ARTICLE11
 
 

lundi 16 novembre 2009

Littérature

posté à 16h51, par Margot K.
8 commentaires

« Poussières de sable sans raisons » (Nouvelle)
JPEG - 4 ko

Une nouvelle sur Article11 ? Oui, la chose détonne. C’est même une grande première. C’est que, après lecture de la prose talentueuse de Margot K., on s’est dit que ce récit avait tout à fait sa place ici. Entre anticipation oppressante et mise à nu des ressorts totalitaires de notre société, sa plume frappe juste, là où ça fait mal. Du coup, on est très heureux de t’offrir en exclusivité cette nouvelle inédite de l’amie Margot.

(Note que tu peux télécharger, tout en bas de cette page, la version PDF de cette nouvelle. Tu y gagneras en confort de lecture.)


« En sortant, il y avait des cases. Indéfiniment des cases.
Des rainures, des rainures s’élargissent, le dedans devient case, ici, là, partout.
Pour qui toutes ces cases ?
Sans déranger les fibres montantes d’infiniment hauts troncs légèrement disjoints, des cases, des cases…
Dans laquelle me va-t-on enfermer ?
 »

Henri Michaux, Toujours se débattant in « Adieux D’Anhimaharua », 1967.

- Entrez Monsieur Fortain. Soyez le bienvenu… Asseyez-vous, je vous en prie. Vous allez bien ? Désirez- vous quelque chose à boire ? à manger ? Vraiment ne vous gênez pas. Il doit bien y avoir ici quelque chose dont vous ayez envie…Voyons…du jus de fruit ? du thé ? du café ? J’ai de la bière sans alcool aussi… Ou de l’eau ? C’est vraiment comme vous voulez… Si l’envie vous en vient plus tard, surtout n’hésitez pas ! On vous a probablement dit qui j’étais ?...Non ? Je suis Hélène Girard, je suis membre-chercheur de l’Institut National de Recherche Sociologique. Ça vous dit quelque chose ?... Notre institut à pour but de comprendre ce que nous appelons l’ex societas, un phénomène qui conduit des individus à errer en marge de l’organisation sociale et, par conséquent, à souffrir d’un sentiment d’exclusion, voire d’abandon pouvant se traduire de diverses manières comme la dépression, le dénigrement de soi, le désintéressement pour le monde et les autres. Dans l’idée de mettre la recherche au service du bien-être des hommes, nous cherchons à comprendre ce phénomène pour en réduire les cas…Si votre dossier civique nous a été transmis, c’est qu’il semble que nous puissions vous aider à trouver le chemin d’une meilleure adaptation sociale. Et bien sûr, si vous acceptez de collaborer avec nos équipes, cela peut incliner le juge en votre faveur.
- Madame, je n’ai rien à déclarer. _ - Monsieur Fortain, ne craignez rien. Vous n’êtes plus ici dans le cadre d’une audition policière. Dans ce bureau, rien de ce que vous direz ne pourra être retenu contre vous. Ce n’est pas pour juger vos actes que j’ai sollicité cet entretien, mais pour tenter de comprendre l’individu que vous êtes. Je ne suis pas un agent de police mais une scientifique… Faites-nous confiance. Vous n’avez rien à y perdre… Votre coopération est très précieuse, sans elle, je ne peux rien. Aidez-moi à vous aider, vous nous permettrez ainsi de mieux aider les autres.
- Madame, je n’ai rien à déclarer.
- La loi ne nous permet qu’une heure d’entretien. Ne croyez pas que je veuille vous acculer, mais croyez-en mon expérience, c’est bien peu pour amorcer le processus d’études et procéder aux premiers tests. C’est un protocole vraiment très simple. Il tend à reconstituer votre profil social à partir d’éléments biologiques et comportementaux. Ce qui permet de comprendre à quel moment de votre vie, et pourquoi, s’est créée dans votre fonctionnement social, la faille qui vous a conduit à cette situation de marginalité. Les résultats obtenus permettent non seulement de vous aider dans votre cheminement individuel mais également de donner aux chercheurs de nouvelles pistes d’études et de compréhension comportementales.
- Comme je vous l’ai déjà dit, Madame, je n’ai rien à déclarer. Ni maintenant, ni plus tard.
- Donc, vous refusez notre soutien ?… Êtes-vous vraiment sûr de votre décision ?… Je vous en prie, réfléchissez. Bien sûr, vous êtes libre de votre choix, mais considérez qu’en coopérant vous permettriez à la recherche d’améliorer de traiter avec plus d’efficacité nombre de cas semblable au vôtre. Notre seul but est que les faiblesses individuelles ne conduisent plus à l’isolement social. Et pour y parvenir, nous avons besoin de vous.

