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samedi 24 octobre 2009

Le Cri du Gonze

posté à 14h35, par Lémi
14 commentaires

Quand Peg Leg Sam danse sur ce vieux monde
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Peg Leg Sam est au blues ce que la moutarde est au barbecue : un élément qu’on oublie souvent et qui fait alors cruellement défaut. Pour parer à cet impair, je te propose céans une immersion dans l’univers du plus grand joueur d’harmonica unijambiste de tous les temps. Un personnage si croustillant et gouailleur qu’il piétine encore la grisaille quotidienne, plus de trente ans après sa mort.

« Je ne crois pas une seconde que le bon Dieu m’ait laissé vivre soixante-dix ans pour le seul plaisir de me balancer dans un océan de flammes, et s’amuser de mes pleurs et de mes grincements de dents. Pas la peine de chanter ses louanges si on croit que c’est ce qu’il a derrière la tête. Ne vous apitoyez jamais sur votre sort, riez de vos malheurs, mais ça, non... c’est le plus gros mensonge qu’on ait inventé ! On ne me fera jamais craindre d’être plongé dans la friture comme une vulgaire patate, certainement pas. » (Arthur Jackson, aka Peg Leg Sam)

Non, ce n’est pas la danse de Saint Guy, ne persifle pas, la grâce et la maîtrise habitent cette démonstration chorégraphique, rien de maladif là-dedans. Pas non plus la danse de la pluie chère à Yakari, mais c’en est déjà plus proche. Ce n’est même pas une parade amoureuse, Peg Leg Sam, tu le sens, n’est pas homme à s’encombrer de minauderies ou à en faire des tonnes. Il balance sa prestation comme on salue le soleil matinal : tout naturellement. L’anti-tektonic, modestie virtuose en bandoulière. Tiens, ta main à couper que tout les matins, comme un rituel, il effectue1 la même gigue, rituel talisman. Sam Jambe de Bois2 danse quotidiennement sur ce vieux monde, clopinant dans la poussière pour un public félin, ça ne se discute pas.

Si ce monde n’était pas si cruellement dépourvu d’inventivité3, tu en croiserais un peu partout, des Peg Leg Sam. Ils peupleraient les rues, armés de leurs spécialités croustillantes. Tu quitterais le 4 villa fleurie en sifflotant, observant d’un œil amical ton voisin polack effectuant sa quotidienne démonstration de trombone à coulisse (les Polonaises ?). Plus loin, tu croiserais le clodo du coin, le vieux Raymond, en train de faire une démonstration de puces savantes tout en haranguant les présents d’une chanson de sa composition dans laquelle reviendrait souvent le mot litron. Le petit boutonneux du troisième serait en train de taguer au marqueur rose la boutique cosy du coin de la rue, inscrivant en lettres vacillantes cette phrase de Cioran qu’il vient de lire et qui lui botte tout particulièrement : « Dans un monde sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter. » La boulangère, quand tu pénétrerais dans son antre, serait en train d’effectuer une chaplinesque danse des petits pains modernisée, moustache comprise4. Et, apothéose, ta rame de métro serait remplie d’une foule bigarrée s’échinant à reprendre en cœur l’intégralité de Didon et Enée, l’opéra de Purcell.
Mh, retour à la réalité. Rêve absurde. Pas demain la veille, les voisins polack font la gueule day and night sauf quand ils écoutent Britney Spears à fond les ballons, la boulangère est facho et le micro-boutonneux ne jure que par GTA 4. Monde de merde. M’est avis que nous manquons cruellement de Peg Leg Sam, que seuls des gaillards de cette trempe sont à même de réenchanter ce monde. Adoncques, quand tu en croises un, même par vidéo interposée, il est impératif de lui rendre hommage.

Car il n’y a pas que sa danse, de loin (une galaxie, à vue de nez), il y a aussi (surtout) sa musique si poignante et sa manière déglinguée de jouer de son harmonica. Qui pour rivaliser avec lui en matière de soufflement nasal ? Qui pour se jeter ainsi corps et âme dans une interprétation de Froggy Went A-Courting, chanson folklorico-graveleuse aux paroles croustillantes (« Now Froggy went a-courting and he did ride, mm-hm (Bad Frog !) », n’hésitant pas à quasiment engloutir l’harmonica pour les besoins de la cause (voir à 2.54 de la vidéo ci-dessus, exercice d’acrobatie buccale digne du Guiness Book des merveilles) ? Sam Jambe de Bois réinvente le blues dès qu’il chante, dès qu’il maltraite son instrument, bonimenteur en chef. « You’re Looking at me ? You’re looking at a man that was born for hard luck… » Son baratin, tu en conviendras, vaut tout l’or du monde :

Tel que vous me voyez là, vous voyez le portrait craché d’un homme né avec la poisse. Je suis né le treize, jour impair, et même un vendredi 13, le jour qui porte malheur ! Pour vous dire à quel point j’ai la poisse, si je marche à vive allure je suis sûr de buter dans quelque chose, et si je ralentis il y aura toujours quelque chose pour me rentrer dedans ! J’ai tellement la poisse que le jour où il pleuvra de la soupe, tout le monde sera là avec sa cuiller pour la récolter et je serai le seul à n’avoir qu’une fourchette. Ouais M’sieur, je suis né avec la poisse !

