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samedi 11 avril 2009

Le Cri du Gonze

posté à 08h34, par Lémi
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Public Image Unlimited, vol.3 / « Strange Fruit » de Billie Holiday
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Chair de poule rhétorique et trémolos dans le clavier. Pas moyen d’y échapper, on ne badine avec « Strange Fruit ». La toute première « prostest-song » de l’histoire de la musique, sans doute la plus belle chanson de la divine Lady Day, tirerait des larmes à une palourde. On raconte même que certains habitués du Café Society (N.Y.) dans les années 30 ne s’en seraient toujours pas remis.


Le vieux Sud américain, début du vingtième siècle :

Des corps noirs pendent aux arbres. La nuit est presque tombée, sûrement, ce n’est pas possible autrement. Le sang imprègne la terre, tache sombre qui se confond avec l’ombre du soir. Les oiseaux se sont tus, il n’y a plus que ces corps au bout d’une corde. Ils brûlent. Dans la clarté morbide des flammes, on apperçoit une femme noire à genoux, prostrée. On dirait qu’elle prie. Elle pleure.

Au loin, quelques ricanements satisfaits s’échappent de la bande qui a planté ces fruits étranges sur les peupliers. On les entend beugler en fond-sonore, dernier blasphème. Ils rebroussent chemin, se tapent sur le ventre, heureux de la leçon donnée : « Ces foutus nègres vont comprendre ».

Des corps noirs pendent aux arbres. Ils jurent dans le décor, profanent la douceur du soir. « Parfum du magnolia doux et frais, Puis la soudaine odeur de chair brûlée1 ! »

Une voix s’élève de la forme prostrée, douce d’abord, puis de plus en plus forte, graduellement, jusqu’au hurlement final.

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Café Society, New York, 1939 :

Un silence de mort règne sur la salle, jusqu’alors pleine d’un brouhaha aviné. Les clients, des Blancs, semblent attendre quelque chose, impatients et craintifs à la fois. Le rideau s’ouvre. Une femme noire, élégante, jeune, s’avance sur la scène. C’est le dernier morceau de la soirée, celui qui clôt toujours sa prestation. Elle ne peut pas le chanter plus tôt, il lui faut toujours au moins une heure pour se remettre. D’un air grave, le visage déjà décomposé, elle commence :

Les arbres du Sud portent un étrange fruit,
Du sang sur les feuilles, du sang aux racines,
Un corps noir se balance dans la brise du Sud,
Étrange fruit pendant aux peupliers2.

La mélodie avance, le visage se fait de plus en tendu, les paroles3 écorchent les présents. Elles ne demandent pas pourquoi ces « étranges fruits » ont mérité pareil traitement. Elles n’interrogent pas la raison de tout ça, des ces torches humaines aux rictus effroyables. Elles décrivent simplement la scène : les corbeaux qui approchent pour picorer ces fruits, le contraste entre la nature et ces corps torturés, l’horreur incompréhensible de la scène. Pas de jugement, pas de victimes, pas de meurtriers, un long cri d’effroi, incompréhension totale face à l’horreur humaine.
La voix reflète ça. Quand elle crie, ce n’est pas de la rage, plutôt une forme de stupeur horrifiée. Et, plus la chanson avance, plus la voix se fait tendue, perce-cœurs, plus les spectateurs se recroquevillent sur leurs sièges. Ils n’en mènent pas large. Et pourtant, chaque soir ils reviennent, comme le papillon sur la lampe.

Les paroles ne sont pas d’elles (plus tard elle mentira à ce sujet, on s’en fout), mais Billie Holiday s’est si bien appropriée la poésie d’un certain Lewis Allen, poète du Bronx, qu’elle en est devenue indissociable. Personne d’autre ne peut chanter ce qui est souvent considéré comme la toute première protest-song de l’histoire de la musique (les rares à s’y être frottés, pourtant pas des enfants de cœur, comme Jeff Buckley ou Diana Ross, n’approchent pas d’un micron la splendeur de l’original, démonstration ici et ici), la base musicale du futur mouvement des droits civiques. Elle qui a vécu l’horreur de tournées dans le Sud raciste, qui vit dans une société où les Noirs sont toujours des sous-hommes, elle met dans cette chanson – unique de ce genre à son répertoire – une telle puissance mélodramatique qu’elle en dévaste l’assistance, et elle même.

A la fin du morceau, Lady Day réprime un sanglot, on dirait presque qu’elle va vomir. Et elle reste là, pétrifiée, vidée. Un morceau de ciel sombre est tombé sur les planches, le temps s’arrête. Lady sings the dark.

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1 Scent of magnolia sweet and fresh, And the sudden smell of burning flesh !

2 Southern trees bear a strange fruit / Blood on the leaves and blood at the root / Black body swinging in the Southern breeze / Strange fruit hanging from the poplar trees.

3 Southern trees bear a strange fruit, Blood on the leaves and blood at the root, Black body swinging in the Southern breeze, Strange fruit hanging from the poplar trees.

Pastoral scene of the gallant South, The bulging eyes and the twisted mouth, Scent of magnolia sweet and fresh, And the sudden smell of burning flesh !

Here is a fruit for the crows to pluck, For the rain to gather, for the wind to suck, For the sun to rot, for a tree to drop, Here is a strange and bitter crop.


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