Les confortables fauteuils de la salle d’écoute, les murs vêtus de pastels sereins et le sourire doux et attentif du chercheur d’État, sont un parfait simulacre d’altruisme civique. Tout exhale la confiance : l’absence d’angles droits et de matières strictement rigides, la moquette onctueuse, les vitres colorées de rayons de soleil factices, jusqu’aux plantes en papier mâché recyclé qui semblent avoir été modelées par de gentils bambins rieurs ; sur le bureau de bois laqué, un monceau d’objets outrageusement inoffensifs : des crayons de caoutchouc naturel, un écran de lecture souple, un presse papier en fourrure labellisée rose pâle, une lampe à faisceau en forme de pomme…

Naturellement, la jeune femme qui me fait face est jolie : ça fait bon temps qu’ils ont compris le pouvoir des femmes et son intérêt pour l’administration gouvernementale…De plus en plus habituel que l’État les emploie pour vaincre par la douceur ce que les hommes n’ont pas pu obtenir par autorité… Sa voix est profonde mais claire, son regard droit et légèrement compatissant. Son tour de poitrine, insidieusement dissimulé sous un col roulé crème, est assez généreux pour provoquer l’envie de s’y blottir, mais en même temps assez modeste pour qu’on ne puisse légitimement soupçonner une quelconque préméditation. Le coup est habile. Calibré même. Ne faut-il pas ménager les féministes et leur prouver à grand renfort de poudre aux yeux que notre ère est enfin celle de la femme ? Ses yeux clairs me caressent, quémandant avec humilité les confidences qui feraient avancer la recherche soit-disant fondamentale de l’Institut Social de mes couilles. Je sais qu’elle ne s’impatientera pas. Ses armes sont la compréhension, l’écoute, l’empathie. Elle doit créer le terrain propice à la confidence, se glisser dans les brèches comportementales pour conduire au dialogue, à la quête obsessionnelle de cette époque : la communication. La circulation des données humaines, numériques ; concrètes ou virtuelles.

∞ + 1

- Dans le rapport que m’a remis l’officier de police qui vous a introduit, je lis que vous avez refusé les prélèvements biologiques… C’est le rôle des instituts sociaux de faire en sorte que ces changements se passent de la manière la plus qu’il soit, sans heurts et sans angoisses, et de garantir cette stabilité ; que vous soyez à même de comprendre pourquoi ces changements sont indispensables à notre bien vivre ensemble, ce que seule une communication efficace et interactive peut permettre. Notre rôle est de vous empêcher de vous noyer dans le changement.

∞ + 1

Tu tournes les pages de ce dossier, de ma vie, qui n’est que papier pour tes doigts propres et blancs et lisses. Tu cherches. Tu cherches et tu ne comprends pas, au fond de ton cerveau d’universitaire méthodique, et ce malgré les heures de cours et de travaux pratiques virtuels, comment un homme dont les parents n’étaient ni alcooliques, ni pervers, ni violents, qui n’est affilié à rien de connu, qui faisait un métier normal et qui n’a jamais fait preuve d’aucune fragilité psychique, peut accepter d’être rayé de la Sécurité Sociale sans broncher. Tes sourcils froncent, je sens ton intelligence se mettre en branle et faire appel à tous ses facultés. Bientôt, tu vas sortir l’ordinateur de sa cachette parce que tu penseras qu’il a peut-être enregistré un signal qui t’avait échappé, un battement de cœur trop léger ou trop grave, une irrigation un peu suspecte de ma cornée… Et tu ne trouveras rien qui te mène à une conclusion valable, et tu t’énerveras sur ce rapport, pas assez solide pour être validé et exploité par ton chef. Non ma belle, pas de promotion !

Tu n’es pas armée pour comprendre. Tu es née trop tard. Dans un monde qui modèle ; malaxe, cuit et expose des citoyens en série. Tu es née à l’ère de l’homme-Ford, la même éducation pour tous, le même best-seller dégueu entre les mains dans ta sale rame de trom’, la même certitude crétinisante qui veut que l’on soit tous égaux devant l’univers, et amalgamant l’égalité avec la similitude.

