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samedi 23 novembre 2013

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posté à 16h33, par Anne Steiner
9 commentaires

1907 : le Premier Mai selon Jacob Law

Le Temps des révoltes, chronique publiée dans la version papier d’A11, se veut coup de projecteur sur des conflits passés et oubliés – poussées de colère ouvrière, longues grèves et révoltes individuelles d’avant 1914. Pour ce deuxième volet, retour sur la vie de l’anarchiste Jacob Law, insurgé que le bagne ne réussira pas à briser.

Cette chronique a été publiée dans le numéro 12 de la version papier d’Article11

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Place de la République à Paris, 1er mai 1907. Depuis le matin, plusieurs régiments de fantassins occupent le terre-plein central, tandis que deux régiments de cuirassiers tournent inlassablement autour de la place, repoussant sur les trottoirs manifestants et badauds. Quiconque n’obtempère pas assez vite aux ordres de dispersion est arrêté et conduit à la caserne du Prince Eugène, rue du Château d’eau. En quelques heures, 776 personnes y sont enfermées dans des salles surpeuplées, en attendant de comparaître devant un juge d’instruction qui mène ses interrogatoires dans la caserne même. Toutes sont relâchées au cours de la journée à l’exception d’une dizaine d’entre elles, accusées d’outrages et rébellion envers les agents de la force publique. Au total, 116 pistolets et 210 couteaux sont saisis sur les manifestants. Une quinzaine d’étrangers, en majorité russes, polonais et roumains, sont envoyés à la Sûreté pour vérification d’identité, et six d’entre eux incarcérés à la Santé pour infraction à la loi sur le séjour des étrangers.

À 16 h 30, l’omnibus 142, qui relie la place de la Bastille à la place de la Madeleine, s’arrête boulevard du Temple, à la hauteur du Cirque d’hiver. Un jeune homme, vêtu d’un costume de drap gris clair et coiffé d’un melon, monte et prend place en haut, sur l’impériale, face à la chaussée. Il a un visage rond encadré de boucles blondes, des yeux clairs, une expression grave. Juste avant l’angle de la rue du Temple, devant les magasins du Pauvre Jacques, il se lève brusquement et, sortant un revolver de sa poche, tire en direction de la troupe. Une balle ricoche sur la cuirasse d’un cavalier, l’autre traverse la capote d’un fantassin. Le jeune homme n’a pas le temps de tirer une troisième balle que, déjà, les passagers les plus proches l’entourent, le ceinturent et le frappent. Une femme lui assène même une volée de coups de parapluie. Les gardiens de la paix, promptement accourus, se saisissent de lui et le font descendre de l’impériale. Mais avant d’avoir seulement mis le pied à terre, il est arraché aux agents et projeté au sol ; une grêle de coups de pieds, de poings, de cannes, s’abat sur lui. Quelques instants suffisent à en faire une loque sanguinolente : trois de ses dents sont cassées, on lui arrache des touffes de cheveux, et il est couvert d’hématomes. L’Humanité du lendemain dénoncera cette « pauvre foule béate et moutonnière qui pousse jusqu’à l’absurde la peur de l’autorité et qui même, le cas échéant, prête main forte aux ’’ouvriers du passage à tabac’’  ».

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Jacob Law molesté peu après avoir tiré en direction de la troupe

Non sans mal, les agents parviennent à soustraire le jeune tireur à la foule déchaînée et le traînent sans ménagement jusqu’à la caserne, où il reçoit les premiers soins. Il se trouve dans un si triste état que le photographe de l’identité judiciaire doit remettre à plus tard la prise des clichés. Interrogé par le juge Chênebenoît, qui siège à la caserne depuis le matin, il déclare se nommer Jacob Law, être de nationalité américaine et avoir agi seul. Il se revendique anarchiste individualiste, et explique avoir voulu atteindre des officiers pour défendre « son frère l’ouvrier ».