Un moment, tu t’interroges, dubitatif : n’est-ce pas un personnage de roman ? De cinéma5 ? Ce chapeau de Crocodile Dundee, cette jambe de bois de pirate, ce visage si expressif, cette classe naturelle, ça paraît trop beau pour être vrai, réel. Et pourtant. Une rapide recherche sur Internet te prouve le contraire.

Après exploration, tu reviens les bras chargés de cadeaux. Un duo magnifique avec Mississipi Red, « John Henry » (ci-dessous) où explose itou sa science de l’harmonica guttural. Des information sur sa vie de musicien itinérant et son boulot de bonimenteur pour médecin man (c’était écrit). Né à Jonesville, Caroline du Sud, en 1911 et mort au même endroit en 1977. Et surtout, l’information qui explique l’origine de la vidéo placée en haut du billet : Tom Davenport réalisa un documentaire sur sa vie intitulé Born for hard luck en 1976. Tout s’éclaire. Surtout que, magie du Réseau (R majuscule, oui Monsieur, je rends hommage), tu peux le trouver en entier (29mn ici), ici et y voir de tes propres yeux Peg Leg Sam faire son œuvre de Medecine Man virtuose.

Tu continues un peu à fouiner, fasciné. Et tu dégottes quelques autres informations, notamment ici6. Tu lis notamment que Peg Leg Sam faisait souvent équipe avec un certain Chief Thundercloud, chef indien de son état. Indécrottable rêveur, tu te mets à fantasmer la scène : une petite ville du Sud profond, une foire quelconque, et toi qui flâne en noir & blanc, soudain attiré par un attroupement. Tu pousses quelques rebuts redneck, te fraie un passage dans la foule à coups de coudes, et paf, devant toi : Peg Leg Sam dansant sur son pilon, comme un possédé, tandis que Chef Nuage de Tonnerre improvise une danse de la pluie pas piquée des haricots, bourré comme un polack. Mh. Tu introduis discrètement dans ta rêverie Pilon, personnage infiniment gouleyant du Tortilla Flat de Steinbeck7 et tu en fais illico ton compagnon de public. Vous vous refiler une flasque de whisky tout en vous esclaffant à chaque bouffonnerie de Peg Leg Sam. Vous êtes bien. Heureux comme des papes sous le règne des Borgia. Soudain, retentit … « Oups I Did it Again », à fond les ballons.

...

Bordel, enfoirés de polacks ! Une pause. Tu vas taper sur le mur en les traitant de vandales, ils te répondent d’aller te faire empapilloter chez les grecs (enfin, il te semble, tu ne maîtrises pas encore toutes les subtilités de cette belle langue qu’est le polonais). Fin de l’intermède. Je sais c’est pas plus mal...

Well. Rebondir dignement ? Mal barré. Je te confierais juste que Peg Leg Sam, vagabond devant l’éternel, a perdu sa jambe en tombant d’un train de marchandise, tu l’avais peut-être déjà deviné. Pour le reste, je t’invite à poursuivre les recherches par toi-même (deux albums de Peg Leg Sam ont été enregistré : ma collection de chandails troués à celui qui m’en dégotte un). Et puisqu’on est dans le country blues doublé d’harmonica virtuose, difficile de ne pas évoquer, en passant, le grand grand Sony Terry. Ci-dessous une vidéo qui me semble largement suffisante pour te mettre l’eau à la bouche8. Je me serais bien étendu sur le sujet comme Roméo sur Juliette, mais j’ai un contentieux de voisinage à régler, une sombre histoire de goûts musicaux divergents...

(En passant, merci à Louise, aka « Béret from hell », dénicheuse de pépites émérite…)



1 Je sais je sais, Je parle de lui au présent alors qu’il nourrit depuis un certain temps les pétunias par la racine. Mais comprends-moi, l’idée est de le ressusciter le plus efficacement possible.

2 Peg Leg : jambe de bois, pilon.

3 Baudelaire, entre deux bouffés d’opium et deux gorgées d’absinthe, aimait à répéter (de mémoire) : «  Le monde manque d’imagination. Je voudrais des prairies teintes en rouge et des arbres peints en bleu. » Tu approuves. Et des kiwis (l’oiseau, andouille) sous nos contrées parisiennes, c’est possible ?.

4 Fastoche, en même temps : mes boulangères sont TOUJOURS moustachues.

5 D’ailleurs, je viens de lire, incidemment, que cette vidéo avait été utilisée dans Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain, je savais bien que je l’avais déjà vue, chierie.

