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mercredi 16 septembre 2009

Littérature

posté à 09h47, par Lémi
8 commentaires

« Feel like going home » : au commencement était le blues…
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Si le grand bluesman Robert Johnson a signé un pacte avec le diable pour devenir virtuose, Peter Guralnick en a sans douté paraphé un autre, beaucoup plus tard. Pas d’autre moyen d’expliquer comment celui qui a livré - entre autres - une indépassable biographie sur Elvis peut aussi bien écrire sur la musique. Avec « Feel like going home », Guralnick revient sur l’épopée du blues. Grandiose.

«  J’ai dit à ma femme, ne m’attends pas tôt à la maison
Je vais faire la noce, danser avec une jeune femme
Je vais m’en payer une tranche
Je suis un fêtard et je me fous de ce qu’on en pense
1. »

Robert Pete Williams, « Free again »

« Si tu changes le son, alors tu changes l’homme. »

Muddy Waters


D’abord, il y a l’auteur. Peter Guralnick, passionné de musiques populaires doté d’une culture démente, grand manitou de l’histoire musicale américaine du XXe siècle et énième preuve - s’il en fallait une - de ce curieux phénomène de domination culturelle que l’on pourrait résumer ainsi : les ricains et les britons savent écrire sur la musique (Lester Bangs, Greil Marcus, Jon Savage, Nick Tosches, Nick Hornby, la liste pourrait s’étaler sur des pages) et pas nous. Les hauts faits de Guralnick ? Innombrables. Qu’il ait écrit sur la soul (Sweet Soul Music, éditions Allia), sur Robert Johnson (Searching for Robert Johnson, éditions Le Castor Astral), ou sur Elvis (biographie monumentale et indépassable en 2 volumes : Last Train to Memphis & Careless love, Le Castor Astral), le résultat a toujours été à la hauteur, voire au-dessus. De sorte qu’avant même d’attaquer Feel like going home, on sait que Guralnick écrivant sur le blues, sa toute première passion musicale, c’est un peu comme Glenn Gould s’attaquant aux Préludes de Bach : ça ne peut pas être mauvais.

Non pas que le style de Peter Guralnick soit exceptionnel : ce n’est ni Nick Tosches, ni Lester Bangs, et sa plume ne fait pas particulièrement d’étincelles. Mais Guralnick a une approche tellement passionnée des musiques populaires américaines, il est si honnête et exhaustif dans son travail d’exégète musical que ses livres se lisent d’une traite. Sans respirer.

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Ce livre-là (publié en France aux éditions Rivages Rouge, avec une traduction de Nicolas Guichard), tout particulièrement, est à placer entre toutes les mains, mélomanes ou pas. Parce qu’il ne se penche pas seulement sur le blues en tant que musique, il parle également des conditions de sa naissance, des raisons de son existence, des trajectoires lumineuses ou sombres qui y prirent leur essor, des petits riens (le décor de la maison de Muddy Waters, l’hospitalité de Robert Pete Williams, la modestie de Johnny Shines) et des grandes épopées (le destin mafieux de Chess Records, la rivalité épiques opposant Howlin’ Wolf à Muddy Waters, la carrière mouvementée de Skip James). Cette histoire a été écrite en 1971 et pourtant elle n’est jamais poussiéreuse. Car Guralnick écrit son livre comme on rend un hommage à une époque formatrice, avec une franchise absolue. Il commence par décrire l’explosion du rock’n’roll, ce moment qu’il vécut adolescent avec une intensité absolue. « A-Wop bop a lu bop a lop bam boom » crachotaient les postes de toutes les bagnoles des teens désoeuvrés et l’époque prenait un sens, soudain ils vivaient sur une planète que leurs parents ne pouvaient arpenter. « Hail hail rock’n’roll, deliver us from the days of old », chantait Chuck Berry, et le rock’n’roll l’a fait, il a écrasé la naphtaline qui régnait en maître au pays de l’oncle Sam. En vivant ce moment précis où la musique s’est faite arme de jeunesse massive, Gurlanick semble avoir emmagasiné assez d’énergie pour toute une vie, énergie fascinée qu’il n’a pas tardé à investir dans le blues. Très vite, c’est dans cette direction que sa quête se matérialise.