Fils d’Abraham Lev, coupeur-tailleur pour hommes, et de Lobel Gourevitch, Jacob Law est né à Balta le 15 mai 1885 et a reçu une bonne instruction. En 1905, fuyant la misère et les pogroms, il quitte l’Ukraine avec sa mère et sa sœur pour rejoindre son père et son frère aîné aux États-Unis. Mais il s’y déplaît et, en juillet 1906, sans prévenir ses parents, s’embarque à destination de Liverpool sur un navire transportant du bétail. Après un court séjour à Londres, il arrive à Paris le 8 août 1906, et se présente chez sa tante maternelle, brocanteuse au marché du Carreau du Temple. Il est affamé, sale, en loques ; elle lui offre l’hospitalité et prévient ses parents, qui lui envoient de l’argent. Un jeune tailleur roumain, rencontré dans un atelier de la place Clichy où il a été embauché comme apprenti, lui procure par la suite un logement chez un collègue polonais, 51 rue Ordener.

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Jacob Law emporté par la troupe

Le procès de Jacob Israël Lev, dit Law, s’ouvre le 8 octobre 1907. Les témoignages de ses proches le décrivent comme un jeune homme érudit, polyglotte, mais psychologiquement fragile. Une chute sur la tête à l’âge de douze ans et une sévère typhoïde deux ans plus tard auraient eu raison de son équilibre mental. Les experts aliénistes, convoqués à la barre, lui reconnaissent une responsabilité atténuée : « Il a des goûts d’indépendance, il lit les philosophes, Nietzsche, Kant, Schopenhauer, et les penseurs anarchistes Bakounine, Kropotkine et Reclus. C’est un dégénéré, mais ce n’est pas un fou ! » Ses avocats évoquent quant à eux les pogroms sanglants d’Odessa et de Kichineff perpétrés par des foules encadrées de soldats et de policiers tsaristes ; ils auraient ébranlé l’équilibre nerveux de leur client et fait naître chez lui la haine de l’autorité. Le procureur, sévère dans son réquisitoire, s’en prend aux auteurs « séniles  » qui ont perverti sa pensée à l’âge où il aurait dû « s’intéresser au jupon qui passe  ». Jacob, tout en affirmant ses convictions anarchistes, ne se situe pas dans une défense de rupture. Il évoque une force irrésistible qui l’aurait poussé à tirer. À l’annonce du verdict, quinze ans de travaux forcés et vingt d’interdiction de séjour, il ne manifeste aucune émotion.

Le 6 décembre 1907, il quitte la prison de la Santé pour Saint-Martin-de-Ré, antichambre du bagne. Six mois plus tard, il embarque pour la Guyane où il arrive le 8 août 1908. Il s’y montre insubordonné, refusant par principe toutes les faveurs, toutes les places protégées qui lui sont proposées : tailleur, employé aux écritures, cuisinier. La corvée générale est son lot pendant dix-sept ans et il accumule les peines de cachot pour refus de travail. À Paris, il n’a pas fréquenté les milieux militants, c’est seul qu’il a agi, mais la mobilisation pour le sortir du bagne s’organise. Le Comité de défense sociale demande que la loi d’amnistie votée en février 1909 pour tous les délits de grève et faits connexes commis antérieurement soit appliquée à Law qui a agi un Premier Mai, jour de mobilisation ouvrière. Entre 1910 et 1914, son cas est évoqué à plusieurs reprises dans les colonnes de La Guerre sociale et de La Bataille syndicaliste. Les libertaires estiment qu’il a été durement condamné parce qu’anarchiste, juif et étranger. « Son geste, déclare l’un d’eux lors d’un meeting de soutien, est celui du révolté qui montre à la foule fuyant devant l’armée qu’il y a des hommes sachant faire autre chose que tendre leur cul à la botte de la police. »

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Jacob Law est libéré le 10 mai 1924, mais tout condamné à plus de sept ans de travaux forcés est astreint, à l’issue de sa peine, à la résidence perpétuelle en Guyane. « C’est là, écrit Law dans ses souvenirs1, que commence le vrai bagne. Ni travail, ni chambre, ni nourriture. Débrouillez-vous ! Souffrez ! Mais ne quittez pas ce beau pays ! » Law tente de s’évader. Repris, il est envoyé en prison, à Saint-Laurent-du-Maroni ; il y reste jusqu’au 21 avril 1925. Gracié et définitivement libéré grâce aux efforts conjugués des militants parisiens et de sa famille qui ne l’a jamais abandonné, il quitte la Guyane début mai et arrive à Paris à la fin du mois de juin 1925, dix-huit ans après avoir accompli son acte de propagande par le fait. À plusieurs reprises, il anime des conférences sur le bagne, organisées par le Comité de défense sociale ou par des groupes anarchistes. Il y appelle notamment à soutenir Eugène Dieudonné ; il a connu au bagne - et estime - cet anarchiste condamné aux travaux forcés à perpétuité dans le cadre de l’affaire Bonnot. En 1926, il publie ses souvenirs aux éditions de l’Insurgé. Il y écrit : « J’ai toujours été anarchiste et j’ai été dix-huit ans forçat […]. Le plus grand de mes désirs, c’est d’être compris. »