À peine sortie du liquide amniotique tu jouais. Tu jouais parce qu’il paraissait évident à toute cette horde d’encadreur de jeunesse, que l’aptitude au jeu est le signe d’un enfant épanoui. Or, tes parents, ta famille et la société voulaient ton bonheur, ton épanouissement, ton éveil. L’éveil de tes facultés au bonheur, celui de tes capacités à comprendre donc potentiellement, à exécuter. Ne surtout pas pousser à la découverte perturbante que, parfois, le rond rouge peut rentrer dans le carré vert. Ne pas forcer les carcans. Le temps libre n’est en réalité que celui du jeu et devenu adulte, celui du divertissement… Loisir officialisé et socialement théorisé. Droit fondamental accordé avec bienveillance par l’organisation sociale, jusque dans les prisons. Droit au reflet de devoir, pour augmenter la productivité, la concentration, la détente, le bien-être. Tu joues pour ton patron, pour ton mec, pour tes gosses, pour la sécu. Tu joues pour la collectivité, pour la société. Si tu abats ton quota d’heures de jeu et que tu balance une rouste à ton fils, tu n’es pas en cause : c’est qu’il l’a mérité. Pourtant, tu es nourrie de culpabilité : tu dois jouer. Tu dois être heureuse, tu dois jouer. Tu joues donc tu es. Tu es libre parce que ton univers s’ouvre au-delà du travail, heureuse parce que promise à l’épanouissement garanti par la société. Depuis ton premier cri, on t’apprend le silence. On en crée les conditions, on t’en fait comprendre la nécessité. Tu ne connais plus tes envies. Ton bonheur est factice.

Tu n’es pas armée pour comprendre que l’on veuille vivre avec une puissance que les spectres de la santé, du bonheur et de la sécurité n’effraient pas ; que l’érection d’une vie soit une résistance sans militantisme, une création brute.

∞ + 5

- Bonjour Professeur Girard, que puis-je faire pour vous ?
- Bonjour, pouvez-vous me passer le directeur s’il vous plaît ?
- Je suis désolée il…
- C’est urgent. Il me faut une autorisation de P.L.E.
- Ah. Je vous redéclenche dans un instant.

∞ + 6

- Professeur Girard ?
- Bonjour Monsieur le Directeur.
- Bonjour. Je vous en prie, soyez brève, je n’ai que très peu de temps. Vous sollicitez une autorisation de P.L.E ?
- Oui, pour un sujet dont je viens juste d’achever l’entretien. Je vous ai déjà transmis tous les documents concernant ce dossier : Antoine Fortain. Pour résumer : vie anti-technologique, né avant les prélèvements biologiques, hors-circuits socio-civiques, rayé des listes électorales pour non souscription au minimum de la chaîne gouvernementale et de la Sécurité Sociale pour refus de la pose de la puce médicale et du frigo auto-régulant. Pas de délit au dessus du seuil 4, pas de traces d’une quelconque faille psychologique. Ce sujet ne correspond à aucun des critères du protocole d’Ostraoch-Schmidt, Monsieur le Directeur. Il faut impérativement lui et nous donner une autre chance.
- Et l’entretien ?
- Non-coopération courtoise, calme et réfléchie. Soit il se taisait soit il répondait « je n’ai rien à déclarer ». L’hypothèse de la paranoïa sociale est pourtant inenvisageable : il ne semble pas se sentir menacé, le test de contact n’a illustré aucun malaise de sa part. La cellule d’observation des tensions biométriques n’a rien donné, pas de pics déterminants, pas même à l’évocation du retour en cellule ou de la condamnation. Il semble agir selon une décision mûrie que je n’ai pas eu le temps de dégager.
- Donc il entre dans le protocole d’Otraoch-Schmidt puisqu’il agit par conviction.
- Je ne pense pas qu’on puisse considérer qu’il soit dans le cas décrit par Ostraoch-Schmidt, Monsieur le Directeur. Son mode de marginalité ne semble pas motivé par des convictions d’ordre politique ni intellectuel, sa logique réflexive n’est pas globale. C’est justement là que le sujet mérite une observation plus approfondie.
- Je vois…
- Je pense que nous avons beaucoup à apprendre de lui sur l’ex societas et nous ne pouvons pas laisser cet homme dans l’exclusion simplement parce que nos compétences sont limitées, ça serait totalement absurde et à l’encontre des valeurs de l’Institut…
- Très bien. Vous avez mon accord, mais je tiens à ce que vous m’envoyiez les rapports en priorité.
- Bien sûr. Merci Monsieur le Directeur.
- Vous allez recevoir l’accord écrit dans les dix minutes.