Guralnick a pris la route pour rencontrer les acteurs du blues avant qu’ils ne disparaissent (évidemment, pour certains comme Robert Johnson ou Charley Patton, c’était trop tard, ils avaient déjà tiré leur révérence). Il a rencontré Johnny Shines, l’homme qui avait suivi Robert Johson avant de lui même devenir une légende du blues. Il a reçu l’hospitalité de Robert Pete Williams, le doux géant condamné pour meurtre et repéré en prison pour son génie musical2. Il a bavardé avec Howlin’ Wolf, le maître absolu des Rollings Stones, a écouté les jérémiades incompréhensibles du génie Skip James, les délires parano de Jerry Lee Lewis, les confessions désabusées de Charlie Rich, l’homme qui devait rivaliser avec Elvis Presley mais a fini sa carrière en jouant dans des boîtes minables pour camionneurs. Tous, des impitoyables frères Chess au bassiste Willie Dixon, de Muddy Waters à l’harmoniciste Walter Horton, prennent consistance sous le récit de Guralnick, finissent par tracer une histoire cohérente, aussi mouvementée que séduisante. Rock’n’roll et blues finissent par voir leurs destins liés inextricablement. Comme le déclarait Big Joe Turner :

En un sens, le rock ‘n’ roll n’était pas différent du blues. On lui a juste redonné du piment. Mec, cette musique a toujours été dans les bagages du blues… Toutes ces tendances, ça va et ça vient. On dirait que tous les vingt ans le monde fait un bond et s’en satisfait. Ça va exploser encore. Faudra être là au moment où ça va sauter.

Avec le blues, la planète avait « fait un bond », mais pas grand monde ne s’en était rendu compte, sinon les acteurs de cette épopée, essentiellement noirs. Vampire en chef, le rock est plus tard venu s’approprier le blues, imposant un autre bond, un « rebondissement ». Guralnick met à jour ces liens, cette spoliation culturelle, sans jamais désigner de coupable ni de supérieur hiérarchique : cette histoire n’est pas si simple qu’on a voulu nous le faire croire. Le blues n’était pas que le chant d’un pauvre Noir ramassant le coton au fond de la Louisiane et mettant en musique sa détresse quotidienne. De même que le rock ne s’est pas contenté de piller le blues en le blanchissant, il lui a apporté une énergie différente, plus frontale.

Pour le reste, on serait bien en peine de retranscrire ne serait-ce qu’une infime partie des histoires contées par ce livre, d’en mettre à jour la magie. Une seule certitude, Guralnick a atteint le but qu’il s’était fixé en se lançant dans l’écriture de Feel like going home. Dans sa préface à l’édition de 1971, il écrivait :

Au fond, la musique seule compte. Si ce livre vous pousse à en écouter, s’il vous persuade de rendre cet hommage minimum à l’œuvre de chaque artiste, alors il aura servi un dessein authentique. Sinon il ne s’agira que de rhétorique stérile, et tout le monde sait que nous n’en manquons pas.

Mission accomplie3.


4


1 Well, I told my wife, don’t look for me back home soon When I Get to balling, swinging out with a little old teenager gal I’m gonna have myself a ball I’m a balling man, and I don’t care what you men say.

2 Comme le grandiose Leadbelly, Williams a vu son séjour à l’ombre abrégé parce que sa musique plaisait au directeur.

3 Ma médiathèque peut en témoigner…

4 Précision façon HS : Lémi étant parti vendanger joyeusement, en des contrées champenoises si paumées que les cyber-cafés y sont encore choses inconnues, il ne pourra participer à la conversation passionnante, trépidante et cultivée qui ne manquera pas de naître - éventuellement - sous ce billet.


