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samedi 27 juin 2009

Littérature

posté à 11h10, par Benjamin
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Sans-papiers : des livres pour dire la galère et pointer l’inhumanité
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Le propos porte mieux quand il se fait concret, s’appuyant sur des tranches de (dure) vie. « Votre voisin n’a pas de papiers » compile ainsi des témoignages de sans-papiers, pour dire l’errance et la galère. « La chasse aux enfants », lui, s’interroge sur la façon dont notre corps social s’habitue peu à peu à l’inhumanité. Avec ces deux ouvrages, retour sur l’institutionnalisation de la barbarie.

« Comment voulez-vous que le travailleur français, qui travaille avec sa femme et qui, ensemble, gagnent environ 15 000 francs, et qui voit sur le palier à côté de son HLM, entassée, une famille, avec un père de famille, trois ou quatre épouses et une vingtaine de gosses, et qui gagne 50 000 francs de prestations sociales, sans naturellement travailler. Si vous ajoutez à cela le bruit et l’odeur, eh bien le travailleur français sur le palier, il devient fou. Et ce n’est pas être raciste que de dire cela. »

(Jacques Chirac, président du RPR et maire de Paris : discours à Orléans, le 19 juin 1991.)
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Le sans-papiers, c’est tout un chacun. Votre voisin de palier, la nana qui nettoie les bureaux où vous ne bossez peut-être pas, le mec qui installe le marché à 5 h du mat et, surtout, celui qui passe son temps à se perdre dans les méandres de l’administration française, sans-papiers ironiquement noyé dans les formulaires abscons.

Les sans-papiers sont partout, et d’ailleurs peut-être que Votre voisin n’a pas de papiers, pour reprendre le titre de l’édifiant bouquin publié aux éditions La Fabrique en 2005. Une compilation de dizaines d’entretiens réalisés par la Cimade, association d’accompagnement et de soutien. Venus d’Afrique de l’Ouest, du Maghreb, de Chine, d’Amérique du Sud ou de Tchétchénie, les intéressés y racontent leur histoire, parlent de leur situation, de leurs galères quotidienne et de leur parcours du combattant, avec beaucoup de simplicité. Ainsi de ce témoignage, un parmi d’autres :

« Pendant 5 ans, c’était une situation infernale psychologiquement. Je ne dormais pas, je prenais du Prozac. Des fois, je restais un mois sans sortir. J’allais pas bien, je pensais à mon avenir. C’est très long, c’est très dur. Vivre sans papiers, tu vis comme un voleur. Tu n’as aucune situation. Tes années passent et la moitié de ta vie est passée pour rien du tout. Tu n’as plus rien, tu n’as aucun avenir, ni ici ni là-bas, parce que là-bas au Maroc, si tu es expulsé de France, tu n’es rien du tout. Alors il faut éviter ça. Personne ne peut comprendre ça lorsqu’on n’est pas passé par là. »

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Ces hommes et ces femmes racontent. Comment on en arrive à des situations d’esclavage moderne. Comment certaines femmes doivent se prostituer pour survivre, d’autres rester avec un mari qui les bat. Comment la moindre petite chose devient d’une complexité folle.
Ils disent les déménagements constants, le risque omniprésent, la nécessité de sortir le moins possible, de ne surtout pas se faire remarquer, et bien sûr les démarches sans fin, avec parfois des pièges tendus par la préfecture au bout, ainsi que le rappelle l’ouvrage : « Lors d’une convocation à la sous-préfecture dont ils dépendent, les Magadamov sont retenus par les services de la police aux frontières. Leurs enfants sont retirés de l’école, et toute la famille est emmenée au centre de rétention de Lyon. Le lendemain, ils sont expulsés vers l’Autriche. »

Et un autre sans-papiers de continuer :

