vendredi 28 février 2014
Textes et traductions
posté à 12h11, par
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Le courage et la ténacité des gens qui ont tenu les barricades de Maïdan, jusqu’à l’emporter, ne laissent pas d’impressionner. Et ils donnent très envie de croire qu’un vent de liberté s’est levé, porteur de vraies promesses de transformation sociale. C’est là que le bat blesse, explique l’ami Charles Reeve : derrière le soulèvement, la réaction.
Les événements ukrainiens, l’occupation de la place de Kiev et le massacre qui a abouti à l’éviction de Yanoukovitch et de son gang n’ont pas été faciles à suivre pour qui cherche à comprendre le monde où l’on est forcé de vivre ! Surtout si l’on tient compte du peu d’informations directes et fiables, et de la puissance de la propagande pro-UE et pro-démocratique distillée par les des médias européens. Nous avons aussi été confrontés aux dérives habituelles de ceux qui se laissent vite séduire par tout affrontement de rue avec la police. Or, voir dans les barricades et les affrontements violents avec les mercenaires du régime un signe de radicalité révèle un grave manque de sens critique, au même titre qu’attribuer un contenu démocratique à la révolte en fonction de la revendication d’intégration à l’UE relève d’un raisonnement erroné.
Le devenir de toute révolte sociale qui reste cantonnée dans le champ de la politique est façonné par les intérêts des forces capitalistes et les rapports inter-capitalistes. Comme on sait, on l’a observé concrètement, le rapport entre les intérêts du capitalisme européen -tout particulièrement son noyau allemand - et ceux du capitalisme russe est au centre de la crise ukrainienne. Mais un mouvement social capable de déséquilibrer les rapports politiques à l’intérieur d’un État crée inévitablement des situations imprévisibles et peut peser sur la logique froide des rapports inter-capitalistes. C’est pourquoi la compréhension de la nature et des projets des forces politiques à l’œuvre à l’intérieur du mouvement ukrainien est indispensable pour y voir plus clair.
Deux forces politiques organisées étaient présentes, depuis le début, dans la révolte de Maidan contre le régime de Yanoukovitch et son Parti des Régions. À côté des partis démocratiques libéraux pro-UE, une autre force politique a progressivement exercé une influence sur le cours des événements. Il s’agit du courant ultra-nationaliste et raciste, représenté en particulier par le parti Svoboda, qui a une réelle implantation et un pouvoir de mobilisation à Kiev et en Ukraine occidentale.Pour des raisons d’opportunisme et d’intérêt politique, les démocrates occidentaux et leurs plumitifs ont choisi de minimiser, voire d’ignorer et de passer sous silence, leur intervention, leur idéologie et leur projet politique1. Or celui-ci n’est pas identique à celui des forces pro-UE, dans la mesure où ce courant fanatiquement nationaliste est opposé, du moins en théorie, à la fois à la domination russe et à celle de l’Europe, vue comme une zone de valeurs décadentes et soumise aux « intérêts juifs internationaux »2.
L’existence, à Kiev, de petits groupes possédant une vision critique du monde et des intérêts capitalistes en jeu est un atout précieux pour nous éclairer dans le brouillard d’Euromaidan. Plusieurs textes sont accessibles sur le Net. Citons notamment cette interview, réalisée par une radio libre de Caroline du Nord (USA), Ashville Fm Radio, avec un camarade anarcho-syndicaliste de l’Union autonome des ouvriers d’Ukraine. On peut aussi lire, sur le site de ce groupe et en anglais, une autre interview et une discussion. Enfin, un texte, moins intéressant et plus idéologique, du Syndicat autonome des travailleurs de Kiev est disponible en français.
Il ne s’agit pas de tenir ces textes pour LA vérité sur la situation en Ukraine. Compte tenu de la confusion qui règne et des aspects contradictoires et changeants de la situation, des divergences d’analyse sont légitimes et doivent s’exprimer. Mais il s’agit de lire ces textes en respectant l’intelligence de ceux qui s’expriment et d’en tirer des éléments pour prolonger la réflexion, comprendre un mouvement qui ne va pas nécessairement dans le sens de nos désirs et attentes. Car, à l’instar d’autres évolutions dans les sociétés issues de l’effondrement du bloc du capitalisme d’État, ces révoltes sont portées par et porteuses de tendances profondément réactionnaires face auxquelles les courants émancipateurs se trouvent en minorité, voire en danger.