COMMENTAIRES

 


  • vendredi 18 septembre 2009 à 10h21, par ZeroSpleen

    Cet article ne mérite pas de réponse en soi... l’ouvrage a l’air des plus passionnants. Appâté sur Article XI par un article sur Steve Albini des plus alléchants, je dois admettre que celui sur les extraterrestres et le rock’n’roll, ainsi que cette présentation d’ouvrage me laisse perplexe... je ne vois pas l’intérêt de dénoncer le fast-food du journalisme, pour produire des textes à connotations culturelles, un tantinet cyniques, à peine dignes des plus belles bouses de Christophe Ono-Dit-Bio. Lémi, réveille-toi !

    • samedi 19 septembre 2009 à 10h21, par pièce détachée

      Comment pouvez-vous, ZeroSpleen, dire à la fois que « cette présentation d’ouvrage [vous] laisse perplexe » — on dirait que vous l’avez lu —, et que « l’ouvrage a l’air des plus passionnants » — on dirait que non ?

      À vous lire, à la lumière de l’échange passionnant — je le pense et l’écris, argh, la main sur le cœur — qui suit entre vous et Arawak (heu... jusqu’où remonte l’histoire des musiques caraïbes ? ), on a un peu l’impression que vous commencez (ça s’arrange ensuite) par parler de très haut et tant pis pour les autres (et tant pis pour moi si je me trompe). Ça arrive à chacun dans sa branche, son métier, sa passion. Moi-même comme tout le monde, ça m’agace quand on fait du fast-food, comme vous dites, sur ce que je connais par expérience et / ou érudition (c’est le même fil tissé l’un dans l’autre). Mais il me semble que ce n’est pas le cas sur ce site, où l’on peut être, tout à la fois et souplement, sérieux, ignorant, savant, rigolant, curieux, gambadant et ailleurs (j’en passe).

      Quant à « produire des textes à connotations culturelles » : hrreum...quand syntagme « textes à connotations » être formulé, philologue sourire dans sa tour d’ivoire.

      Des textes « un tantinet cyniques » ? On trouve partout du cynisme dans les très-jolis sacs à main du tantinet (ça pourrait même être une définition du fascisme, mais passons). Je ne vois rien de tel chez Article XI, et encore moins chez Lémi. Peut-être de l’ironie, qui est vitale, alors que le cynisme tue, avec son sac à main en peau de tantinet (que Lémi ne pourra même pas s’offrir en revenant de la Champagne).

      Au suivant : « à peine dignes des plus belles bouses de Christophe Ono-Dit-Bio ». Non. Les vaches font des bouses, près desquelles poussent les rosés-des-prés, qu’une fois cueillis on fait mourir dans la poêle avec les accords renversés voix /piano d’Otis Spann, au son de l’ail et du persil. Mûres à la crème sauvage : les vieux Abbey Lincoln, c’est selon. Quant à dire ouvertement que vous prenez de l’Ono-dit-Œnobiol®, c’est un coming-out véritablement héroïque : d’ordinaire, même dans la salle d’attente du dispensaire, de la CAF ou du Pôle Emploi, ce n’est pas vers ça qu’on tend la main, ou alors quand personne ne regarde.

      « Lémi, réveille-toi », écrivez-vous encore, après avoir déclaré que « cet article ne mérite pas de réponse en soi ».. S’il s’agit de mériter, ah ben alors...

      Mais pourquoi donc avez-vous choisi de converser ici-même tous deux, ZeroSpleen et Arawak, en commentaire à un billet « digne des plus belles bouses » ? Patauger dans un billet bouseux de Lémi qui n’a rien de méritoire, ben vous êtes pas dégoûtés...

      ...même si vos échanges sont passionnants, je le répète d’une main débile sur mon cœur ignorant qui ne mérite pas de vous lire.

      Oh Lord Lémi, si tu vois mon litle red rooster entre deux grappes, réveille-toi et bring-le moi back home, s’il te plaît.