Ah ça, si je m’y attendais ! Il a accepté de me signer une P.L.E ! À moi ! J’étais sûre que j’allais me faire recevoir avec un « Mais vous savez Professeure, la Prolongation Légale d’Entretien est une mesure d’exception que l’on n’accorde qu’aux chercheurs de classe A…  »… Bon, il est possible que s’il avait su à quel point j’avais été mauvaise dans cet entretien il m’aurait ri au nez… Merde ! Les archives… Je suis fichue pour les évaluations s’il les voit ! O.K, c’est pas le moment de paniquer et puis de toute façon ce qui est fait… Tout ça pourrait passer à la trappe avec un article explosif du genre « Ostraoch-Schmidtt n’avait pas tout vu. Le cas Antoine Fortain, une nouvelle catégorie d’ex societas ?  ». J’en connais qui feront moins les fiers au conseil scientifique ! Bon. Il s’agit d’être un peu plus maligne et ne pas reproduire les gaffes de tout à l’heure. C’est tout de même la base : ne pas questionner directement un interlocuteur fermé au dialogue ! Le B-A-BA ! Un gamin de cinq ans le sait d’instinct… Je me suis laissée prendre comme une idiote à l’urgence du temps. Les minutes qui s’égrenaient et la crainte d’achever cet entretien sur rien, rien d’autre que « Je n’ai rien à déclarer » plaqué sur ce ton poli et mesuré… Il l’a senti et j’ai ouvert une brèche dans laquelle il s’est confortablement installé. Mon envie de savoir, de percer à jour, ou du moins de trouver le début de sa pelote... J’avais déjà senti que c’était un cas inhabituel. C’était comme si, à travers son entretien, se jouait l’avenir potentiel de la recherche. En gros, je n’ai pas su garder la tête froide. Mais enfin quand même ce n’est pas rien : ce type peut inaugurer une nouvelle classe d’Ex societas ! C’est totalement fou ! Cinq ans que la recherche se fonde à quatre-vingt-dix pour cent sur les travaux d’Ostraoch-Schmidt et là… Si mon intuition est la bonne, c’est un bond énorme pour la recherche sociale. Par contre, si je me plante… Oui d’ailleurs, si je me plante, quoi ? Au pire des cas, il peut s’avérer qu’il rentre dans un des cas du protocole O.S et que je ne l’avais pas vu. Ou encore qu’il relève de la psychiatrie sociale, et le cas échéant, ne relève plus de mon département… C’est quitte ou double. Tout ce que je risque au plus c’est un peu de temps perdu. Il n’y a pas trente-six solutions : il faut à tout prix que cet entretien soit fructifiant. Et au final, quelle qu’en soit l’issue, elle ne peut qu’être positive pour lui ! Seulement, pas de mystère : il faut que j’arrive à comprendre son fonctionnement. Faute de quoi il n’est pas de diagnostique social possible et aucun profit à tirer de cette histoire, ni pour lui, ni pour moi.

