ARTICLE11
 
 

lundi 28 janvier 2013

Politiques du son

posté à 16h22, par Juliette Volcler
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Une écologie de la répression

Les fabricants d’armes aiment de plus en plus la nature et le clament haut et fort. Les dispositifs acoustiques, très présents dans les recherches récentes, sont symptomatiques de cet intérêt nouveau. Sous la verdure, une singulière conception de la vie sociale.

Cette chronique a été publiée dans le numéro 8 de la version papier.
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Le manuel de référence sur les armes dites « non létales »1 produit en 2011 par l’instance officielle qui en régit la recherche et le développement aux États-Unis, le Joint Non-Lethal Weapons Directorate (JNLWD), a récemment été mis en ligne par le collectif de chercheurs indépendants Public Intelligence. Le JNLWD ne s’y embarrasse pas des pudibonderies tactiques de LRAD Corporation, fabricante du Long Range Acoustic Device2, selon laquelle les haut-parleurs directionnels ne seraient rien d’autre que des « outils de communication de masse » : « La définition des armes non létales comprend des ’’armes, dispositifs et munitions’’. Cette définition est très large et inclut des dispositifs et munitions qui ne sont habituellement pas considérés comme des ’’armes’’, par exemple les dispositifs acoustiques de longue portée. » Le manuel ne prend pas plus de gants pour définir les priorités officielles et la prudence à géométrie variable du JNLWD : préserver les biens (« les armes non létales doivent être conçues de manière à contribuer à faire baisser les coûts de reconstruction post-conflit »), mais pas nécessairement les personnes (« il ne doit pas être exigé des armes non létales qu’elles atteignent la probabilité zéro d’entraîner des morts ou des mutilations »). La critique portée par les opposants aux armes « non létales » est intégrée et assumée avec un manque de précision fort commode. On y découvre, enfin, que tous les efforts sont faits pour multiplier par trois la portée des haut-parleurs directionnels, pour mettre au point un générateur de détonations sous-marines susceptibles d’occasionner « déficiences auditives et nausées » chez les plongeurs, et pour développer des grenades flash-bang apportant trois grandes améliorations : être plus sûres pour les utilisateurs, l’être beaucoup moins pour les cibles (plus grande intensité du flash comme de l’explosion), et « respecter l’environnement ».

C’est que le JNLWD comme les fabricants d’armes « non létales » sont aujourd’hui pleins de ce « respect de l’environnement » qui semble croître à mesure que la dangerosité de leurs produits s’affine. À propos de l’usage des haut-parleurs directionnels non plus contre des manifestants, mais pour éloigner les oiseaux des aéroports ou de propriétés agricoles, LRAD Corp a récemment annoncé : « La protection de la faune et des installations sensibles […] représente un très fort potentiel pour l’essor des ventes de LRAD »3. Et une société brésilienne qui exposait ses « grenades lumineuses et sonores » au salon de l’armement Milipol d’octobre 2011 indiquait sur ses dépliants publicitaires : « Condor adopte comme politique permanente la protection de la nature, destinant près de 70% de [la] surface totale [de son usine] à la préservation de la forêt [primaire], des sources hydriques, de la flore et de la faune, transformant l’environnement de l’usine en île écologique, en parfaite harmonie avec le concept ’’Non Létal’’ de respect [de] la vie et [de] la citoyenneté. »4

Le « développement durable » est utilisé là comme un argument marketing qui permet de camoufler le business de la répression. Il devient ensuite, comme l’indique le journaliste Hervé Kempf, un « facteur de croissance » : « Les troubles économiques et écologiques à venir préparent l’expansion du marché du « maintien de l’ordre ». »5 Il permet, en somme, d’étendre la géographie sécuritaire tout en présentant une illusion d’innocuité. Plus encore, il signale l’émergence d’une écologie de la répression, qui sanctionne les dérives de comportement pour inculquer un réflexe de normalité. Les armes « non létales » visent ainsi à contrôler les mouvements de la matière vivante (oiseaux, poissons, mammifères, notamment humains) en jouant sur le seuil de douleur communément partagé par l’espèce visée – et puisqu’il s’agit de faire peur et de faire mal de façon systématique, la mutilation et la mort font partie du calcul. Ce que la doctrine « non létale » entend alors par « respect de l’environnement », c’est le fait d’extraire l’individu de son histoire sociale et culturelle pour le traiter comme de la matière sensorielle, comme une donnée biologique parmi d’autres, comme un agrégat prévisible de réactions physiologiques. L’argument écologique devient le moyen de neutraliser le politique, et d’inventer un décor où l’humain n’habite plus.



1 JNLWD, Non-Lethal Weapons Reference Book, 2011.

2 Un haut-parleur directionnel puissant, utilisé pour faire fuir tous les occupants d’une zone.

3 LRAD Corp, « LRAD Corporation Announces Follow-On LRAD Order for Bird Preservation at International Mining Site », communiqué de presse du 17 novembre 2011.

4 Plaquette de présentation de Condor en octobre 2011, après correction des fautes de français.

5 Hervé Kempf,« Matraque durable », Le Monde, 26 octobre 2011.


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