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dimanche 26 octobre 2008

Littérature

posté à 11h34, par Lémi
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Du mystère biographique comme aphrodisiaque littéraire : B. Traven
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A la recherche de B. Traven, est un livre étrange. Jonah Raskin, l’auteur, est invité à Mexico par la veuve de Traven en vue d’écrire la biographie de «  l’écrivain le plus mystérieux du monde ». Après s’être immergé dans la vie de Traven, avoir frôlé la folie, il abandonne le projet. A la place, il raconte son séjour mexicain et sa quête avortée. L’histoire d’un échec, d’un projet qui n’aboutit pas et qui, paradoxalement, y puise sa force.

Ma vie m’appartient, seuls mes livres appartiennent au public.
(B. Traven).

C’est ma conviction, assez subversive, qu’un écrivain doit suivre son inclination s’il veut rester dans l’anonymat et l’ombre.
(Jérôme David Salinger)

Quiconque a déjà parcouru ses livres sait que B. Traven est un grand écrivain. Le Vaisseau des morts, Le Trésor de la Sierra Madre, La Révolte des pendus, Rosa Blanca etc., autant de récits passionnants et palpitants, cris de rage contre l’injustice humaine d’un éternel anarchiste à la plume acérée. De l’enfer des esclaves maritimes à celui des Indiens du Chiapas, Traven (mort en 1969) a su retranscrire les souffrances des ignorés, du peuple exploité. Tout en effaçant sa propre biographie, dissimulant tous les éléments de sa vie jusqu’à devenir « l’homme au mille visages ».
Ce sont ces vides biographiques que Jonah Raskin a tenté de combler en partant à la rencontre de l’univers de l’écrivain au milieu des années 1970. Il s’y est cassé les dents. En a presque perdu la raison. Et en a fait un très beau livre.

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Dans Bartleby et compagnie, l’écrivain espagnol Enrique Vila-Matas mentionne cette quête désespérée qui mena Raskin, l’enquêteur littéraire, aux confins de la folie :

« L’un de ceux qui voulurent écrire sa biographie, Jonah Raskin, faillit y perdre la raison. Dès le début il bénéficia de la collaboration de Rosa Elena Luján, mais il se rendit vite compte que la veuve ne savait pas non plus très bien qui diable pouvait bien être Traven. (…) Jonah Raskin finit par abandonner son projet de biographie et préféra écrire l’histoire, l’histoire délirante et romanesque de sa vaine quête du véritable nom de Traven. Il résolut de mettre un point final à ses recherches lorsqu’il s’aperçut qu’il y allait de sa santé mentale ; il avait commencé à porter les vêtements de Traven, mettait ses lunettes…1 »

C’est que le système de défense érigé par Traven, qui de Traven Torsvan à Hal Croves utilisa un nombre affolant de pseudonymes, est impressionnant. Tout d’abord, le mystère de sa naissance n’a jamais été réellement éclairci. Et ils sont encore nombreux à en faire le fils illégitime du Kaiser Guillaume II (dont sa propre veuve)… D’autres soutiennent que Traven était en fait Arthur Cravan, l’écrivain surréaliste qui disparut un soir de cuite en s’emparant d’un barque dans le port de New York pour rejoindre le golfe du Mexique (projet déraisonnable).
Ce que l’on sait avec certitude sur Traven, c’est qu’il participa à la République des Conseils ouvriers de Bavière en 1919 sous le nom de Ret Marut et qu’il échappa miraculeusement à la mort et à l’exécution (sort de bon nombre de ses camarades2.), épisode raconté dans le très recommandé « Dans l’état le plus libre du monde ». On sait également qu’il fonda un journal à l’inclinaison très anarchisante, voix pacifiste s’élevant contre la folie de la guerre et le système impérial teuton : les Fondeurs de briques3.
Hormis cet épisode, on ne sait pas grand chose sur lui. Il est fort probable qu’il fut un temps employé dans un de ces navires marchands aux conditions de vie effroyable, de ceux dont il décrivit l’exténuant quotidien dans ce livre magnifique et poignant : le Vaisseau des morts, récit de l’expérience du marin apatride Gérald Gales sur une poubelle flottante dont il devient l’esclave.

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On retrouve ensuite la trace de Traven au Mexique, principalement à Mexico et dans le Chiapas. C’est là qu’il composa la grande majorité de son œuvre, fustigeant le système esclavagiste oppressant les paysans indiens, dont il partagea le quotidien. C’est là-bas aussi que Raskin s’est mis en quête de l’essence du mystère Traven.

Raskin s’envole donc pour Mexique, terre d’élection de Traven. Il parcourt les mêmes ruelles de Mexico, dort dans sa maison, entretient une relation plutôt trouble avec sa veuve, la belle Rosa Elena, s’enfonce dans la même jungle du Chiapas, se penche sur ses carnets intimes, fouinant avec persévérance dans ce qui reste de l’existence de l’écrivain. Il commence son enquête en 1975, six ans après la mort de Traven, une époque où la plupart de ceux qui l’avaient côtoyé étaient encore vivants. Mais voilà, à chaque rencontre, à chaque révélation, Raskin voit le mystère se renforcer, les contradictions de ses interlocuteurs se multiplier. Partout, des voix divergentes, des pistes erronées, des impasses. Plus son enquête avance, plus Traven se fait lointain, distant. Du projet initial, dresser une biographie précise et définitive, Raskin fait finalement son deuil.