Revenons maintenant brièvement sur quelques-uns des aspects abordés par ces camarades ukrainiens.
La composition sociale des manifestants présents à Euromaidan a évolué au cours des mois. Au début, la majorité des manifestants étaient des membres des classes moyennes pro-occidentales, partisans des partis d’opposition au régime de Yanoukovitch. Puis, avec le déchaînement de la répression policière et l’arrivée d’éléments des classes plus populaires, la composition de la multitude sur la place s’est diversifiée. Le rapport de force entre les partis présents a également été modifié et le rôle des partis extrémistes nationalistes et racistes, le parti Svoboda en particulier, est devenu plus important. D’après cette analyse, les classes moyennes et la jeunesse étudiante de Kiev constituent la base principale de recrutement des cadres et activistes de ces partis nationalistes, Svoboda et Praviy Sektor— lesquels sont également très fortement implantés chez les travailleurs en Ukraine occidentale. On peut penser que beaucoup de jeunes et de chômeurs, enragés par la situation de misère et séduits par l’hystérie nationaliste, furent facilement recrutés dans les groupes paramilitaires et envoyés au casse-pipe. Plutôt apathique et moins militante, la grande masse des travailleurs voit dans ces groupes paramilitaires des partis fascisants une « avant-garde » qui protège le peuple contre une classe dirigeante corrompue. D’une façon générale, remarquent ces camarades anarcho-syndicalistes, la présence dominante de ces partis correspond à l’ambiance générale à Euromaidan, où les idées nationalistes soudaient largement les occupants.
Un autre aspect qui illustre les limites du mouvement est le fait que, en dehors d’Euromaidan et des rues limitrophes, la vie a suivit son cours « normal » à Kiev. Bien entendu, partout, dans les entreprises, dans la ville, en Ukraine occidentale en général, les affrontements sur Euromaidan étaient au centre des conversations et préoccupations. Pourtant, aucun mouvement de solidarité collective, aucune grève, ne furent signalées. L’appel, lancé par quelques organisations libérales de gauche, à une grève politique n’a eu aucun écho, et même la grève des employés des transports de la ville, en janvier, s’est déroulée sans lien concret avec l’agitation dans la place. Une tentative de grève dans quelques universités fut cassée par les milices fascisantes.
Selon les informations fournies par ces camarades, l’occupation de la place est restée dominée par les appareils des partis - des partis d’opposition aux partis ultra-nationalistes et racistes. Ces derniers ont investi l’essentiel des activités pratiques et l’organisation de l’occupation. De par leur nature militariste et machiste, ils se sont imposés dès le départ comme « les spécialistes » de la violence et ont pris en charge l’ « auto-défense » d’Euromaidan. Malgré le fait que l’occupation a duré plus de deux mois, les pratiques d’action indépendante et d’auto-organisation furent quasiment inexistantes, les chefs et les hiérarchies ont dominé et ont décidé. Il n’y a pas eu d’assemblées ou autres prises de décision collective, les débats politiques furent limités aux questions nationalistes et politiques. Toute tentative d’aborder la question sociale a rencontré l’opposition immédiate des chefs nationalistes et néo-nazis, qui criaient alors à la « provocation ». La vie interne de la place fut - certes - variée, mais les organisations ultranationalistes ont gardé le contrôle des activités. Les groupes paramilitaires, les Sotnia, sont resté sous la direction de chefs nationalistes et fascistes, dont certains étaient liés à des secteurs de la police. Il s’agit de groupes composés exclusivement d’hommes, où les valeurs machistes sont particulièrement affirmées. Il n’est ainsi pas étonnant que, juste après que Yanoukovitch et son clan ont été débarqués, ces groupes aient pris le contrôle du centre de Kiev et des bâtiments officiels, mêlés à la police de Kiev qui s’est rangée du côté des forces d’opposition.