6 Bon article de Patrice Champarou à qui j’ai chipé les traductions des deux citations utilisées.

7 Avec qui tu partages une certaine affinité pour la philosophie à la petite semaine, la boisson et la paresse revendiquée.

8 A voir aussi, ici, la très revigorante : « Hooray Hooray, these women is killin’ me. »


COMMENTAIRES

 


  • samedi 24 octobre 2009 à 15h47, par De Guello

    Ton texte me fait penser à l’excellent livre de BD de R.CRUMB:MISTER NOSTALGIA.(édition Cornélius)

    • dimanche 25 octobre 2009 à 10h20, par De Guello

      Juste un copié/collé pour donner envie de lire ce livre:Robert Crumb se pose en historien de l’Amérique, du blues, de la musique en général, en partant des drames et des désillusions de l’homme, avec comme point d’orgue ces planches magnifiques, datant de 1984, consacrées au bluesman Charley Patton : une plongée dans le Mississipi noir des années vingt. Des planches à l’atmosphère étouffante, au trait d’une noirceur insondable, pourtant lumineuses et terribles... Une tragédie en musique : grandeur et décadence, rédemption, mort, et puis ces quelques vers lancinants, comme épitaphe : oh, hush, oh, hush, somebody’s calling me, Lord, I know, Lord, I know my time ain’t long...

      • dimanche 25 octobre 2009 à 20h30, par lémi

        « Pour donner envie de lire ce livre : » C’est chose faite. Je casse tout à ma bibliothèque, bibliothécaire comprise, s’ils ne le possèdent pas : frustration est mère de destruction ...



  • dimanche 25 octobre 2009 à 18h09, par DJM de Cambrai

    Exquis, excellent, revigorant cet harmonica.
    Qui plus est, qu’aujourd’hui les joueurs de pipeaux et autres grosses caisses (vides) sont légions.

    • dimanche 25 octobre 2009 à 20h37, par lémi

      Aujourd’hui les joueurs de pipeaux et autres grosses caisses (vides) sont légions. : hélas, on a également pas mal d’artistes du violon, du mirliton et du clairon qui sonne. Clair que ce lumineux Peg Leg Sam ne nous joue pas la même musique...

      • lundi 26 octobre 2009 à 07h16, par remugle

        Génial !

        Dans un autre style, vous souvenez vous de ce vieux violoneux qui jouait avec le Jefferson Airplane et Hot Tuna dans les années 70 ?

        C’était Papa John Creach....cherchez sur youtube....il était pas mal non plus....

        Salud...

        y pesetas !

        • lundi 26 octobre 2009 à 07h28, par remugle

          Essayez ce lien :

          http://www.youtube.com/watch?v=XVjf...

          en virant l’espace entre « watch et le point d’interogation », que cet ayatollah de traitement de texte s’obstine à nous fourguer de longue, peuchère !

          • lundi 26 octobre 2009 à 10h32, par un-e anonyme

            « deux albums de Peg Leg Sam ont été enregistré : ma collection de chandails troués à celui qui m’en dégotte un ».

            Et bien j’ai une copie de Kickin’ It en Mp3, encodé à 320 kbps, c’est pas du losless, mais pas loin...

            en le décomprimant ça peut faire un CD plus que présentable....

            si ça te branche....où puis-je t’envoyer par mail l’adresse de mon site ftp?

            Pour les chandails, on trouvrea un moyen de moyenner...

            • lundi 26 octobre 2009 à 10h32, par remugle

              ...de la part de remugle...

              • lundi 26 octobre 2009 à 17h34, par Le Sot

                Jambe de bois, empapillotée chez les grecs, avec chandails troués ?

                Vive Chef Lemi du Tonnerre de Blues !

                • lundi 26 octobre 2009 à 19h08, par lémi

                  @ Remugle :

                  J’opine du chef, le violon de Papa John Creach et son sourire polisson sont des bénédictions, je pèse mes mots. Quant à mes chandails troués, j’espère que tu sauras t’en montrer digne...

                  @ Le Sot

                  « Chef Lemi du Tonnerre du Blues » ? Mazette, en voilà une appellation plaisante ! J’adopte illico. Salutations



  • lundi 26 octobre 2009 à 17h58, par La crevette masquée

    Et tu sais ce qu’elle te dit « Béret from Hell », espèce d’ingrat ?! Ca m’apprendra à te refiler des tuyaux pour que tu puisses te faire mousser sur ton site.

    Un fort joli hommage, cela dit..

    • lundi 26 octobre 2009 à 19h10, par lémi

      « Masquée ? », mh, il me semble qu’elle s’est trahie par sa colère, la crevette. Ceci dit, je persiste et signe, dans le remerciement enthousiaste comme dans le dénigrement couvre-cheffien (c’est pour ton bien). Bises

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