À partir d’avril 1926, sa trace se perd. Expulsé de France, il a peut-être rejoint la Russie comme il en avait l’intention. On peut alors imaginer qu’avec un passé tel que le sien et un tempérament aussi rétif, il goûta au travail forcé sous d’autres latitudes.

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Précédentes Chronique Le temps des révoltes :
De Firminy à Saint Étienne : la grande route de l’émeute (1910-1911)



1 Les souvenirs de Law ont été réédités grâce à Claire Auzias par les éditions Égrégores en 2005.


COMMENTAIRES

 


  • lundi 25 novembre 2013 à 07h25, par les éditions de La Pigne

    Salut,
    Juste un petit, tout petit mot, pour vous remercier de cette excellente synthèse sur Law et pour vous signaler que l’on vient de rééditer les DIX-HUIT ANS DE BAGNE. Le livre est préfacé par Claire Auzias et postfacé des souvenirs du docteur Léon Collin qui officia de 1906 à 1910 sur le Loire. Il s’agissait pour nous de faire revivre, après Egrégores en 2005, les souvenirs de l’enfer subi par le compagnon Law dans les camps de concentration français.
    www.lapigne.org
    Amitiés
    Pour la Pigne
    JMarc Delpech



  • lundi 25 novembre 2013 à 22h02, par A

    Oui
    Bon rappel .
    On oublie aussi, dans un autre registre, ou autre monde,
    ces révoltes paysannes.
    http://cqfd-journal.org/La-revolte-...

    Ce temps est-il révolu ?

    Car
    personne ne pourrait penser que bonnet rouge égale rouge bonnet.



  • lundi 25 novembre 2013 à 22h28, par anne

    à A
    On n’oublie pas et le prochaine chronique d’A11 papier sera consacrée aux jacqueries champenoises, très toniques elles aussi, quatre ans après la révolte des viticulteurs du midi.
    Gloire au 17e !

    • lundi 25 novembre 2013 à 23h26, par A

      Alors,
      on va boire à leur santé.
      Pas du rosé.
      Quoique, pourquoi pas.
      On va pas faire du racisme viticole...

      PS : c’est peut-être un détail, mais est-ce que le terme « jacquerie » n’est pas un peu connoté ?
      DAns le sens où ce ne se serait pas qu’une révolte paysanne mais qu’une révolte tout court,
      et que « révolte » soit encore mal choisi

    • samedi 30 novembre 2013 à 08h58, par Isatis

      Braves piou-pious…… on a encore chanté ça au tribunal la semaine dernière… les vitis du midi, ceux qui essaient de bosser propre, se battent contre l’inter-profession et se font incendier leurs chais… les temps changent.



  • mardi 26 novembre 2013 à 10h16, par anne

    J’aurais pu mettre des guillemets à jacquerie, mais c’est ainsi que la presse socialiste, insurrectionnaliste et anarchiste qualifia ce mouvement des viticulteurs champenois, le terme avait aussi été évoqué pour les boutonniers de Méru deux ans avant.
    La grande jacquerie du XIVe siècle s’était déroulé sur ces terres (Nord et Est du bassin parisien) et la forme, saccage systématique des caves et incendie des riches demeures de négociants rappelait les fameux incendies de châteaux.
    « Le sang des Jacques coule encore dans leurs veines » s’écriait un syndicaliste. Il faut y voir un hommage plutôt qu’un dénigrement.
    En tout cas, cette révolte faisait entrevoir un rapprochement possible entre ouvriers et paysans, et fit rêver les gars de la Guerre sociale..



  • vendredi 29 novembre 2013 à 22h54, par chouquette

    Bonjour

    J’aurais souhaité savoir si cet article est véritablement le fait d’Anne Steiner, auteure d’une thèse qui fait toujours autorité sur la RAF.
    Sinon bravo pour cet article !

    Merci !

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