  • vendredi 18 septembre 2009 à 10h53, par Arawak

    Ainsi, on « simplifierait » en « désignant un coupable », le rock, qui « aurait » pillé le blues. Hum... Si l’on tente de mettre de côté la subjectivité (ce qui est difficile dans le domaine de la musique populaire, et notamment celles-ci, où le « feeling » est primordial), eh bien on ne peut s’empêcher de faire quelques remarques désobligeantes pour le rock. Même si, comme c’est mon cas, on en a biberonné toute sa jeunesse.
    Car j’ai l’impression que le grand, le très grand Big Joe Turner le bien nommé cherche à sauver les meubles, à réclamer sa part d’héritage, et qu’il le fait poliment, de manière à ne pas choquer les Blancs et l’industrie musicale qui sont partis avec le mobilier et l’ont installé dans leur univers conforama à la ricaine.
    Oui, c’est indéniable, le rock a hérité du blues ses trois accords fondamentaux et sa rythmique binaire. Il y a aussi mêlé des accents country, plus familiers aux oreilles de la majorité blanche (y compris de la jeunesse blanche soi-disant rebelle.) Mais cette transmutation n’a pas apporté grand chose à la musique, elle lui a surtout soustrait. Soustrait le feeling, ce sentiment de « blues » (saudade en brésilien, duende en espagnol, etc.) cette torsion du temps, cette fêlure intérieure, cette énergie. Comment, me direz-vous, cette énergie ? Alors que question énergie, le rock....
    Mouais... contre toute vraisemblance, je maintiens que le rock, même le plus déchaîné, dégage moins d’énergie que le blues, que le jazz, même s’il fait preuve de plus de brutalité. Le rock, ça cogne. Une, deux, une, deux... Mais la musique militaire aussi, ça fait une deux, une deux.
    Je sens déjà les tomates informatiques s’écraser sur mon écran ! Pisse vinaigre que je suis ! Minable ! Gâte-sauce ! Aigri ! Vieux ! Oui, ça doit surtout être ça : Vieux ! Oser comparer le rock et la musique militaire ! Dehors, croûton moisi des vespasiennes jazzistiques !
    Bon, d’accord, j’y suis allé un peu fort. Je retire. Enfin... en partie. J’ai trop aimé à quinze ans les Animals, les Stones, un petit peu Elvis, les Who, tout ça, quoi, pour cracher trop abondamment dans la soupe.
    Mais écoutez seulement deux versions d’un même morceau par un bon bluesman et un bon chanteur de rock. La différence ne vous saute pas illico aux esgourdes ? Et pour les transports vers les cieux intérieurs, vers les basculements chavirants, comment ne pas voir tout ce qui sépare Charlie Parker, Billie Holliday ou John Coltrane d’un sautillant rocker, fût-il Elvis Presley ou David Bowie ?
    Sans vouloir tout réduire à de l’économique ou à de l’idéologique, il faut quand même rappeler que dans les années cinquante, à l’heure de la naissance du rock and roll, les Etats-Unis vivaient dans un univers d’apartheid qui n’avait rien à envier à l’Afrique du Sud de la grande période. Les Blancs d’un côté, les Nègres de l’autre. Et ces nègres avaient leurs quartiers, leurs autobus, leurs restaurants, leurs hôtels, leurs toilettes, et... leur musique. Avec hit-parades distincts ! Bien sûr, une frange de Blancs plus éclairés que d’autres appréciaient la musique des Noirs, le blues et le jazz. Mais ils étaient minoritaires. Et lorsque l’industrie de l’entertainment se développe avec l’arrivée du microsillon, l’omniprésence de la télévision, etc. il faut satisfaire le marché de la jeunesse blanche, avide de nouveauté, comme à chaque génération. Or, le jazz, musique qui fait danser, mais aussi musique qui a vécu sa révolution au lendemain de la guerre avec l’apparition du be-bop, musique écoutée non seulement par les Noirs mais par la frange contestataire de la jeunesse blanche, cette musique ne pourra jamais gagner la majorité blanche, et tout cela pour des raisons racistes.
    Le marché (donc le marché blanc, majoritaire) réclame un produit vendable au plus grand nombre.
    Ce sera le rock and roll.
    Il emprunte au blues et au jazz ce qui a, en partie, fait son succès auprès des Noirs et de certains Blancs : l’énergie, le caractère dansant, la charge sensuelle, sexuelle. Mais il les dépouille de sa charge artistique, bouleversante, de ses capacités subversives. Car la soi-disant « subversion » du rock est avant tout une question d’image, pas de subversion intérieure de la sensibilité, propre à ouvrir d’autres horizons, plus riches. C’est la subversion à la James Dean, la révolte adolescente, tout dans la mèche et le blue-jeans, qui n’attend que quelques années avant d’endosser le costard cravate et la réussite professionnelle. Bien sûr, ce courant fera naître d’authentiques artistes, d’authentiques réussites (on pense à Frank Zappa, par exemple, et il est loin d’être le seul), mais... comment ne pas voir ce que l’on a perdu en reléguant le jazz dans les arrière-cours de certains amateurs privilégiés. Cette voie royale qu’avaient ouvert à partir de 1945 des gens comme Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk et bien d’autres a été délaissée au profit d’un discours musical plus simple, pour ne pas dire simpliste, binaire. Oui, quelle perte !
    Dommage.