∞ + 12

Il faut que je me rende à l’évidence : je nage. Le profil Fortain m’échappe. Je nage bordel ! Aucune prise dans ce cas et ce n’est pas faute d’avoir cherché… ça fait cinq heures que j’ingurgite tous les éléments de son dossier et rien. Son comportement est lisse comme un écran ! Aucune piste. Pas de levier ni la moindre brèche !...Pourtant je le sens, le lac cache un truc. Et c’est là, quelque part, sous mon nez…Au détour d’un fait sûrement banal… Fonctionne mon cerveau ! Je dois y arriver. Malgré lui. Malgré cette obstination à dénigrer la main que je lui tends et à me considérer comme un flic… « Si vous croyez que ceux pour lesquels vous allez travailler vont vous accueillir comme le Messie et qu’ils parleront de vous à leur petits enfants, il est temps de mettre fin à vos rêves ! La réalité est bien autre chose : l’ex societas est un individu dont le fonctionnement est en réaction face aux cadres sociétaux. Souvent, la difficulté d’assumer ce mode de vie le rend deux fois plus précieux, c’est le phénomène de la persévération. Ils seront très peu dans votre carrière, les cas qui s’ouvriront à vous de bonne grâce. »…On avait du mal à le croire, mais il avait raison… Professeur Bigort, j’aurais bien besoin de vos lumières !... Mais que ç’en soit à ce point ! Je ne l’aurais jamais imaginé… Que l’individu, à l’échelle actuelle de son évolution, soit toujours incapable de savoir ce qui est bon pour lui et qu’il cherche comme un aveugle la voie du bonheur quand elle est sous son nez ! Que son autonomie ne soit jamais un acquis, que la maîtrise de son existence, de ses choix, de sa destinée soit si maladroite, si partielle ! Si tristement partielle… L’épanouissement, le bonheur donc, est la quête inéluctable de l’individu et il est évident que personne ne peut y parvenir dans un contexte d’exclusion... Les alternatives, d’ailleurs, ont prouvé leurs utopies. Il a fallu du temps à la recherche pour parvenir aux conclusions que nul ne pouvait vivre heureux hors-cadre, que l’exclusion était la source de toute mise en marge et que souffrance et sentiment d’injustice en étaient les moteurs les plus récurrents…

Je tergiverse… Concentration… Quand on est perdu, rien de tel que le retour à la méthode pure. Allez, rappelle-toi…Bon. La première phase de toute réorientation avant d’amorcer la réinsertion : le siège du blocage social. Il faut le déceler, l’analyser, le comprendre. Pour ça, trois niveaux d’indices : les comportements antérieurs, les attitudes observées et les traits de personnalité. Mouais…pour ce qui est de la première partie, je n’ai rien de rien. Des informations concernant sa façon de vivre, oui. Des faits, du concret, mais rien qui touche au comportemental… Il faudrait lancer des enquêtes auprès des voisins, de ses anciens collègues, de ses amis, et je suis à court de temps. Même les enregistrements de la garde-à-vue sont inutilisables… Ensuite viennent les observations : une méfiance manifeste à mon encontre qui s’est exprimée par une attitude décisionnelle de non coopération «  Je n’ai pas confiance en toi ni en ton institution. Je ne te cautionne pas donc je ne te donne rien  »… Assez logique au final… Évidemment il refuserait de se prêter aux tests. C’était bien la seule évidence… L’unique chose que j’avais vraiment prévue et calculée d’ailleurs… Une bonne vieille technique de diversion qui ne rate jamais : il n’a pas réalisé du coup que j’en faisais sur le vif, sans l’énoncer pour autant. Au moins ça prouve qu’il n’est pas au fait des techniques d’analyses comportementales. Il n’est pas préparé. Il ne semble pas s’être intéressé à la question et n’a pas anticipé le fait qu’il pouvait avoir à se confronter à ce type d’entretiens. Ce qui élimine avec certitude au moins une des trois catégories d’O.S. Oui bon, mais j’en ai tiré quoi au final ? Côté auto-régulation, aucun de mes tests n’a pu faire émerger de trouble quelconque : il est patient plutôt que passif. Sachant que de toute manière il ne peut pas y couper, c’est comme s’il s’était fait une raison… Mais sans abattement. D’ailleurs ce détail n’est pas anodin. Normalement les gens souffrent de se sentir coincés, soit tristesse, soit colère, soit peur. Et cette absence de peur justement, c’est un élément qui mérite d’être souligné…En fait, ce cas se définit par ses creux… Par rapport à la police, au médecin, moi, ou au juge auquel il sera soumis d’ici quelques semaines, je n’ai pas senti une fois qu’il était dans la crainte. Les appareils de détection des pulsions sanguines, de la tension musculaire et des stimuli nerveux le confirment. Pas d’aide non plus du côté des diagrammes psychométriques. Ils n’ont rien révélé de précis. Les analyses des diverses tensions physiques non plus et quant à la salle d’observation, elle m’a fait part d’une série de commentaires fort peu concluants ni utiles. Pas de modification des signaux quand j’ai parlé du procès, de la détention possible, ni même de son retour en garde-à-vue… Quand je lui ai signifié la fin de l’entretien : il s’est levé, a dit « Au revoir Madame » et s’est saisi lui-même de la poignée de la porte. Sans arrogance, sans orgueil. Un geste incroyable. Inconscience ? Sang froid ? C’est difficile de savoir. En fait, c’est sûr : il ne rentre pas dans les catégories d’O.S ! Les marges idéologiques sont hors propos puisqu’il n’affiche aucune conviction politique ou religieuse, les marges intellectuelles également puisque ce n’est ni un lettré ni un sur-cultivé, qui se distinguent souvent par un syndrome de rigidité conceptuelle, et quant aux marges éphémères, cela va de soi qu’il ne rentre pas dans le processus d’une quête identitaire… Je ne parviendrai peut-être pas à définir une nouvelle catégorie. Mais je dois au moins obtenir de lui les matériaux qui permettront de démontrer cette non-appartenance le plus solidement possible.

