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lundi 6 octobre 2008

Littérature

posté à 13h44, par Lémi
20 commentaires

« Je préférerais ne pas » : variations autour du Bartleby d’Herman Melville
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Une force d’inertie gigantesque, merveilleuse, voilà l’art de Bartleby, sa magie. Il ne se courbe pas sous les ordres, il ne bronche pas quand l’interroge son placide patron, il ne cède pas d’un pouce quand on l’engueule. Bartleby ne veut pas, préférerait n’en rien faire. Et c’est ce qu’il fait : RIEN. Programme de titan. Et cinglante leçon en ces temps de déconfiture libérale...

« Bartleby n’est pas le malade, mais le médecin d’une Amérique malade, le medecine-man, le nouveau Christ, ou notre frère à tous. »

(Gilles Deleuze)

« Qu’entendez vous par là ? Etes-vous dans la lune ? Je veux que vous m’aidiez à collationner ces feuilles, tenez. » Et je les lui tendis.
« Je préférerais ne pas », dit-il.
Je le regardai fixement. Son visage était émacié ; dans son oeil gris régnait une vague placidité. Aucune ombre d’agitation n’en troublait la surface. Y’aurait-il eu dans ses manières la moindre trace de malaise, de colère, d’impatience ou d’impertinence, en d’autres termes, y’aurait-il eu quoi que ce soit d’ordinairement humain, je l’aurais, sans doute aucun, chassé avec violence de mes bureaux. Mais, en l’occurrence, c’est plutôt le pâle buste de Cicéron en plâtre de Paris que j’aurais songé à jeter par la porte.

(Bartleby, Herman Melville1)

Un parasite de la pire espèce. Un insecte insignifiant, d’une platitude à pleurer. Bartleby est trop mou et lisse pour être humain. C’est une tique, un charençon, un ver de terre, un cafard. D’ailleurs, il en a l’apparence. Ce n’est pas comme l’autre, celui qui se découvre cafard au réveil, non, c’est différent. Bartleby est né cafard. Il est petit, il est laid, il parle d’une voix mal assurée, il chuinte, et quand il se déplace, il a tout du scolopendre, il rampe dirait-on. D’ailleurs, Bartleby se nourrit uniquement de biscuits au gingembre, qu’il grignote comme un rongeur humanoïde. Quelle disgrâce chez Bartleby, quelle défaite de la grandeur humaine. Frappez le ventre ratatiné de Bartleby, il n’en sortira qu’un cri mou, inconsistant, plainte sans grandeur. Non, vraiment, il n’y a rien d’humain chez Bartleby, même sa souffrance est disgracieuse.

Bartleby travaille à Wall-Street. Un boulot insignifiant, adapté à son apparence. Il recopie des textes, les collationne pour un homme de loi. Au début, il prend son travail au sérieux, il se donne du mal, discrètement, il ne tient pas à se faire repérer, le silence est son bonheur. Mais, peu à peu, voilà que son attitude change. Il commence à refuser de travailler. Ce n’est pas qu’il se rebelle contre son patron, qu’il se fait subversif ou vindicatif, non, cela demanderait de l’envergure, de la grandeur, toutes choses dont Bartleby est terriblement dépourvu. Il se contente de refuser, doucement, les tâches qu’on lui propose. « Je préférerais ne pas »2, répond-il candidement quand on lui demande d’effectuer un travail, et il repart vaquer à ses non-occupations, les yeux dans le vague, le pas lourd. Il s’assoit à son bureau, rumine doucement, béat de ne rien faire, digérant le vide.

Une force d’inertie gigantesque, merveilleuse, voilà l’art de Bartleby, sa magie. Il ne se courbe pas sous les ordres, il ne bronche pas quand l’interroge son placide patron, il ne cède pas d’un pouce. Bartleby ne veut pas, préférerait n’en rien faire. Et c’est ce qu’il fait : RIEN. Programme de titan. Et cinglante leçon en ces temps de déconfiture libérale...3

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Bartleby est un visionnaire, un prophète. Le « NE TRAVAILLEZ JAMAIS » de Debord et consorts, il l’a assimilé bien avant eux, il l’a mis en œuvre avec force et persévérance, dès 18534 . Et il ne s’est pas contenté de l’appliquer depuis chez lui, feignasse ensevelie sous les couettes, nihiliste de canapé. Non, son art de l’inertie, il l’a importé dans le saint des saints, la Mecque financière, Wall Street. De là, son pouvoir de nuisance est décuplé. C’est d’ailleurs là qu’il s’installe, qu’il fait son nid douillet. Car, non content de refuser de travailler, Bartleby finit par s’installer dans son bureau, y dormir toutes les nuits.

Bartleby n’a pas l’ambition d’un Jérome Kerviel, il n’est pas là pour amasser des tonnes d’argent ou les perdre. Il s’en fout, lui, de l’évolution des cours, du système financier qui déraille. Qu’on le laisse tranquille avec tout ça, il préfère sa petite vie de rat de bureau, son existence lisse et morne, entièrement dévouée à sa sainte cause : ne rien faire qui lui déplaise. Voilà qui abrase toute hiérarchie, toute servitude. Le patron n’est plus patron, il se fait proie, cibles des mécanismes du rongeur Bartleby. La gangrène personnifiée.