«  Quand j’ai fait ma demande, j’ai été convoqué, et on m’a dit que j’étais régularisable. On me dit d’amener mon passeport, et le jour où j’amène mon passeport, on me renvoie au centre de rétention. C’était « un traquenard », pour utiliser les mots de mon avocat. Encore une fois, je me suis présenté à la préfecture pour faire mes démarches et on m’a renvoyé à un commissariat, sans motif. Arrivé au commissariat, les agents étaient choqués ; ils m’ont dit carrément que s’ils m’avaient envoyé ici, c’était pour qu’on m’arrête. Mais eux ne voulaient pas le faire et donc ils m’ont dit de retourner là-bas. Quand je suis retourné là-bas, j’ai vu les regards des gens, ils se défaussaient… J’ai dit : « On ne m’a pas arrêté, arrêtez-moi, vous. » Ils étaient gênés. Ils m’ont reconvoqué ; et la fois suivante, quand je suis venu, à ce moment-là, j’ai été arrêté. Je crois connaître tous les centres de rétention de paris. »

Votre voisin n’a pas de papiers, c’est ça, la galère quotidienne d’être clandestin racontée par ceux qui la vivent, sans tomber dans le racolage ou la victimisation. Des histoires de vies, tout simplement.

Derrière ces témoignages, par contre, émergent certaines stratégies de l’État. Autant pour rendre la vie et la régularisation les plus compliquées possibles pour des gens arrivant bien souvent en France sans rien - voire déjà traumatisés - que pour imposer petit à petit une certaine façon de considérer cette question-là, en France.

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Historiquement, après avoir favorisé l’immigration lorsque le pays en avait besoin à des fins économiques, des lois de plus en plus restrictives ont été mises en place à partir des années 70. Dont les chefs d’œuvres de quelques orfèvres en inhumanité : loi Bonnet en 1980, faisant de l’entrée ou du séjour irrégulier des motifs d’expulsion au même titre que la menace sur l’ordre public ; lois Pasqua (1986 et 93) et les premiers charters en 86 ; la loi Debré en 1997, seulement partiellement adoptée (sans la clause qui « veut obliger un hébergeant à dénoncer à la police le départ d’un étranger qu’il accueillait chez lui ») et durcissant encore les mesures prises à l’encontre des sans-papiers ; enfin la loi Sarkozy, en 2003. Un arsenal législatif à côté duquel les deux principales vagues de régularisations - 132 000 personnes en août 1981 à l’arrivée de Mitterrand au pouvoir et 80 000 (sur 140 000 demandes) avec le gouvernement Jospin en 1997 - ne pèsent que peu de poids.

Outre cette politique de plus en plus restrictive, ce sont les conditions matérielles d’accès et les tracasseries administratives qui deviennent des barrières bien souvent insurmontables. On demande des boites postales pour des gens qui n’ont pas de logement en France et qui squattent la plupart du temps ; on n’en laisse que quelques dizaines rentrer chaque jour à la préfecture, ce qui les oblige souvent à attendre des nuits entières devant le bâtiment, en plein hiver, afin d’avoir une chance d’être bien placé au petit matin ; on demande d’innombrables « preuves » de présence sur le territoire depuis dix ans à des personnes vivant souvent sous un nom d’emprunt, déménageant ou squattant constamment et évitant les contacts avec les administrations, tout en refusant les témoignages des personnes qui les côtoient au quotidien ; on impose la possession d’un contrat ou d’une promesse d’embauche pour obtenir un permis de travail quand les « autorisations provisoires de séjour » stipulent en toutes lettres que leur titulaire ne peut pas travailler. Kafkaïen . A croire que l’État préfère les immigrés qui travaillent au black…

C’est surtout à propos du droit d’asile que le foutraque procédurier et les barrières administratives prennent leur véritable raison d’être. L’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), qui étudie les demandes d’asile et accorde le statut de réfugié, se révélant être une véritable machine à fabriquer de l’irrégularité, n’attribue ce statut qu’à 85 % des demandeurs d’asile, les autres se voyant adresser une obligation de quitter le territoire dans les 30 jours. Les témoignages sur la suspicion et le peu de professionnalisme des fonctionnaires de cette administration abondent. Bien souvent, le demandant ne s’est même pas vu « offrir » la possibilité d’un entretien oral, mais seulement une demande écrite, beaucoup plus difficile à rédiger quand on ne connait que les rudiments du français. Elle a bonne gueule, la Convention de Genève…

À la lecture de Votre voisin n’a pas de papiers, on s’étonne d’ailleurs que, bien souvent, les sans-papiers n’aient pas plus de rage contre ce pays qui se fout de leur gueule, les humilie et les exploite. Et qu’ils fassent au contraire preuve d’une foi et d’un optimisme relativement incompréhensibles envers la France et les Français. Enfin… la plupart du temps. Puisqu’il arrive que les clandestins se rebellent parfois contre la machine qui les broie et contre un pays incapable de respecter ces principes qu’il affiche un peu partout.