∞ + 21

Je sais, connasse compatissante aux yeux puit-de-miel, que derrière toi une horde de chiens de laboratoire dissèque mon comportement, les inflexions de ma voix, les variations de mon pouls, les endroits où mes cheveux blanchissent en incohérences. Je sais qu’ils tentent d’engraisser les dossiers sociaux et bandent à l’idée de pouvoir procréer un dossier d’urgence médicale. Ils me font pitié de tant de foi absurde. Toi aussi. Pendant que tu t’échines à me vomir les parcelles diffuses de mon existence, tes genoux lisses croisés comme des galets, je les imagine, prenant des notes et hochant la tête, communiquant par gestes entendus pour ne pas perturber l’Écoute, pour ne rien perdre de cet entretien qui n’en est pas un, simulacre absurde et sans autre intérêt que votre excitation neuronale déplacée. Une bande de sérieux guignols, persuadés de posséder seuls, les clefs de l’âme humaine et qui pis est, persuadé de n’agir que pour son bien… La religion de notre époque écartelée, dont vous êtes les fanatiques, et dont les piliers compréhension, recherche, analyse et systématisme se sont autoproclamé méthode et vérité. Le philistin qui refuse la vie stérilisée, prévue, orthonormée selon les axes « famille » et « travail » ; rejetant les rêves télécommandés bâtis de cellophane, les phantasmes marketing préfabriqués ; qui crée sa vie en refusant les pis-aller, qui ne voit ni intérêt ni justification à vivre réaliste et qui ne chausse pas son âme de plomb pour se limiter au seul sol ; les renversés d’amour, les pétris de rêves, ceux qui refusent l’anticipation comme guide et n’acceptent pour seul rythme que le ballet des corps ; ceux dont le cerveau s’embrase, hurle la pensée libre et cherche à l’arracher d’entre les bras jaloux de son confort(misme) ; ceux qui ne respectent ni hiérarchie, ni autorité, ni construction sociale ; ceux qui fustigent les écrans, ceux qui n’ont pas d’agent de suivi de carrière, ceux qui n’ont pas de carrière et n’en veulent pas, ceux qui n’ont plus d’immatriculation à jour, ceux qui ne créditent plus leur puce bancaire, tous ceux-là, pauvres païens dans l’erreur et l’ignorance de leur propre perte, sont séparés du peuple élu : les « intégrés », gentiment rangés dans des geôles terminologiques sombres et isolées les unes des autres. Et moi, hein, tu vas me flanquer où ? De quelle couleur sera l’élastique autour de mon dossier ? Tu m’agites une existence civico-sociale, la sérénité des rangs ! Ce que tu me vantes à gagner ne résonne pour moi que de choses à perdre. Tu attends que je calte. Que mes nerfs, usés par la gardav’, lâchent et que je me répande en larmes et supplications parce que je me serai enfin rendu à l’évidence que mon Salut et ma rémission ne pouvaient venir que de toi…de toi… De la sacro-sainte organisation sociale, de son infernale sollicitude… Pendant que tu surlis le moindre de mes mots, que tu les pèses, que tu les passes sous tes dents pour séparer l’or du plomb, le bon grain de l’ivraie, je sens une déferlante qui approche et menace de me recouvrir... Je parle…Je parle et réagis à tes tristes tentatives de me faire lâcher des mots comme des bonbons volés par un gosse…et plus je parle et plus tu m’énerves…et plus je parle et plus ton visage mielleux, doucereux comme celui d’une infirmière inquiète, fait courir ma déferlante. J’ai envie que tu la boucles, que tu te casses…Que tu me foutes la paix avec ton delirium social, ton hystérie de très sainte mère de l’homme…L’instinct primordial de liberté menace : tu n’auras rien de moi, de mes présents de vie. Tu ne toucheras rien parce que tu as perdu le goût des paumes… Je n’est rien. Mon être te contre… Il est lié à tout. Il te contre…Te contre.