« Nous sommes condamnés à vivre dans le monde où nous vivons » disait François Furet. Ceci, Bartleby l’a bien compris. Mais, du coup, par rétorsion, il condamne le monde à vivre avec sa présence insignifiante, il impose sa merveilleuse inertie. Autour de lui, les choses s’écroulent, la vanité de l’ambition est mise au jour : ne rien faire, refuser ce que l’on ne désire pas, quel plus beau programme ?

Le doute s’installe : qui a raison ? Le patron qui s’échine pour une tâche insignifiante, pour un salaire vain ? L’employé qui servilement accomplit son travail ? Ou Bartleby, qui, n’écoutant que son libre-arbitre, son droit au refus, impose tenacement son ambition nihiliste, s’y accroche comme un loup à son agneau de lait ?

Car, ni les menaces, ni la police, ni la prison ne mettent à mal l’ambition de Bartleby. Ne rien faire, seul guide d’une vie qui de n’en pas lâcher le fil directeur, devient camouflet universel. Renvoyés dos à dos, rebelles et patrons, beaux parleurs et employés moutons. Tous sont entrave au souhait magnifique formulé par le petit employé insignifiant : « Je préférerais ne pas ». Candeur atomique, Bartleby se fait bombe à fragmentations, son obstination éclaire le monde.

« Ah, Bartleby ! Ah, humanité ! », les derniers mots de la nouvelle projettent encore leur ombre sur votre propre petite existence vaine et pâle, sur ces misérables agitations que vous osez appeler vie, que déjà vous souscrivez au constat : vous admirez Bartleby. Et même - quelle tristesse -, vous êtes jaloux de sa grandeur obstinée.

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1 Editions Allia, traduction Jean-Yves Lacroix, 6,10 euros.

2 Ici, nous nous tenons à la traduction proposée par Jean-Yves Lacroix et publiée par les éditions Allia. Les tenants du « je ne préférerais pas » peuvent avancer leurs arguments, je les attends de pied ferme, toutes dents sorties.

3 Wall Street pourrait imploser, l’humanité libérale disparaître dans un grand gouffre financier, Bartleby n’en aurait cure. Juste, cette agitation, il la trouverait peut être un peu déplaisante, dérangeante. Mais il s’en remettrait vite. Posture conseillée en ces temps de panique à tout va...

4 Date de la première publication de Bartleby.


COMMENTAIRES

 




  • Si tout les millions de « Bartleby » du monde pouvaient se donner la main pour ne rien foutre !



  • « Je préférerais ne pas » ? Quoi c’est cette traduction foireuse de « I would prefer not to » ? J’aimerais mieux « J’aimerais mieux pas » !



  • C’est un grand plaisir de retrouver ce vieux Bartleby- « I would prefer not to », qui bien longtemps avant Gébé avait inventé la théorie et la pratique de l’an 01.

    J’avais oublié (et ça me revient à la lecture de ce billet) que Melville avait sous-titré sa nouvelle « une histoire de Wall Street ». Et ça tombe très bien !

    Un mot encore pour signaler le bouquin de Giorgio Agamben, intitulé « Bartleby ou la création », où il présente Bartleby comme une figure exemplaire de la puissance pure.

    Voir en ligne : http://escalbibli.blogspot.com

    • Merci, je ne connaissais pas ce bouquin. Adoncques je m’en vais fouiner dans cette direction. Cette idée de « puissance pure » me paraît tout à fait adaptée, je ne voudrais pas passer à côté d’un éclairage pertinent de mon héros.
      Salutations

    • Cher Guy M.

      Ce n’est pas pour le plaisir de vous contredire, estimable « escalier qui bibliothèque » (très joli nom pour votre blog, à mon goût), mais signaler la pompe néo-théologico-politique de Giorgio Agamben pour parler du personnage sobre et sans prétention de Bartleby, me paraît d’un douteux intérêt. À mon tour de vous renvoyer à une lecture : Giorgio Agamben à l’épreuve d’Auschwitz, Philippe Mesnard et Claudine Kahan, Paris, Éditions Kimé, coll. Le Sens de l’Histoire, 2001, 20,50€.
      Salutations

      • Merci pour vos conseils de lecture...

        Evidemment, si vous réduisez le travail d’Agamben à de la « pompe néo-théologico-politique », vous ne pouvez trouver à ma référence qu’un intérêt fort douteux. Mais, par parenthèse, je crains que la plupart de mes intérêts ne soient douteux, en général. Le personnage de Bartleby me parait effectivement « sobre » et dessiné comme tel par son créateur, mais, sachant que la sobriété du trait n’est pas vraiment une caractéristique de Melville, je me demande s’il n’y avait pas quelque arrière-pensée, quelque « prétention » chez notre auteur. Il me semble que ce personnage a l’art d’accrocher la réflexion philosophique...

