ARTICLE11
 
 

vendredi 21 février 2014

Chroniques portuaires

posté à 16h07, par Julia Zortea
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Jacqueline Michaux, Émilienne D. et le port d’Anvers

Début des années 1980, Anvers : le duo État Brut sort un album intitulé « Géométrie d’un assassinat ». L’un des morceaux, « Jacqueline Michaux », donne la parole à une femme racontant sa solitude au sein du grand port belge. Trente ans plus tard, le film « L’Ange de Doel » (2011) livre un autre fragment sur l’isolement, lié aux politiques d’expansion du port.

Cette chronique a été publiée dans le numéro 14 de la version papier d’Article11

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À l’origine, Géométrie d’un assassinat n’est pas une chronique portuaire revenant sur les mobiles d’un meurtre commis en haute mer1. Il y a 31 ans, Géométrie d’un assassinat s’écoutait sur K7, ou lors de ces concerts de noise et d’expérimentations sonores que programmait à Anvers le collectif de chasseurs de sons électroniques Club Moral2. Second album autoproduit de l’éphémère duo État brut (composé de deux jeunes profs de physique), aujourd’hui archivé sur le net3, Géométrie d’un assassinat se livre en neuf pistes à l’autopsie d’un contemporain plutôt crade, où l’apocalypse surprend au coin de la rue et où rien ne sauve personne. Dans la droite ligne de la musique industrielle post-punk du début des années 1980, l’album s’attache à retranscrire, au millimètre près, l’expérience de la folie, de la transgression, de la solitude, du meurtre et de la mort, « sans agressivité ni sentimentalisme » comme l’écrit alors le fanzine Gazette Cassette4. Chaque morceau raconte une histoire. Celle de Lee Harvey Oswald sur la Dealey Plaza à Dallas, par exemple ; celle des lendemains de nuits blanches à Bruxelles et des moments où tout va faussement bien – « Allright », avec son sourire crispé, conclut cet opuscule dantesque. En piste trois, « Jacqueline Michaux » apparaît, avec ses murmures :

« J’avais oublié ce matin que c’était dimanche / Et le dimanche derrière les docks, le long de la mer / (…) Dans tous les faubourgs, entre les murs interminables, les usines / (…) De longues files noires se sont mises en marche / Elles avancent lentement sur le centre de la ville. »

Au sein d’un Assassinat lourd de bruits et de motifs sonores, Jacqueline Michaux a le champ (presque) libre. Elle se donne entière et se raconte d’elle-même, fluide, à qui veut bien accepter de mal l’entendre. Elle oblige à tendre l’oreille, à monter puis à baisser le volume.

Au loin, sous une légère chape de sons qui cherche à étouffer sa voix, Jacqueline Michaux parle et dénude l’ossature de sa solitude, un dimanche matin face la lumière du port d’Anvers. Cette sincérité blanche et déterminée, « la force directe des phrases (…) et cette façon en aplat de dire »5 engagent sur la voie d’une autre femme qui, elle aussi, face au port d’Anvers, résiste seule et sans discours à la disparition.

Les mots de Jacqueline Michaux pourraient coller à la vie d’Émilienne Driesen, cette dame de 75 ans qui joue son propre rôle dans l’Ange de Doel, une fiction documentaire tournée en 16 millimètres par le réalisateur néerlandais Tom Fassaert6 et où la mort côtoie langoureusement les vivants.

J. M. : « Au jardin public j’ai eu tout à l’heure une impression du même genre : / Les plantes, les pelouses, la fontaine avaient l’air obstiné à force d’être inexpressives / Je comprends : la ville m’abandonne la première. »

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Filmée lors d’une virée en voiture avec sa vieille amie Colette, Émilienne désigne une ferme et une grange, propriétés de connaissances. « Le première appartient encore à la centrale nucléaire, mais le reste sera rasé », explique Colette, bien renseignée quant aux délimitations des plans d’aménagement du pays de Wass, auquel appartient leur village, Doel. Construit il y a 400 ans sur un polder de la rive gauche de l’Escaut, Doel fait face aux portiques du port industriel d’Anvers, qui s’étale sur le flanc adverse. À même le village se trouvent les deux tours de refroidissement d’une centrale nucléaire construite en 1969 qui, depuis quelques années, préoccupe moins que le port : comme cela se pratique ailleurs, au Havre7 ou à Rotterdam8 par exemple, les autorités portuaires d’Anvers cherchent en effet à étendre les limites territoriales du port industriel.

