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jeudi 21 mai 2009

La France-des-Cavernes

posté à 10h41, par Ubifaciunt
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« Les royaumes sans la justice ne sont que des entreprises de brigandage »
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Éducateur de rue dans un quartier populaire de la banlieue parisienne, il met sur papier le quotidien de ses journées, les scènes de vie tristes et/ou joyeuses. Mômes en rupture, paumés ou joyeusement révoltés, parents dépassés ou absents, administrations et associations où - de l’intérieur - quelques un-e-s essaient de résister… Voici la 4e chronique « sévice social » de l’ami Ubi.

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J’aimerais bien que « tout homme soit présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable »1. Bizarrement, ça ne semble marcher qu’avec les ministres en exercice et les patrons de banque. Pas avec les gosses de banlieue, qui plus est arabes, boutonneux et à capuche.

Je me souviens, il y a deux semaines, de ce beau après-midi d’hiver parigote où nous devisâmes tous deux, Najib2, de tout et de rien, des filles qui passaient dans le soleil couchant sur le pont Mirabeau, de cette virée au musée des Arts premiers, de ton envie d’apprendre, tout simplement, pour « comprendre le monde ».

Toi et tes vingt ans de sous-France et d’espoir, et ces quelques moments où l’on se trouve, deux hommes au plus près de leur vérité, silences, regards, aveux. Ton réveil à 8 heures du mat’ juste pour faire un CV, alors que nous savions tous deux que là n’était pas l’essentiel, juste donner le change : oui, Ubi, je veux bien, allons-y, mais sois-là.

Le soir où j’apprends que les keufs sont venus te serrer, perquis’ à domicile, tous les portables de la famille confisqués, sur écoute, suspicion de stups et d’armes. Sans doute la police nationale de France pensait-elle trouver sous ton plumard ou dans la carte sim du téléphone de ta mère 10 kilos de shit et 35 lance-roquettes.

Tous ces gosses de quartier qui viennent me voir, me disent « qu’il parait qu’on a passé une bonne journée ensemble » et qu’il faudrait que je te file un coup de main.

Ta mère qui chiale entre mes bras, ta mère dont la mère va mourir au pays et qui ne part pas encore la veiller, dans l’attente du résultat de ton procès.

Ce procès où je fus évidemment, cet aprème, immonde mascarade, et la société est foutrement bien faite puisqu’elle a foutu des uniformes et des robes noires aux connard-e-s pour qu’on les puisse mieux reconnaître.

La juge qui m’appelle à la barre, cette juge qui déclarait à peine cinq minutes plus tôt que tes parents auraient mieux fait de te « renvoyer en Algérie ce qui serait pas plus mal, vu votre dossier »3. Quelle jolie réponse, « renvoyer », à supposer que tu y sois déjà allé et que tu en sois revenu, de ce pays qui n’a jamais été le tien, bikoz « tu représentes pas assez la France du passé »…4

Inutile de s’attarder sur le verdict, pseudo-débat vermoulu depuis le début, lâche rien camarade, la pile de bouquins attend mon permis de visite qu’un quelconque juge bedonnant voudra bien m’éventuellement signer après son rot de repas bien arrosé, le grand Louis tout en haut de la pile, un an de cabane…

« Pour toucher, pour voler un peu de vérité humaine, il faut approcher la rue. L’homme se fait par l’homme. Il faut plonger avec les hommes de la peine, dans la peine, dans la boue fétide de leur condition pour émerger ensuite bien vivant, bien lourd de détresse, de dégoût, de misère et de joie. Avec les hommes de la peine, il faut vivre dans le coude à coude. Mêler aux leurs sa sueur, les suivre dans leurs manifestations grandioses et bêtes. Parler leur langue. Toucher leurs plaies des cinq doigts, boire à leurs verres, pleurer leurs larmes, faire gémir leurs femmes, partager leurs pauvres espoirs et leurs petits bonheurs. »5

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Deux mois plus tard, huit heures du mat’ :

Grillage de dernière clope avant de rentrer dans la maison d’arrêt pour voir Najib. Relève des équipes de nuit, une dizaine d’ERIS, encore cagoulés, riot gun à la main, regagnent leur voitures en se marrant et en me demandant si je suis avocat. Ils enlèvent leurs cagoules comme si de rien n’était, gueules de cons sûrs de leur force et de l’autorité confortée par l’anonymat et le fusil d’assaut. Welcome in jail, Ubi.