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Sous les papiers, la rage…

D’essentiel aussi, il y a cet autre bouquin, publié aux éditions La Découverte par Miguel Benasayag, Angélique del Rey et des militants de RESF : La chasse aux enfants, l’effet miroir de l’expulsion des sans-papiers. Livre qui aurait d’ailleurs pu s’appeler « Nous sommes tous des clandestins », tant il pose que la situation des sans-papiers nous concerne tous, que nous en soyons conscients ou non.

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Le livre s’appuie sur le sort des enfants de clandestins, ceux qui sont scolarisés en France et se retrouvent concernés par les expulsions. Des enfants qui disparaissent un jour et que leurs camarades ne revoient plus jamais. Miguel Benasayag1, philosophe et psychanalyste, émet cette hypothèse qu’il s’agit là d’une amputation d’une des parties du corps social. Et que - logiquement - l’ensemble de ce corps le ressent, en souffre et s’en retrouve handicapé.

En clair : les sans-papiers étant partie intégrante de la société, c’est en réalité une sorte d’automutilation symbolique qu’exerce quotidiennement le gouvernement. Automutilation ressentie d’autant plus fortement par les enfants, ceux qu’on expulse et ceux qui restent, ces derniers bien souvent traumatisés de ne plus revoir leurs camarades, a fortiori quand les policiers interviennent dans les classes ou font le guet devant les écoles. Et l’action réalisée à l’encontre des sans-papiers se répercute clairement sur d’autres composantes du corps social.

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Les auteurs pointent en effet une forme de « vaccination » du corps social. Peu à peu, les enfants vont se trouver « vacciné » contre un trop-plein d’empathie pour leurs camarades étrangers : ça les choquera de moins en moins et ils grandiront en assimilant inconsciemment des équations du type « pas de papiers = police ». Ils auront aussi intégré la possibilité de la disparition, du jour au lendemain, de certains de leurs camarades. Comme si c’était dans leur statut : s’ils se font arrêter, c’est bien qu’il doit y avoir une raison, n’est-ce pas ? C’est ainsi qu’on banalise des atrocités

Au fond, il s’agit de nous conditionner :

« Car l’objectif ultime de la chasse aux sans-papiers (et à leurs enfants) n’est pas la fermeture des filières d’immigration - ce dont ses promoteurs eux-mêmes ne sont sans doute pas pleinement conscients, tant ils sont habités par une idéologie populiste flattant les réflexes xénophobes et nourrie de l’héritage colonial, remarquent les auteurs. C’est plutôt le conditionnement visant à ce que nos enfants acceptent passivement le nouveau monde qu’on leur construit, ce monde des frontières intérieures, divisé en forteresses et no man’s land. L’objectif est que tous, enfants et adultes, nous apprenions à accepter « qu’il n’y en aura pas pour tout le monde ». Il est que nous acceptions la frontière et que nous la défendions. C’est cette banalité que nous avons voulu interroger et comprendre. Comprendre comment on fabrique l’acceptation des frontières invisibles et comment on vaccine les jeunes contre toute velléité de réaction. Comprendre aussi comment on construit les états d’anesthésie qui permettent que les enfants puissent […] n’avoir « rien à dire » [face aux rafles]. »

On s’habitue ainsi à laisser des processus inhumains rentrer dans la vie quotidienne, et on les voit de plus en plus comme banals. Un constat que Miguel Benasayag et Angélique del Rey ne sont pas les seuls à effectuer : par la bande, c’est aussi le propos d’un ouvrage publié aux éditions Libertalia, Feu au centre de rétention, des sans-papiers témoignent. « La mobilisation autour des sans -papiers s’effrite, malheureusement, et en ce moment on a l’impression qu’il y a de moins en moins de militants, de moins en moins de personnes présentes aux manifestations, alors que les rafles et les expulsions continuent constamment. Juste pour vous donner une idée des chiffres : il y a eu 80 000 arrestations pour 35 000 placements en centre de rétention l’année dernière », expliquait - lors d’une présentation publique du livre, mercredi - ce collectif ayant recueilli, pendant six mois, les témoignages des sans-papiers du centre de rétention de Vincennes qui se sont révoltés contre leurs conditions de détention.2

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C’est pourtant notre responsabilité qui est en jeu. Et c’est tout un modèle de société, une vision de l’être humain et un ensemble de principes qu’on se doit de défendre, face à la barbarie étatique.