J.M. : « Une ville se tait / Je trouve étrange / qu’il me faille demeurer deux heures encore / dans cette ville qui, sans plus se soucier de moi, / range ses meubles et les met sous des housses. »

Quand en 1995 il est question de construire un nouveau bassin à conteneurs à quelques centaines de mètres au sud de Doel – le Deurganckdok –, les autorités portuaires, le gouvernement flamand et la société chargée de la gestion foncière et de l’industrialisation de la rive gauche (Maatschappij Linkeroever – MLSO) questionnent la « vivabilité », après achèvement des travaux, de ce village d’un millier d’habitants. Sans concertation aucune, ils décident de la requalification du plan de secteur en zone industrielle. Dès le début de la construction des docks en 1999, le MLSO met en œuvre une politique d’expropriation, ignorant l’arrêt du Conseil d’État qui garantit le caractère résidentiel du village et donne raison au comité d’action Doel 2020 – créé en 1997 en sa défense.

Menées sans fondement juridique, les expropriations sont alors présentées par la MLSO comme l’aboutissement de procédures « à l’amiable ». Pour ce faire, la société installe dans une maison du village un médiateur social chargé d’assister la transition des habitants qui partent volontairement. Au téléphone, Brian Waterschoot, du collectif Doel 2020, raconte que ce médiateur était en vérité payé pour « harceler les habitants afin qu’ils lâchent leur maison » et que « des mesures incitatives étaient mises en place. Par exemple, le prix de rachat par la MLSO augmentait soudainement pour qui vendait avant le 30 de tel ou tel mois ! » Il poursuit : « La situation, dans cette petite communauté où tout le monde se connaissait, est devenue terrible, entre ceux qui acceptaient de vendre leur maison, et ceux qui voulait rester ». En 2003, l’année où ferme l’école, le médiateur plie boutique ; en 2005, le port industriel inaugure le Deurganckdok – le village ne compte plus que 400 habitants.

J. M. : « Je suis entre deux villes / L’une m’ignore, l’autre ne me connaît plus / (…) Elle s’est vidée de moi, d’un coup / Et toutes les autres consciences du monde sont-elles aussi vides de moi ? / Ça me fait drôle… »

Dans sa cuisine, Émilienne fume des clopes avec Colette, qui lit à voix haute des annonces d’appartement dont la première se fiche bien. « La vie qui va venir, ça ne vaut rien », dit-elle. « Je trouve qu’on est trop vieilles pour une autre maison. » Émilienne, avec ses fous-rires pendant la messe, sa polaire de mamie moderne, son béret de vieille dame élégante, ses chats et son jardin, a toujours vécu à Doel. Elle ne veut pas de nouveaux souvenirs. Autour d’elle, les pelleteuses ont commencé les destructions. Un gars du village lui explique que si elle s’en va, la tombe de son mari sera transférée gratuitement vers la ville de Beveren.

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Depuis 2008, l’histoire, avec ses diables à ressort, recommence. Un nouveau bassin, le Saeftinghedok, doit cette fois-ci être construit à l’emplacement-même du village, alors que selon Doel 2020, seuls 11% de la capacité du Deurganckdok est aujourd’hui utilisée.

Dans sa cuisine, avec ses kleenex et ses tristes pensées, Émilienne accueille le facteur mais refuse fermement de signer l’accusé de réception de la lettre envoyée par la MLSO pour lui indiquer qu’elle doit quitter les lieux. Elle fait maintenant partie, en 2013, des 25 derniers habitants de Doel qui, comme le dit Brian Waterschoot, ne s’est pas encore fait rayé de la carte.

J.M. : « À présent quand je dis « Je », ça me semble creux / (…) Je baille doucement, longuement / Personne... Pour personne Jacqueline Michaux n’existe / Ça m’amuse… / Et qu’est-ce que c’est que ça, Jacqueline Michaux ? / C’est de l’abstrait ? »

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Un peu plus :

Le site du collectif Doel 2020 est accessible ici (en flamand, avec quelques informations en anglais).

Jeroen Janssen a consacré un récit graphique à la lutte des habitants de Doel, publié dans la revue XXI en novembre 2011 (numéro 16).



1 Chroniques portuaires publiées dans les numéros 12 et 13 d’Article11 et mises en ligne le 8 novembre 2013

2 Les artistes de Club Moral, fondé en 1981, ont longtemps exposé et mis en avant recherches sonores et artistiques sur la radicalité, l’excès et l’agression.

3 Sur le site www.archive.org ou Youtube pour les trois premières pistes, dont J. Michaux. Toutes les cassettes d’État brut peuvent s’écouter et être téléchargées ici.

4 Dans Cassette Gazette n°7, repris par le site Archive.org.

5 Extrait d’un billet publié sur le blog littéraire Discipline in Disorder et titré « État brut, J. Michaux, 1982 » (publié le 29 juin 2012). Par ailleurs, les fragments cités sont tirés du texte de J.Michaux retranscrit sur ce blog.

6 Le documentaire, présenté en anglais sur le site de l’auteur, est sorti en salles en 2011.

7 Voir la fiche de l’exposition passée Le Havre, port de Titans, un siècle de grands travaux au port du Havre.

8 Avec la construction d’une île artificielle de la taille de 40 000 terrains de foot.


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