        Et de susciter des commentaires.

        Ou des divagations : tenez, une dernière référence en forme de smiley, le roman de Enrique Vila-Matas, Bartleby et compagnie. Ni pompe, ni théologie, promis !

        Voir en ligne : http://escalbibli.blogspot.com

        • À mon tour de vous remercier.
          J’irai voir du côté de cet autre amateur melvillien.

          Vous avez raison ! Melville suscite la réflexion philosophique.

          À chacun de préférer ses propres formes d’expression dans ce domaine ardu et si propice aux emportements, aux emportes pièces.

          • Quant aux intérêts douteux en général, je ne saurais me représenter en censeur que je ne suis pas.
            En revanche, vous recommander éventuellement d’y prendre garde parfois. Mais ce n’est qu’un modeste conseil.

            Exemple : l’irrationalisme et l’esprit d’apocalypse de grand mage que professe de manière impénitente Monsieur Agamben (au passage Monsieur Deleuze ne professait pas moins l’irrationnel, cf. sa Logique du sens qui n’a de logique que le nom, et que celui qui a réellement compris quelque chose à ses jolis délires ose le dire, et le démontrer...) devrait au moins rendre un peu méfiant n’importe quel esprit éclairé.

            Ceci non pas pour discréditer une littérature dont s’inspirent ces très grands esprits des cavernes.

            Même Primo Levi est victime du braconage de Monsieur Agamben.

            Parfois, lorsque l’on voit ce qui peut être affirmé au détour d’un aphorisme héraclitéen, un certain retour au réel le plus plat (et véritablement tragique celui-là à bien des égards), ne ferait peut-être pas de mal à certains...



  • Juste un truc qui m’énerve, c’est cette traduction lamentable « Je préfèrerais ne pas ». Comme c’est prétentieux !
    Franchement qui parle comme ça ? C’est lourd, c’est pas naturel, c’est vraiment la traduction d’un gros balourd d’universitaire.
    Le récit perds toute sa force en traduisant aussi mal l’expression qui constitue le moelle épinière du récit.
    Déjà s’il avait traduit « je ne préfererais pas » ça passait mieux.
    Les éditions des Mille et Une Nuits propose à mon sens la meilleure traduction de ce fabuleux texte et en restitue toute sa force. Dans cette édition la célèbre répartie est traduite tout simplement par « j’aimerais mieux pas ». Un peu de modestie et de bon sens suffisent parfois à restituer l’esprit d’un texte.

    • Il n’est pas question de « modestie » ou de « bon sens » ici. Juste de fidélité au texte original et surtout à l’esprit du personnage, à sa bizarrerie telle qu’elle l’a été pensée par Melville. Bartleby est un être fondamentalement incompris, marginal, inadapté, même dans sa manière de parler. Et je trouve que cette formulation (je préférerais ne pas), outre sa qualité littéraire supérieure (elle frappe l’oreille), est beaucoup plus adaptée à la nouvelle de Melville et à la personnalité de son (anti)héros.
      Après, c’est des débats sans fin, que nous ne sommes pas prêt de résoudre (nombre de feuilles ont déjà été noircies sur cette question, pour des résultats mitigés), mais je reste attaché à cette formulation. Je n’en démordrais pas.
      (joli pseudo, ceci dit)

      • A chaque traduction, c’est reparti !

        Mais j’abonde dans ton sens : le « I would prefer not to » est une tournure correcte, mais peu usitée et surtout pas du registre familier. Bartleby est digne, distant, décalé, mais ne donne pas dans la familiarité. Par conséquent une traduction par « j’aimerais mieux pas » est à écarter : elle nous ramène trop dans le langage courant, et est incorrecte.

        En revanche, le rejet du « ne pas » à la fin dans « je préfèrerais ne pas » rend parfaitement l’insolite de « not to » en anglais. Et pour parachever le tout, cet équivalent français a quasiment le même rythme que l’anglais. pourquoi s’en priver...

        Voir en ligne : http://escalbibli.blogspot.com

        • Ca fait plaisir à lire, cher Guy M., et ta démonstration est limpide. La familiarité du « j’aimerais mieux pas » ne sied point à Bartleby, c’est l’évidence. Et « je préférerais ne pas » est rythmiquement parfait, sans trahir l’anglais.
          Etonnant de constater à quel point cette simple question déchaîne les enthousiasmes ou les emportements, alors que les problématiques de traduction sont généralement totalement ignorées. Comme si Bartleby, outre ses super pouvoirs de nuisance, pouvait par cette simple formule focaliser l’attention du lecteur sur un pan négligé de la littérature. Bartleby, mon héros...
          Salutations



  • Je viens de lire Bartheby de Melville,je souhaite vous remercier,j’ai aimé.

    Lors de sa visite au salon de l’agriculture un visiteur ,auquel Sarkozy voulait serrer la main,lui a dit :« Ah non,touche moi pas,toi !tu me salis ! »

    Que pensez vous d’appeler« Bartheby moderne » le visiteur du salon d’agriculture ?

    C’est un« je préférerais ne pas »

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