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jeudi 15 janvier 2009

Sur le terrain

posté à 08h14, par Ben & Lémi
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San Pedro, étrange prison sans matons
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Parmi ces choses étonnantes dont regorge littéralement la Bolivie, la prison de San Pedro, à La Paz, décroche sans conteste la première place. Soit une prison auto-gérée, dans laquelle la police ne rentre pas et où femmes et enfants vivent avec leurs maris emprisonnés… Une expérience unique au monde, qui remet en cause pas mal de présupposés en matière de politique carcérale.

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La première impression frappante, pour qui passe les portes de la prison de San Pedro, est celle de pénétrer dans un véritable village, plein de vie, à mille lieues de l’idée qu’on se fait habituellement d’un lieu d’enfermement. A l’intérieur, le visiteur ébahi trouve des restaurants, des échoppes vendant tout et n’importe quoi (CDs et DVDs, bougies, babioles religieuses...), des salles de sport et - le plus étonnant - des centaines d’enfants jouant au milieu des prisonniers, comme si de rien n’était.
Dans les cours de promenade des différentes sections, la plupart des détenus sont posés sur des bancs, discutant tranquillement en surveillant les gosses. D’autres dorment dans leur cellule, fument des joints sur les balcons ou jouent à une sorte de pelote basque contre les murs de la prison. Plus loin, on se rend compte que la prison dispose également d’une salle de billard, d’un local de répétition, d’un hôtel pour les visiteurs, d’un hôpital et de plusieurs église. Le premier constat désarçonne : ces murs grouillent de vie. La même qu’à l’extérieur, en fait.

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On pense immédiatement à Cendrars et à sa nouvelle sur Febronio, un tueur Brésilien psychopathe, dans La Vie Dangereuse (1939). Le texte commence par la description étonnante d’une visite, en compagnie d’Albert Londres, d’une prison brésilienne ressemblant à tout sauf à une prison : les détenus sont libres d arpenter les lieux à toute heure du jour et de la nuit, et une véritable vie sociale s’y développe.
Mais là, à San Pedro, c’est encore plus impressionnant. Qui a déjà entendu parler d’une prison où les femmes et les enfants des prisonniers vivent en compagnie de leurs maris et pères, à l’intérieur des murs ? D’une prison où les détenus les plus riches peuvent se payer de véritables palaces de plusieurs étages1, avec home cinéma et frigidaires géants ? D’une prison, enfin, où - il y a peu, encore - un laboratoire clandestin fabriquait en quantité « la meilleure cocaïne de Bolivie », donc du monde ?
Mis a part l’exiguïté de certains locaux et le sentiment général de surpopulation, très peu de choses rappellent – à première vue – que l’endroit est une prison. On se frotte les yeux...

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Décidés à comprendre le fonctionnement de ce lieu hors-normes, nous avons eu la chance de pouvoir discuter un moment en tête-à-tête, avec Luis philippe Costa (photo ci-dessus), un prisonnier portugais en attente de jugement pour trafic de cocaïne. Une discussion surréaliste autour d’un Coca (le sponsor officiel de la prison), au milieu des détenus...

Tout pour le fric : une microsociété capitaliste

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Le fonctionnement interne de la prison est absolument unique2. Pour les 1 600 détenus (plus les 300 ou 400 femmes et enfants qui les accompagnent), la seule matrice reste l’argent. Une fois la “taxe d’entrée” payée, la plupart d’entre eux doivent acheter ou louer leur cellule3, et ceux qui n’ont vraiment rien s’entassent à une vingtaine dans la même salle. Les tarifs vont de 15 000 dollars a quelques bolivianos4 par mois, prix plancher fixé quand les prisonniers partagent les cellules (souvent à quatre ou cinq dans quelques mètres carrés).
L’état fournit un café ou un thé le matin, ainsi qu’un repas par jour, que Luis Philippe juge “dégueulasse”. “Eux peuvent manger à peu près n’importe quoi, mais moi j’ai vraiment du mal. Manger ça tous les jours, ce n’est juste pas possible.”

Tout s’achète et se vend a San Pedro. D’où la nécessité pour les prisonniers ne disposant pas de ressources suffisantes de trouver une source de revenus a l’intérieur de la prison. Des myriades de boulots fleurissent, des “taxistas”, messagers qui attendent aux grilles pour aller prévenir les prisonniers des visites ou porter des messages à droite à gauche (le boulot le plus bas dans la hiérarchie sociale de la prison), à ceux qui vivent des objets artisanaux vendus aux touristes, en passant par les coiffeurs, restaurateurs, vendeurs de boisson, dealers et – le plus étonnant – guides touristiques. Si la reproduction d’un système capitaliste sans pitié a l’intérieur de la prison est déplorable, “San Pedro doit être la seule prison au monde ou un prisonnier arrive avec rien de plus que sa chemise sur les épaules, mais en ressort avec assez de choses pour remplir une maison.”, note Rusty Young dans Marching Powder, un livre passionnant sur Thomas Mac Fadden, le prisonnier anglais qui le premier développa les visites “touristiques” de la prison.