∞ + 36

Monsieur le Directeur,

Comme convenu, voici les grilles des résultats d’observations du cas d’Antoine Fortain (dossier 958463C) pour lequel vous avez bien voulu m’accorder une autorisation de P.L.E. Vous pourrez constater que cette mesure s’imposait, vu la nature différente des ratios que l’on enregistre d’un entretien à l’autre.
Au delà de la conclusion nette que le profil du sujet ne correspond à aucune des catégories de déviance marginales définies par Ostraoch-Schmidtt, cette non-linéarité comportementale manifeste une instabilité certaine, voire une fragilité psychologique. Dans l’intérêt de sa prise en charge, et selon la charte de coopération de l’Institut, j’ai donc transmis le dossier aux mains compétentes du service de Psychopathologie Sociale dans l’attente de la décision de justice.

Je vous remercie de la confiance dont vous avez bien voulu m’honorer, Cordialement, Professeure Hélène Girard.

Ps : Pièce jointe 1 page. Le rapport d’études, qui sera rédigé dans le courant de la journée, vous sera immédiatement communiqué.

Entretien 1 :

État d’arrivée à l’entretien  : Calme ( 1 )

Stabilité émotionnelle  : Stable, régulée ( 0 )

Observations physique  : Attentif, à l’aise sans ostentation ( 0 )
Observations biométriques  : Diagrammes normaux et réguliers ; refus de prélèvements.

Vivacité  : Contrôlée et réflexive ( 0 )

Rapport à l’autorité : Non coopération courtoise ( - 2 )

Cohérence : Parfaite ( 2 )
Expression : Claire ( 0 )
Communication : Minimale mais ouverte ( - 0,5 )

Tests
Contact physique : Néant
Regard : Néant
Menace : Néant / pas de signe de crainte
Étiquette : Néant
Culpabilisation : Néant

Ratio : ( 0,5 )

CCI : Aucun diagnostique possible en l’état : demande de P.L.E.

Entretien 2 :

État d’arrivée à l’entretien  : Fatigue ( - 0,5 )

Stabilité émotionnelle  : Difficultés de régulation ( - 1 )

Observations physique  : Légère agitation, cernes, légère fébrilité ( - 1 )
Observations biométriques  : Pics cardiaux ; Tension nerveuse ; Variations calorifiques

Vivacité  : Impulsion latente ( - 1 )

Rapport à l’autorité : Rejet ( - 1,5 )

Cohérence : Parfaite ( 2 )
Expression : Claire ( 0 )
Communication : Directe ( - 0,5 )

Tests
Contact physique : Rejet ( - 2 )
Regard : Inattention
Menace : Dérision ( - 1 )
Étiquette : Dérision ( - 1 )
Culpabilisation : Colère ( - 2 )

Ratio : ( - 9,5 )

CCI : Au vu de la variable des résultats comparés des deux entretiens : transmission du cas au service de psychopathologie sociale.


Télécharger la nouvelle en PDF :


COMMENTAIRES

 


  • lundi 16 novembre 2009 à 22h54, par JLG

    Excellente illustration de l’intrication croissante du psychomédical et du judiciaire dans une société de contrôle accéléré.

    Mais après avoir sollicité et obtenu une seconde lecture – merci, Monsieur le Directeur – m’est venue une question : qu’est-ce qui peut avoir provoqué un tel changement chez Antoine Fortin ? Pourquoi a-t-il perdu l’absolue maîtrise dont il a fait preuve lors du premier entretien ? La seule procédure employée à son encontre semble un peu légère pour expliquer le passage d’une telle maîtrise à un tel abandon...

    Sinon question collective : pourquoi (bis) une tonne de commentaires à certains billets et zéro à cette nouvelle ?

    • lundi 16 novembre 2009 à 23h10, par margot K.

      Je crois qu’Antoine s’est énervé de se voir prisonnier et impuissant. Un peu comme si tout à coup il se rendait compte que tout cela n’avait rien à voir avec lui et que le fait qu’il ne lâche rien et oppose une simple résistance passive n’allait rien enrayer du tout. Je crois juste que c’est la colère de l’impuissance.

      Et pour les commentaires, j’espère que c’est parce que la nouvelle a été publiée aujourd’hui...! Merci en tout cas d’avoir lu jusqu’au bout...