Surtout, le chercheur de mythe comprend finalement qu’il ne faut pas résoudre le mystère Traven. Qu’éclairer serait trahir la volonté de l’écrivain : à quoi bon mettre à jour des détails biographiques que l’auteur a dissimulé si soigneusement ? De quel droit divulguer les détails d’une vie vouée à la lutte clandestine, à la résistance camouflée ? Pourquoi ébrécher le mythe en lui apposant le triste sceau de la certitude ?

Le doute lentement s’immisce dans son esprit :

« Je me demandais ce que je faisais à écrire la biographie d’un homme qui ne voulait pas de biographie, qui s’est battu toute sa vie pour l’anonymat et l’intimité. (…) Je me sentais comme un envahisseur, un cambrioleur ! J’avais fouillé dans ses papiers, ses livres, ses habits et je savais qu’il n’aurait pas aimé cela. Il m’en aurait voulu d’avoir fait ses poches, essayé ses pantalons, à fouiner comme un détective sur sa piste. »

Plus les éléments contradictoire s’accumulent, plus Raskin comprend que le tissu de mystère brodé par Traven autour de son œuvre n’a pas vocation à être éclairci. Solutionner l’énigme serait trahison.
Car Traven est mystère, il l’a voulu. Devenir fantôme, ombre de ses livres, voilà qui lui convenait parfaitement. Son œuvre comme sa vie y puisent leur force intemporelle. Savoir s’effacer, faire primer l’œuvre sur tout le reste : suprême élégance pour un écrivain célèbre dans le monde entier (en 1948, le film que réalisa John Huston autour de son roman le Trésor de la Sierra Madre, contribua grandement à sa renommée). Anarchiste convaincu, Traven méprisait les boursouflures d’ego, les postures médiatiques. De même qu’il se méfiait comme la peste de toute forme d’identité administrative, de toute inscription sur les fichiers d’un État haï. Ainsi de cette diatribe contre les « papiers », dans La Révolte des Pendus :

« Si vous voulez gagner, et rester gagnants, il vous faudra brûler vos papiers. De nombreuses révolutions ont éclaté et ont ensuite échoué simplement parce que les papiers n’avaient pas été brûlés comme ils auraient dû l’être. La première chose que nous devons faire est d’attaquer le greffe et brûler les papiers, tous les papiers contenant des sceaux ou des signatures – actes de propriété, de naissance, de mort ou de mariage... Alors plus personne ne saura qui il est, comment il s’appelle, qui était son père. Nous serons alors les héritiers parce que personne ne pourra prouver le contraire. »

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Comme les très rares écrivain à avoir choisi de saboter leur image publique, de ne rien donner d’eux à l’essoreuse médiatique (Jérome Salinger, Thomas Pynchon), Traven a dû se battre pour préserver sa vie de l’ombre de sa biographie.

Etonnant phénomène : dès lors qu’on ne sait rien, qu’on accole l’écriteau « attention mystère » au nom de l’écrivain, il fascine, déchaîne les calculs, encourage le commentaire et l’enquête, la traque biographique. Ils sont pléthore à s’y être rué, à avoir tenté de déshabiller son existence. Viol posthume.

Et pourtant, Traven a gagné : tous ceux qui sont parti à la recherche de son identité s’y sont cassés les dents. Et bien peu ont su transformer l’échec du projet initial en ode littéraire. Raskin y est parvenu, car il a compris l’importance fondamentale du mystère chez Traven, non pas simple posture calculée mais essence de sa révolte et de sa liberté, ainsi qu’il l’affirme en conclusion de l’ouvrage :

« Le mystère était un défi. C’était un refus de la bureaucratie, de l’État, du pouvoir de l’argent et de toutes les forces étrangères sur le point de nous voler notre identité et de détruire l’intégrité de l’individu. (...) Traven cultivait les champs du mystère parce que c’était un rebelle et un prêtre, un comédien et un magicien. C’est le don magnifique qu’il nous fait, ce trésor inaltérable que nous trouvons dans ses livres. »


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Traven, par Marcos Carrasquer

« Où se trouve le véritable pays des hommes ? Là où personne ne veut savoir qui je suis, d’où je viens, où je veux aller, ce que je pense de la guerre ou de l’épiscopalisme, ou des communistes, là où je suis bougrement libre de faire et de croire ce qui me plaît, tant que je ne nuis pas à la vie, à la santé et à la propriété durement gagnée d’autrui. Là et seulement là se trouve le pays des hommes pour lequel vivre vaut la peine et mourir est doux. »

Traven, Le Vaisseau des morts


1 Bartleby et Compagnie, Enrique Vila-Matas, Christian Bourgois, 2002.

2 C’est d’ailleurs un des arguments de ceux qui estiment que Traven était le fils de Guillaume II : son statut de bâtard impérial lui épargnant la mort. Peu probable cependant…

3 L’éditeur très recommandable qui publie le livre de Jonah Raskin a d’ailleurs choisi le même nom en hommage à l’écrivain. J’en profite pour vous inciter à aller faire un tour sur leur catalogue fort bien achalandé, ici : Les Fondeurs de briques.


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