    • vendredi 18 septembre 2009 à 13h33, par ZeroSpleen

      Pourquoi souligner les dichotomies entre les genres musicaux là où il faut essayer de relever les liens, les emprunts, les transformations et de saisir les dynamiques historiques. Blues, jazz, rock, rap, etc. ne sont pas des chapelles hermétiques distinctes mais bien des formes hybrides complexes qui empruntent à droite comme à gauche pour dessiner les contours d’identités sans cesse en mouvement. L’authenticité n’existe pas, comme la tradition elle ne sert qu’à figer, c’est un mouvement de réaction.

      Les multiples cultures des esclaves américains venus d’Afrique ont donné au Nord le blues et, par exemple, au Brésil la saudade. Peut-être que le siècle passé à vu les choses s’accélérer pour des raisons qui n’échappent à personne. La recherche d’antagonisme est essentiellement brandie par quelques diffuseurs, artistes et mass-médias relais, produits de mode des industries culturelles, qui, en alimentant un certain communautarisme permettent le développement de niches économiques rentables. La diversité ne sert pas les intérêts financiers.

      Lorsque aujourd’hui nous voyons émerger des projets comme L’Angle mort en France ou le croisement Black Keys/Blackroc, on peut affirmer sans crainte que ces gens-là ont tout compris. L’appréciation est ensuite une question de goût...

      • Au fond, je suis entièrement d’accord avec toi, Zerospleen. Je crois bien qu’au bi du bout, il n’existe que deux sortes de musique : la bonne et la mauvaise.
        Mais enfin.... au-delà des goûts de chacun, fruits de la grande Histoire et de la petite, la subjective, tissée de rencontres aussi aléatoires que déterminées, il y a quand même des courants artistiques, des évolutions, des révolutions, et puis aussi, quoi qu’on puisse en dire, des avancées et des reculs.
        Rimbaud nous fait faire un sacré bond en avant par rapport à Théophile Gautier, même si on lit encore sans déplaisir certains poèmes de ce dernier.
        Je me bornais à souligner d’une part les raisons qui ont présidé à la naissance du rock, des raisons essentiellement racistes et commerciales, bien loin de la légende « rebelle » qui entoure son apparition, et ensuite la perte qu’a constitué, à mon sens, le refoulement du jazz et notamment de ses formidables avancées d’après-guerre, dans le ghetto des amateurs éclairés, alors même que le rock connaissait un formidable succès mondial et devenait la musique des jeunes, et cela depuis environ cinquante ans. Je ne peux pas m’empêcher de penser que le jazz recélait des trésors de subversion artistique, nés de la rencontre entre l’oppression du peuple noir et l’exigence purement musicale. Tout cela s’est perdu au profit d’une musique simplette, répétitive, limitée à trois accords, réduite pour les timbres à la seule guitare électrique. Alors, bien sûr, le temps a passé et de nouveaux croisements, que tu soulignes, sont apparus. Tant mieux. Et je pense comme toi que le sectarisme n’offre aucun intérêt. Encore faut-il que la mémoire véhiculée par le jazz, musique à la fois populaire et exigeante, ne soit pas refoulée d’un haussement d’épaules comme « musique de grand-papa » ou « vieillerie pour baloche. »