Huit heures et quart :

Privilège du parloir avocat accordé à un éduc, pas de fouille, pas de matons pour surveiller l’entretien. Najib. arrive, sourire illuminant la face, coupe de veuch’ à la mode taularde. « Ubiiiiiiiiiii ?!?! ». Trop surpris de me voir. Trop plaisir de se voir. Deux mois qu’il croupit là. Il croyait que c’était l’avocat qu’il a quasiment révoqué, trop un bouffon… Il a demandé deux trucs à l’Administration Pénitentiaire : un droit à une remise à niveau scolaire et l’accès à la bibliothèque. Dans sa légendaire mansuétude, l’AP lui a accordé la salle de sport. Il a malgré tout réussi à choper illégalement un genre d’encyclopédie qui s’appelle Connaître, il me parle des doubles pages qu’il apprend, jour après jour. L’envie de reboire un café en terrasse près de la Seine et de mater les filles de ce début de printemps. La vanne finale aussi ; il va essayer de se recoucher si les matons le laissent tranquille, je vais me taper une réunion de merde. Lui dire que j’échangerais bien ma place, à ce moment-là, contre la sienne. Le maton qui ne capte rien à notre éclat de rire final dans le couloir. Se revoir dans deux semaines.

Dix-sept heures et des brouettes :

Sur le quartier, un jeune nous raconte comment, voilà quelques années de ça, ils ont réussi à obtenir un rencard avec la mairie après plusieurs lettres de demandes restées sans réponses. Méthode à réutiliser, variantes possibles :

1) Attendre qu’un élu se pointe sur le quartier, à l’occasion d’une réunion quelconque.

2) Fracasser la vitre de sa bagnole pour lui piquer les dossiers restés sur la banquette arrière.

3) Quelques jours plus tard, payer un pote qui servira en l’occurrence de complice pour aller dire à la mairie que, l’air de rien, il connaît le nom des jeunes qui ont fait ça mais qu’il ne veut surtout pas les balancer. Le complice repart en plus avec un petit billet qui honore sa citoyenneté.

4) Se faire inévitablement convoquer par la mairie qui préfère régler la question à l’amiable plutôt que d’appeler la police. Rendre le dossier dérobé avec un grand sourire et, en guise de frontispice, ces quelques mots : « Puisque vous ne répondiez pas à nos lettres, on a préféré se faire convoquer officiellement. »

Dix-huit heures cinq :

On passe faire coucou à l’amicale des boulistes. L’impression d’être dans un Wolinski des 70’s, moustaches jaunies par les gauloises maïs, odeur de bière de la buvette qui suinte des murs, gars rougeauds qui tapent le carton sur le tapis de jeu Ricard. Une assoce de quartier un peu minable tenue depuis plus de vingt ans par des bénévoles de plus en plus désabusés, pas de renouvellement du bureau, de moins en moins de crédits, l’alcoolisme chronique qui emporte les uns et la dépression les autres. Souvenirs émus de la canicule de 2003 : ayant piraté un tuyau de l’Office HLM, les boulistes arrosaient au jet les gosses jouant dehors et offraient à quiconque une cuve remplie d’éponges fraîches.

Vingt-trois heures dix :

Le RER est encore vide et attend le départ pour Paris. Un siège taggué attire mon regard cerné. Plus de deux ans plus tard, dans une autre banlieue. Des gosses morts pour rien. Des grands feux de joie et de rage. Plus de deux ans plus tard, une journée d’être-au-monde, dans une ville qui vit, par delà la mort et l’enfermement. Le signal sonore marque la fermeture des portes. Je m’assois sur le siège de Bouna et Zied. Ils m’accompagnent en traversant Paris. Jusqu’à Montfermeil et Clichy-sous-Bois. Avec les boulistes, Najib, Bouna, Zied, et tou-te-s les autres.

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Crédit photos : Ubifaciunt.



1 1789, tout ça… A ce propos, tu n’auras pas manqué de noter que le titre est une citation de Saint-Augustin, n’est-ce pas ?

2 A lire dans Et au milieu coule une cité.

3 "La justice nique sa mère Le dernier juge que j’ai vu Avait plus de vice Que le dealer de ma rue"

Cut Killer, évidemment.

4 NTM, cette fois.

5 Louis Calaferte, Requiem des innocents.


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