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L’hypocrisie étatique, ou l’absurdité élevée en règle de conduite

Si on revient rapidement sur quelques grandes lignes de l’actuelle politique d’immigration très restrictive, on se rend bien compte que l’équation selon laquelle ce type de politique serait mise en place pour des raisons économiques ne tient pas : « Se basant sur l’expérience de plusieurs pays entre 1984 et 1995, l’OCDE en conclut qu’il n’existe aucun élément probant susceptible de signaler un effet négatif de l’immigration sur l’emploi des ressortissants nationaux », signale ainsi le rapport de la 92e session de la conférence internationale du travail, en 2004. Et de continuer dans la même veine : « Une étude ne constate aucune corrélation entre le chômage et l’intensification du flux d’immigrants : dans les pays connaissant les plus forts taux d’immigration, le chômage est souvent resté stable ou a même baissé. Certaines études montrent même que l’immigration s’est accompagnée d’une hausse de l’emploi consécutive à l’expansion de la production. L’admission de travailleurs non qualifiés peut par exemple induire un accroissement de la production de biens à forte intensité de main d’œuvre et, par conséquent, une hausse des exportations, contribuant par là à relever le niveau général de l’emploi. »
Par contre, les entreprises et le monde économique ont tout à gagner à disposer, avec les clandestins, d’énormes réserves de main d’œuvre corvéable à merci, sans la moindre protection sociale ou juridique, ni possibilité de recours à l’encontre de ceux qui l’exploitent. Un véritable Lumpenproletariat et du pain béni pour les esclavagistes.

Cerise sur le gâteau, le fric que cela coûte. En gros, avec 25 000 reconduites à la frontière en 2007 et un budget de 687 millions d’euros pour les assurer, en ne tenant compte que de ce que coûtent les centres de rétention, les effectifs de la Police de l’air et des frontières et les billets d’avion, on arrive à la somme rondelette de plus de 27 000 € par personne reconduite. Oui : rien que ça…

C’est là le plus frappant : l’incohérence de cette politique de chasse aux sans-papiers ne fait que davantage ressortir son inhumanité. Ce que soulignent parfaitement les livres précédemment cités, qui démontent l’absurdité autant qu’ils racontent des vies et livrent des témoignages. Des noms, des histoires, des engagements et parfois un peu d’espoir au milieu de la merde ambiante. Et surtout l’idée que ces récits nous concernent tous, sont les nôtres, et qu’on ne peut passer outre et détourner le regard comme l’État tente de nous apprendre petit-à-petit à le faire. Bonne raison de finir en citant La chasse aux enfants, l’effet miroir de l’expulsion des sans-papiers :

«  « Caminante, no hay camino/el camino se hace andar », dit un poème de l’Espagnol antonio Machado, ce qui signifie que le chemin n’est pas déterminé par le but à suivre, mais par la démarche de celui qui le parcourt. Parce que la raison d’être de la marche ne se trouve pas dans le but poursuivi (son sens) mais en soi. Dans ce monde d’engagement sans promesse, on a profondément conscience que c’est en agissant sur le présent qu’on change les choses pour l’avenir : l’avenir n’existe qu’ici et maintenant. Et c’est à partir du moment où s’engager n’est plus perçu comme un sacrifice pour un résultat futur susceptible de le justifier, que l’engagement renoue avec les formes de la vie. ».


À toutes fins utiles :

 × Le guide RESF concernant les jeunes sans papiers scolarisés, ICI.

 × Et cette autre publication de RESF, Jeunes scolarisés et parents sans papiers : régularisations mode d’emploi, assez récent (juin 2008), disponible ICI.



1 Qui vient par ailleurs, le monde est petit, d’accorder un entretien, mené par Margot K., à Article11. Ça se passe ICI.

2 Rappelons que le centre de rétention a fini par brûler et que six personnes ont été inculpées. Les bénéfices de la vente du livre seront d’ailleurs totalement utilisés pour assurer la défense des inculpés.


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