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Enfin, l’argent est également essentiel pour qui veut avoir une chance de sortir rapidement, aussi bien que de bénéficier de quelques privilèges de la part des policiers a l’entrée de la prison. Car, à tous les niveaux, la corruption est indispensable à ceux qui souhaitent améliorer leur sort, et notamment accélérer les différentes phases de leur procès ainsi qu’orienter la décision du juge dans le bon sens.
Avec de l’argent, ici, on peut tout. Avoir une meilleure vie, bien sur, mais surtout sortir plus rapidement. C’est pas si étonnant, dans un pays corrompu a 1 000 %…", constate Luis.

Le tourisme, ambivalent comme toujours

Aujourd’hui – et depuis une dizaine d’années - le tourisme est devenu un vrai business dans la prison. Cela reste confidentiel, mais les guides y amènent “de cinq à une centaine de personnes par jour”. Principalement des anglo-saxons fascinés par le livre de Rusty Young, mais aussi des visiteurs qui viennent se procurer quelques grammes de coke a l’intérieur des murs de la prison ou d’autres alléchés par ce que le guide Lonely Planet qualifie d’ “attraction touristique la plus bizarre du monde”.

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Un tourisme très contestable, avec un côté voyeur et souvent beaucoup d’indécence par rapport au lieu. Reste que cette activité représente aussi une source de revenus très importante pour les prisonniers : l’intégralité de l’argent qui rentre dans la prison grâce au tourisme est divisé entre les différentes sections - la prison est divisée en sept sections, chacune avec son atmosphère et son niveau de vie - , puis utilisé pour améliorer le quotidien à l’intérieur de ces sections. C’est d’ailleurs le seul moyen pour que cela fonctionne : “Bien sûr, le tourisme ramène beaucoup d’argent. Mais on divise absolument tout, sans quoi il y aurait beaucoup plus de problèmes, d’agressions ou de vols d’appareils photos par exemple. Même moi, je risquerais beaucoup plus si on n’était pas reglo là-dessus”, explique Luis, devenu guide touristique parce qu’il parlait anglais, et pour “ne pas dépendre des autres”. “Et vous voyez bien, les gens ici, ils s’en foutent. Ça ramène de l’argent dans la prison, et c’est très bien comme ça. Tout le monde en a un peu, aussi bien ceux qui organisent les visites de l’extérieur, les flics aux grilles que nous. Comme ça, tout le monde s’en sort.”
En effet, force est de constater que les réactions vis-à-vis des touristes sont étonnantes. Là où on s’attendrait à un minimum de ressentiment devant les gringos en visite au zoo carcéral fusent surtout des rires, du foutage de gueule et des sourires. L’habitude, sûrement…

Fonctionnement interne : une démocratie carcérale

Comme les policiers ne rentrent que rarement dans la prison (à part pour des fouilles - faussement - “surprises” des cellules, le matin pour l’appel ou en cas de gros problème du type évasion ou bagarre), les détenus s’organisent eux-mêmes.
Le fonctionnement “politique” et économique des différentes sections est également surprenant. Une fois la cellule achetée, les prisonniers règlent une taxe destinée à la caisse de la section et qui sert à améliorer le quotidien, à repeindre la cour ou à acheter des maillots pour l’équipe de foot “sectionnale”. C’est un délégué élu annuellement qui gère les dépenses et arbitre certains conflits entre prisonniers. Les règles des sections sont parfois assez strictes, surtout pour celles dont les détenus sont les plus riches.

Bien qu’il n’y ait pas de “matons” à l’intérieur, le lieu reste évidemment une prison. Les seuls qui sortent comme ils le veulent sont les enfants, pour aller à l’école, et les femmes des prisonniers, pour faire des courses ou travailler.
A l’époque du livre de Rusty Young (2000), Marching Powder, 80 % des prisonniers étaient détenus pour trafic de drogue, et 75 % restaient en attente de jugement. Ce dernier chiffre est révélateur de l’une des principales caractéristiques du lieu : pour celui qui n’a pas de quoi acheter les juges, le jugement peut-être reporté sine die, quel que soit le délit.
Si les détenus les plus violents et meurtriers sont envoyés dans une autre prison de La Paz, davantage conforme aux quartiers de haute sécurité des prisons hexagonales, une certaine violence reste évidemment présente à San Pedro : des meurtres ou des agressions se produisent encore relativement fréquemment. “Mais ça a beaucoup changé depuis quelques années, depuis la fin des gangs. Désormais, la prison est bien plus sûre. Par exemple, il n’y avait auparavant que cinq personnes chargées de la sécurité de la prison. Aujourd’hui, chaque section dispose d’un groupe de ’sécurité intérieure’, des hommes armés de matraques et plus ou moins en uniformes. Ils sont là pour garantir la sécurité interne, bien qu’ils soient eux-même des détenus.” Ceux-là sont choisis parce qu’ils sont plus responsables et plus calmes que les autres.

