nous reproche – à juste titre – d’oublier qu’il existe des pirates de l’air numérique et des pratiques subversives sous les ailes bleues de Twitter.

Notre oiseau nocturne avance alors un argument élaboré quelques minutes avant les débats : « Internet et les fichiers informatiques font du contenu du livre un flux qui n’arrête jamais de créer de la valeur d’échange. Jusqu’ici, le livre pouvait sortir du circuit marchand en atterrissant dans une bibliothèque personnelle ou publique. Il devenait alors une partie de soi, un élément d’identité, ou bien un commun, objet à la disposition de chacun. Avec Internet, l’écrit devient un flux accaparé par quelques vautours, qui consomme de l’électricité et des supports informatiques (tablettes, ordinateurs, liseuses) en permanence. Il participe ainsi de la circulation continuelle de capitaux, un peu comme une tomate que l’on cultive à toutes les saisons, sans se soucier de son goût. Le fichier numérique devient un ersatz de livre dénué de la temporalité, de l’espace et de l’appropriation nécessaires à la culture de l’intelligence, de l’esthétique et de l’esprit critique. » L’envolée fait mouche et nous conduit à caresser l’idée de créer un collectif européen, via la rédaction d’un Manifeste international sur les mangeurs-de-livres, texte qui prendrait en compte le contexte de crise au-delà de nos métiers. Le mouvement social en Espagne est là pour nous le rappeler : nous ne sommes pas les seuls à nous faire rogner les ailes. D’autres pigeonniers subissent des réformes institutionnelles touchant à la santé, à l’éducation ou aux transports. Bref, à tout ce qui relève du commun d’une société.

Petit à petit, l’oiseau fait son nid

Après deux jours de jacassements, chacun décide de réaliser, depuis sa volière, une vaste enquête sociale (conricerca) sur les métiers du livre. Par des questionnaires, quantitatifs et qualitatifs, sur la situation des fourmis volantes, échassiers de tout poil et autres hiboux respectables, il s’agit de trouver les outils qui nous aideront à colorer nos plumes sans nous résigner à ces paysages plombés d’or et d’argent, voulus par les hyènes et les rapaces. À une condition, précise un vieux pélican frisé (Pelecanus crispus) de Barcelone : « Les auteurs et les lecteurs sont aussi concernés que les roitelets de l’édition ou les faisans d’imprimerie. Lutter pour la bibliodiversité participe d’un projet de société soucieux de celles et ceux avec qui nous vivons et travaillons. En plus d’un manifeste commun, nous devons réfléchir à des actions, comme par exemple le boycott d’Amazon, ou l’élaboration d’une charte écologique pour la fabrication de nos livres... On peut aussi inventer des canaux de diffusion et de distribution qui échappent aux serres des grands prédateurs, à travers des circuits plus courts et décentralisés. »

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Pelecanus crispus

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Une grive à joues grises, un oiseau de nuit et une barge marbrée : nous reprenons notre envol vers le ciel épais de Paris, songeant à notre condition – de plumes et de plomb. Le plomb des pots d’échappement et des serveurs informatiques, le plomb des marges négociées à la vente d’un livre ou des crédits à rembourser pour la modernisation de l’imprimerie. Le plomb lourd comme un boulet de canon, rapide comme l’éclair. Et puis nos plumes de passions timides ou de rêves de révolution sur l’oreiller. Nos plumes à fleur de peau, pointues comme un poignard. Fragiles comme une feuille de papier et voltigeant lentement dans les airs. Lentement.



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2 Selon Horizon éco, publication de la Chambre régionale de commerce et d’industrie du Nord-Pas-de-Calais, octobre 2009.

3 L’édition en perspective, 2009-2010, Syndicat national de l’édition.

4 Ce pourcentage porte sur les ovipares lisant une vingtaine de livres par an. Source : ministère de la Culture et de la Communication, 2011.

5 « Le marché du livre 2005 », supplément au n° 637 de Livres Hebdo, 17 mars 2006. Pour un tableau précis de l’état du marché et une critique fouillée de la concentration éditoriale en France, voir La trahison des éditeurs, Thierry Discepolo, Agone, 2011.

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7 Auteur du roman de science-fiction Fahrenheit 451 (1953).

8 « Appel des 451, pour la constitution d’un groupe d’action et de réflexions autour des métiers du livre », Le Monde, 05/09/2012. Cet appel, signé par plus de 500 professionnels du livre et lecteurs, est disponible sur le blog des 451, ICI.

9 « La querelle des modernes et des modernes », également disponible sur le blog des 451, ICI.

10 Treno a alta velocità (Train à grande vitesse).

11 A l’heure où nous publions ces lignes, la librairie a été expulsée et les rayonnages détruits par une brutale intervention de police. Mais les occupants ont récupéré l’accès aux locaux et comptent rouvrir sous peu.

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13 « Rampant » parce que plus durable que les événements de Mai 68 en France : sous la bannière des opéraïstes et des autonomes, le vent de révolution souffla jusqu’en 1979 en Italie.

14 A lire ICI. Il sera traduit et mis en ligne sur Article11 d’ici une semaine environ.

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16 Large mouvement de protestation et de réflexion politique débuté en Espagne le 15 mai 2011. Un reportage sur le sujet a été publié dans Article11 (numéro 7, décembre 2011) : « Madrid, les racines du 15-M ».


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