        • vendredi 18 septembre 2009 à 22h02, par ZeroSpleen

          Loin de moi l’idée de refouler les histoires différenciées de ces courants musicaux et de nier leurs spécificités, bien au contraire !

          Cependant, il y a certainement des périodes formidables dans l’histoire de la musique à côté desquelles nous sommes passés, faute d’être nés au bon moment. Sont-elles largement idéalisées ? Je n’en sais rien. J’ai raté « Blind » Willie Johnson, l’épopée jazz à Chicago, etc. Est-ce grave ? Non, je ne crois pas. L’essentiel de leurs contemporains les ont aussi ratés... les punks parisiens adeptes du trois accords de la fin des années ’70 n’en finissent pas d’entretenir Leur mythe (parce qu’ils se sont placés là où il fallait), alors qu’ils se retrouvaient tassés dans une cave à 80 pelés maximum et qu’ils venaient tous de la scène prog’ jazz-rock adulant Magma.

          Alors : pillage ou transmission quant au blues et au jazz par les jeunes « blancs » occidentaux ? Je n’en sais rien, mais j’esquisserai l’hypothèse que sans l’incorporation des patrimoines blues et jazz par les rockers, nous ne serions pas ici à parler de ces musiques (c’est ce que tu as dit précédemment et je ne puis qu’acquiescer). Nous ne ressusciterons pas certains courants musicaux et la spontanéité (historique ?) attachée à leur pratique, nous n’exhumerons pas des morts malheureux largement exploités à titre posthume ; au mieux contentons-nous de comprendre leurs histoires (croisées), de les apprécier, les ingurgiter et de continuer à expérimenter... au nez et à la barbe des industries musicales, car c’est souvent là dans un premier temps que se déroulent les événements excitants. Si l’évolution des courants musicaux suit la Grande Histoire - je n’irai pas jusqu’à dire qu’elle en est le reflet exact, ces courants ayant souvent été marginaux même au sein des minorités auxquelles nous faisons allusions avant de devenir de véritables produits lucratifs -, nous pourrions dire que le jazz est une forme de régression par rapport à la musique baroque ou classique... une relecture de La passion musicale d’Antoine Hennion s’impose.

          Un jour les enregistrements de « Blind » Willie Johnson auront 150 ans, ceux d’Elvis 100, etc. Et alors ? Est-ce que parce que certains thèmes de la pizzica salentina ont plusieurs siècles (bien qu’on puisse gager qu’ils aient sensiblement évolué au fil du temps et qu’ils ne signifient pas la même chose pour la mamma piquée par une tarentule dans un champ de blé du Salento à la fin du XIXe et pour le connard d’étudiant Erasmus finlandais exilé à Naples et féru de culture populaire sud-italienne en ce début de XXIe siècle) que des frissons ne me parcourent pas qu’en j’entends une boucle entêtante et hypnotique portée par un violon, un tambourin et à l’occasion une voix. La pizzica n’a jamais eu le droit de cité à l’opéra. Trop simple, trop populaire, elle ne correspond pas au canon de la bienséance aristocratique ou bourgeoise. Sans pizzica pas de tarentelle et sans tarentelle le folk américain perd une dimension.