Pour Luis Philippe, le plus gros problème aujourd’hui est causé par l’alcool. “Les mecs font eux-même leur alcool de canne à sucre à 96 degrés. Evidemment, c’est quand ils sont bourrés que l’agressivité ressort beaucoup plus. Ça, c’est encore un vrai souci à l’intérieur de la prison.” En revanche la marijuana, qui a plutôt tendance à calmer les nerfs, pose moins de problèmes.
Ceci dit, Luis élude - ou reste très vague - les questions concernant le crack ou la cocaine, lâchant seulement qu’ “il n’y a pas tant de monde que ça qui y touche”. La réalité semblait toute autre il y a quelques années, toujours selon le bouquin de Rusty Young. Le crack gangrénait alors les sections des prisonniers les plus pauvres, quand ceux qui avaient un minimum de moyens tournaient plutôt a la cocaïne. Laquelle était directement produite dans des laboratoires secrets, à l’intérieur de la prison (et en majorité écoulée à l’extérieur, générant des profits plus que substantiels)…

Des résultats parfois étonnants

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Ce fonctionnement particulier donne des résultats déconcertants. Ainsi, certains prisonniers préfèrent parfois rester ici plutôt que de ressortir : La plupart des gens sont heureux ici, ils ne veulent pas bouger", confie Luis. Quand arrive la fin de leur peine, ils manigancent un délit mineur en vue de rester. “Ça peut se comprendre, certains se font plus d’argent ici qu’ils n’en feraient à l’extérieur. Ils peuvent arriver à des positions au sein de la prison dont ils n’auraient jamais pu rêver auparavant… Mais moi, tout ce que je veux, c’est sortir d’ici, et rentrer en Europe. Trouver un boulot, une femme et faire des gosses. Ça m’a vraiment servi de leçon, de me faire choper cette fois-là.” On le comprend : Lui avait quand même, 12 kilos de cocaïne dans ses bagages quand il a été arrêté à l’aéroport de La Paz…
Mais il arrive aussi que “certains en sortent en meilleur état, si on peut dire, qu’ils ne sont rentrés. Ils rentrent voyous, petits délinquants, et en ressortent différents, mais plutôt dans le bon sens.” Ce qui parait juste incroyable, par rapport à la machine à broyer l’humain que sont nos prisons occidentales.

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La question des femmes et des enfants qui vivent en prison est surement l’une des particularités les plus étonnantes – et poussant le plus à débat – de ce système. Si ce n’est évidemment pas un environnement parfait pour élever des enfants – certains considérant qu’ils “payent pour les fautes de leurs pères” – , il reste que lorsque la question s’est posée de les retirer de cet environnement malsain, les intéressés se sont retrouvés dans une impasse : que faire des enfants ? La prison reste mieux que la rue, seule alternative pour les gosses si on les sépare de leurs parents. Et le gouvernement n’a ni l’argent, ni la volonté de s’en occuper.
Ici, le lien familial est conservé, et il est absolument certain que la présence des femmes et des enfants dans la prison joue un rôle de soupape et de régulateur social essentiel. C’est d’ailleurs la chose la plus importante pour les prisonniers, ce qui leur permet d’avoir une chance (sûrement plus grande que dans les pays occidentaux) de retrouver une vie “normale” a la sortie : le lien social n’est pas brisé et l’environnement familial reste à peu près sauf, ça fait une immense différence. D’ailleurs, cela semble être la seule chose à laquelle personne ne puisse toucher. Luis revient souvent là-dessus :“Si on leur enlève les femmes et les gosses, ça pète. Ils brûleront la prison, ce sera le chaos. C’est impossible.” Et un bolivien qui l’accompagne, condamné pour vol, d’acquiescer.

Sans rentrer dans un tableau idyllique (on reste en Bolivie, l’un des pays les plus corrompus au monde. Et il faut noter que les autres prisons du pays sont loin, très loin de ce modèle), le mode de fonctionnement de San Pedro apporte des pistes intéressantes : au lieu de casser l’être humain, on lui permet une vie sociale relativement riche et autonome. Le fonctionnement capitaliste de l’extérieur s’y retrouve, de manière tout de êeme plus appuyée. Ce dernier point mis à part, l’expérience semble plutôt positive, qui substitue un mode de vie relativement proche de la société extérieure à l’inhumaine grisaille solitaire du système carcéral. On proposerait bien d’essayer ça chez nous. Mais on est en tellement loin…

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Pour approfondir :
Une interview (en anglais) d’un détenu expliquant le fonctionnement de la prison.
En rapport avec le livre Marching Powder, un site qui donne quelques informations et photos sur la prison.



1 Le détenu le plus célèbre de la prison, Barbacocha, enfermé après la découverte de plus de 4 tonnes de cocaïne dans son avion personnel, disposait ainsi d’un appart plus proche d’une chambre d’hôtel de très haut standing que d’une cellule, avec un troisième étage construit avec ses deniers personnels…

2 Excepté, apparemment, une autre prison en Equateur, où les détenus sont aussi vivre autorisés à vivre avec leur famille.

3 Ce que le gouvernement bolivien ne reconnait pas.

4 Une dizaine de bolivianos équivalent à un dollar.


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