  • mardi 17 novembre 2009 à 00h55, par Patrick

    « Service de Psychopathologie Sociale »... brrr...ça fait froid.
    Merci pour ce texte, je vais me le relire au coin du feu.

    Voir en ligne : Les Suiveurs



  • mardi 17 novembre 2009 à 02h00, par Amaru

    « Je » fait le thème du premier entretien. Et le « Je » se met au niveau du style de l’entretien. Cet entretien devrait mener au Juge. Le Juge juge le Je. Mais le « Je » est... en l’occurence : Rien. Réduit à rien.

    Défensive par indétermination. Obstruction.

    Le second entretien n’est pas rien. il est le Tout que je suis, donc c’est un vomi... vis-à-vis du trou béant qu’est l’interlocutrice.

    Offensive par authenticité ! Pertinence.

    L’interlocutrice n’a rien entendu, rien compris. Elle fait comme le premier commentateur et se demande pourquoi un tel changement des mesures... Et le premier commentateur, comme l’interlocutrice, pense immédiatement « pathologie »...

    Mon être te contre… Il est lié à tout. Il te contre…Te contre.

    Manifeste dans l’irréel car il est un coeur dans un monde sans coeur.

    Et l’interlocutrice ne peut pas en mourir car elle n’appartient pas à la Vie, c’est un engin bio-mécanique qui ne digère que des mots... et des chiffres... du XXIIIe siècle... face à un vestige d’un humain vrai... sorti de 1870 et de la Commune de Paris ! Un humain bon à laminer.

    Le paradoxe n’est que celui de l’évidence face à l’improbable incertitude. Le PONT, c’est ÊTRE, c’est oser être.

    Voir en ligne : http://www.amaranthes.fr



  • mardi 17 novembre 2009 à 09h21, par ko

    Pas encore lu la nouvelle, juste survolé, me la garde au chaud pour le trajet en train de tout à l’heure. D’ores et déjà, j’approuve quoi qu’il en soit l’initiative, carrément ! Non, je ne trouve pas que cela détonne, une nouvelle sur Article 11... on a déjà écouté de la musique ici, nan ?

    « If I can’t dance, I don’t want to be part of your revolution », disait-elle

    Moi j’ai autant besoin de musique, de danse, de poésie, de fiction, d’images... que de critique sociale.



  • mardi 17 novembre 2009 à 16h39, par pièce détachée

    JLG : « question collective : pourquoi [...] une tonne de commentaires à certains billets et zéro à cette nouvelle ? »

    Heu... Parce que parfois le texte se suffit. Ou bien qu’on n’éprouve pas le besoin de la ramener juste pour dire « très chouette » ou « caca boudin ». Qu’on n’a rien de pertinent à dire. Qu’on laisse venir, sans dégainer précocement dans la seconde qui suit. Qu’on n’a pas le temps de structurer et d’écrire un commentaire qui se tient, ni sous la main aucune blague lapidaire et géniale. Etc., etc.

    Pour ma part, je me suis demandé si Antoine Fortain n’allait pas s’effacer, s’évaporer, s’envoler sans laisser de trace dépistable par ses « redresseurs », tellement il est ailleurs que la dame armée de son « hystérie de très sainte mère de l’homme » [1]. Un peu comme à la fin de Brazil : « he failed us ». « Il nous a fait faux bond »...

    [1] J’aime beaucoup cette expression. Tu me la prêtes, Margot, pour la prochaine fois où on me demandera pourquoi j’ai refusé d’enfanter ?

    • mardi 17 novembre 2009 à 17h05, par margot K.

      Avec grand plaisir, si ça peut t’être utile !
      Tu sais, s’il avait pu s’échapper ç’eut été vraiment trop beau. Le mec n’était juste pas préparé à tout ce bordel, il faisait juste sa vie dans son coin, ce qu’on a du mal à pardonner et à prendre pour comptant...

      • mardi 17 novembre 2009 à 19h01, par pièce détachée

        Oui, je sais bien, c’est pas un western avec John Wayne qui triomphe des méchants... C’était juste un rêve de ma part : « vous m’oubliez, je n’existe plus pour vous, je m’envole comme « poussières de sable », vous ne me percevez même plus, je suis là devant vous mais vous ne pouvez pas me localiser, vos techniques high-tech ne sont pas équipées pour... »

  • Répondre à cet article