          Alors, parfois j’écoute des groupes de rap avec des boucles éculées parce que j’ai envie de danser, d’autre fois j’écoute du rock’n’roll parce que j’ai un désir ardent et insatisfait de pogo, de sueur et de bière et de temps à autre j’écoute du blues, du jazz et bien d’autres choses passés et présentes, etc. parce que ça m’excite. Ça dépend du moment, de mon état d’esprit, de ce qui se présente ou de ce qui était prévu, de mes rencontres, de mes relations interpersonnelles, etc. Dans tous les cas, j’évite de me dire que c’était mieux avant. Je me dis que c’est (toujours) bien, parce que cette musique je ne la reçois pas comme l’ouvrier noir à peine affranchi et bossant dans l’industrie automobile de Chicago des années 1930.

          Pour (mal) paraphraser M. Benasayag (et Le Manifeste du Collectif Malgré Tout) à l’honneur sur ce site en ce moment, je dirai simplement qu’à partir du moment où le passé nous semble être un horizon indépassable, c’est qu’on a du mouron à se faire. Alors, on regarde devant, on attrape le taureau par les cornes et on se dit : « Merde, il se passe des trucs formidables partout dans le monde : une scène noise géniale et confidentielle dans l’Italie fasciste de Berlusconi, un vivier rock’n’roll surprenant à Tel Aviv, la révolution pixaçao à Sao Polo, etc. » Plein de trucs qu’on ne voit pas, qui sont étonnement modernes, qui se nourrissent de multiples éléments des contextes économiques, politiques et sociaux et qui ne font pas fi de leurs propres référents historiques. Certains seront absorbés par les industries culturelles et le « présentisme » absolu régnant jusqu’à la prochaine mode, tout en engendrant d’authentiques foyers de résistance, quelques-uns n’auront aucune fortune et seront exhumés par d’autres artistes dans plusieurs décennies et enfin d’autres se perdront dans les méandres de l’oubli sans que cela n’enlève rien à l’intensité de l’expérience vécue.

          Il faut juste se dire que la planète compte 6 milliards d’habitants, que ça fait beaucoup et que malgré l’uniformisation du mode de consommation des produits culturels, il y a des formes culturelles originales partout liées à des expériences et expérimentations sociales novatrices, éphémères ou durables. Il suffit juste de gratter un peu pour les trouver et parfois de mettre la main dans la mouise tout en s’émancipant au mieux des contingences quotidiennes. C’est toujours un travail de longue haleine.

          • Voilà, voilà... suffit de causer sans se prendre les cheveux, et on se rend compte qu’au fond on partage plein de choses, même si on regarde depuis la fenêtre d’à-côté et que ça change un peu la perspective. Entièrement d’accord avec toi, ZéroSpleen....
            Quant à notre chère Pièce Détachée, je voudrais souligner que j’aime beaucoup, vraiment beaucoup ce que nous écrit Lémi, les musiques qu’il nous fait découvrir, redécouvrir, écouter autrement, et que c’est justement pour ça que je prends les quelques minutes nécessaires pour répondre, ponctuer, commenter... sans prétention, avec simplement l’envie d’échanger quelques vagues idées, quelques moments de bonheur musical, poétique ou politique qui m’ont aidé à vivre (et apparemment en ont aidé quelques autres.)
            Oui... Abbey Lincoln....

            • dimanche 20 septembre 2009 à 22h52, par pièce détachée

              « Notre chère Pièce Détachée » (heu heu, ponctué d’un plonk de koto) relira souvent cet échange passionnant entre Arawak et ZeroSpleen, en écoutera différemment le temps, et n’oubliera pas pour autant qu’il prend sa source en Lémi qui s’en fout, tout occupé qu’il est à soigner sa sciatique et ses doigts sécateurisés de vendangeur en buvant du Chardonnay à bulles, négligeant la réforme grégorienne, Ashik Feyzullah Tchinar, Rimitti, Sumiko Goto et, j’insiste, Otis Spann.

              Salaud de Prophète Lémi !

              Puissent les perspectives décalées de nos accords renversés culbuter tout pour le bonheur de la syncope.

              Je sors avant d’en faire un opéra (bourf).

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