Les petits groupes de radicaux furent marginalisés, exclus de l’organisation de l’occupation, de la place (à l’exception des groupes d’aide médicale, où bon nombre de radicaux et de femmes ont pu s’investir). Dès qu’ils ont tenté d’exprimer leurs idées ou qu’ils ont soulevé des questions sociales, ils ont été violemment pris à partie, accusés d’être des « provocateurs » et expulsés d’Euromaidan. Oser aller à contre-courant du mythe pro-UE des partis d’opposition, rappeler que l’Europe est aussi synonyme d’austérité sociale, équivalait à se faire traiter de partisans de la Russie…
Quelques radicaux ont bien tenté de se regrouper et de former une Sotnia indépendante. Mais les milices de Svoboda les ont aussitôt attaqués et expulsés d’Euromaidan, les accusant d’être un groupe « racialement impur ». Selon les informations fournies par ces camarades, les rares anarchistes et radicaux qui ont réussi à s’intégrer dans des Sotnia se sont résignés, pour des raisons tactiques ou par opportunisme, à accepter les valeurs nationalistes et racistes des chefs ! Autant dire que, ainsi faisant, ils ont renoncé à leurs valeurs et principes et se sont politiquement suicidés.La confusion et la force du nationalisme est aujourd’hui telle que même la figure de Makhno se trouve adulée par les ultranationalistes et racistes. Il a lutté contre les Bolcheviks, donc il est présenté comme un vrai nationaliste ukrainien…
Les trois textes mentionnés ci-dessus ouvrent aussi le débat sur une question importante, soit les causes et les fondements de l’essor de l’idéologie nationaliste et du racisme dans les sociétés de l’ancien bloc capitaliste d’État. Tout se passe comme si le vide idéologique laissé par l’effondrement des régimes totalitaires communistes avait été remplacé par l’essor du nationalisme, et la vieille idéologie du « socialisme scientifique » par celle du « nationalisme scientifique ». La passivité et le suivisme actuel des travailleurs vis-à-vis des partis populistes sont liés à la culture de la soumission qui régnait sous le « socialisme réellement existant ». Pour ses besoins de propagande, le pouvoir russe se déchaîne, réduisant tout le mouvement d’Euromaidan à une prise de pouvoir fasciste. Or, dans l’est de l’Ukraine, le Parti communiste ukrainien joue le même rôle populiste que le parti Svoboda dans l’ouest du pays. Il organise ses propres milices paramilitaires et développe un nationalisme pro-russe féroce et belliqueux. C’est fascisme brun contre fascisme rouge, et vice-versa.
Les développements barbares auxquels nous assistons s’inscrivent dans le droit fil de ce que fut l’ancien système oppressif d’exploitation, qui avait érigé les noms du socialisme, du marxisme et du communisme en couverture idéologique. Pour encore des années à venir, nous ne sommes pas sortis de cette liquidation.
À l’animateur de la radio-libre nord-américaine qui lui demande quelle forme concrète de solidarité on peut avoir avec les anarcho-syndicalistes ukrainiens, le camarade interviewé répond : « Le mieux que vous puissiez faire, c’est ce que vous faites : tenter de démystifier la situation actuelle. Car nous comprenons bien que beaucoup d’anarchistes dans les pays occidentaux tendent à être super optimistes sur ce qui se passe en Ukraine. » La solidarité internationale se doit de refuser de voir une situation complexe de façon simpliste. Il semble évident que nous assistons là, non à un mouvement qui pose les prémices d’une émancipation sociale, mais au contraire à un mouvement majoritairement contrôlé par des formations politiques autoritaires et animé par des idéologies mortifères et réactionnaires. Il y a, probablement, dans les zones d’ombre et dans les rares espaces non-investis par les chefs nationalistes et racistes, des germes d’une autre façon de voir le monde, d’autres formes d’action. Mais tout dans l’évolution de la situation tend à prouver que nous nous trouvons encore loin du chemin de l’émancipation sociale. Le reconnaître, c’est faire acte de solidarité envers nos camarades qui sur place peinent à se faire entendre.
1 Une exception à souligner, l’article d’Emmanuel Dreyfus, « En Ukraine, les ultras du nationalisme », dans Le monde Diplomatique de mars 2014.
2 Sur le sujet, il faut aussi mentionner ce texte, qui apporte un autre son de cloche sur la question du racisme mais qui confirme le retour du religieux et la domination des idées nationalistes et autoritaires.