ARTICLE11
 
 

mercredi 1er juillet 2009

La France-des-Cavernes

posté à 00h28, par Ubifaciunt
20 commentaires

« Faut changer la société. Foutre en l’air le monde. »
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C’était en 1994. Il y a une éternité. Le débat était relancé sur la peine de mort. On citait l’influence de films récemment projetés : Léon et surtout Tueurs Nés. La mouvance anarcho-autonome n’existait pas encore officiellement mais se taisait déjà aux interrogatoires. Une équipée folle avait semé la mort. Audry Maupin avait trouvé la sienne. Florence Rey vient d’être libérée. Lettre ouverte.

Chère Florence,

C’est avec un drôle de goût que j’apprends ta libération.

Quinze ans ont passé. La cavalcade de la Nation n’est plus qu’un lointain fait divers de souvenir.

Et pourtant.

Je retrouve le Libé de l’époque, 6 octobre 1994, le canard a délaissé depuis longtemps les totos et l’extrême-gauche, il parle de toi comme mutique, lâchant seulement aux enquêteurs ton nom et un brin de ta vie. Les parents, le squat à Nanterre, la fac de philo pour Audry et les cadavres de bouteilles de sky qui trônent dans la cuisine.

Pour le reste, tu refuses de répondre.

Trois flics tués, un chauffeur de taxi.

Et Audry.

« Sublime, forcément sublime. »

Les mots de Duras, des années plus tôt dans le même Libé, à propos de Christine Villemin. Sans doute ce que tu devais penser d’Audry, cheveux longs, gueule d’ange, aussi beau qu’un flingue chargé et qu’une prison qui brûle.

Quinze dans les geôles de l’Etat, ça classe sa femme. Et ton homme, qui n’est plus depuis longtemps, qui meurt des suites de ses blessures.

Et la nuit.

Celle qui restera à jamais.

Dépouillage d’armes à Pantin. A l’époque, tu roulais dans les Renault 5 de la Régie, Billancourt vient de fermer l’usine, la présidentielle approche, les manifs conte le CIP ont été les plus belles depuis celles de 1986 contre Devaquet, vous vivez de vos 22 et 19 ans.

Trois flics morts quelques heures plus tard.

Pas d’insurrection écrite ni revendiquée.

Un acte brut.

Un fait divers, comme ils disaient, l’œuvre de deux apprentis autonomes.

Tu n’as rien dit lors de l’interrogatoire, ou si peu.

Tu n’as rien dit depuis.

Tu n’as pas écrit de tribune dans le Monde, tu n’as pas plus répondu aux flics qu’aux interviews, il n’y a guère eu de manif de soutien, ce ne fut pas Action Directe, ce n’était pas encore la bande de Tarnac.

On se plut à croire à un acte gratuit, celui de Lafcadio chez Gide, celui d’une jeunesse shootée au film d’Oliver Stone. Le goitre de Balladur commençait à mollir et Pasqua réclamait le retour de la guillotine.

Depuis, on n’a pas su grand chose.

La prison pour femmes de Rennes, 15 ans de cachot.

Depuis, rien.

J’apprends aujourd’hui que tu es ressortie au lendemain du 1er mai.

Tu n’as rien dit depuis.

J’apprends aujourd’hui dans le Monde qu’ « aujourd’hui âgée de 34 ans, la jeune femme est « transformée », selon France Info. Grâce au soutien de sa mère, elle a poursuivi des études universitaires d’histoire-géographie et fait beaucoup de sport. »

Je ne sais pas si nous nous verrons à une prochaine manif. J’ignore si tu ressortiras les armes. Je préfère ne pas penser à ce que tu penses de ce monde de 2009.

Je relis les Chroniques Carcérales de Jean-Marc Rouillan, cet encore embastillé qui ne fut pas plus ton chéri que Julien Coupat ne le sera jamais.

« Après dix-huit ans de prison, je regrette, parmi mille autres choses, les parfums d’une forêt de pins après la pluie d’orage, les rues désertes à certaines heures de la nuit, les rires des camarades, ceux qui ne reviendront plus mais ne quittent jamais nos souvenirs, les cavalcades insurgées sous les grenades lacrymogènes et même les balles qui sifflent comme des guêpes… Décidément, « on peut regretter les meilleurs temps, mais non pas fuir aux présents ». Ce n’est pas de moi mais de Montaigne. »

C’était un temps où des tueurs de flics n’étaient que des tueurs de flics, passibles de perpét’, et pas des terroristes.

Et je ne sais s’il faut s’en réjouir ou s’en inquiéter.

« Faut changer la société. Foutre en l’air le monde. »

Il paraît qu’Audry disait ça. Il ne pourra jamais témoigner. Tu ne le voudras sans doute jamais.

Bien à toi.


COMMENTAIRES

 


  • mercredi 1er juillet 2009 à 17h39, par CaptainObvious

    il n’y a guère eu de manif de soutien,

    Parce que tu vois vraiment un moyen de soutenir ce qu’ils ont fait ?

    • jeudi 2 juillet 2009 à 09h13, par Ubifaciunt

      Ben y a bien eu des comités de soutien pour les gens d’Actions Directe, avec info sur les longues peines, conditions de détention, manifs autour des maisons centrales et de l’Administration Pénitentiare, non ?

      • jeudi 2 juillet 2009 à 17h44, par CaptainObvious

        Il me semble bien que les manifs ont commencés (en dehors peut être d’un petit noyau de leurs camarades) à partir du moment où les membres d’AD ont finis leur peine de sureté. C’est à dire un moment où il était possible de dire qu’ils avaient purgés leurs peines et que les garder plus était de l’acharnement.

        Sans compter que le contexte était différent : AD était un groupe armé constitué depuis longtemps (et donc avec des liens), pendant (où juste après pour les arrestations) d’une époque où l’action armée était considéré par un nombre non négligeable de personne en europe comme une option possible et leurs victimes étaient clairement désignés et identifiées.

        • jeudi 2 juillet 2009 à 22h58, par Ubifaciunt

          Il me semble qu’un flic est, en soi, une victime suffisamment clairement identifiée et désignée à partir du moment où il ne met pas la crosse en l’air.

          Au delà, la question n’est pas tant la justification, ou non, du meurtre, mais plutôt le traitement judiciaire d’un acte et la réappropriation militante...

          • samedi 4 juillet 2009 à 16h08, par CaptainObvious

            Il me semble qu’un flic est, en soi, une victime suffisamment clairement identifiée et désignée à partir du moment où il ne met pas la crosse en l’air.

            Les chauffeurs de taxis aussi ?

            plutôt le traitement judiciaire d’un acte et la réappropriation militante...

            Ils ont braqués les flics pour leurs voler des armes et flingués 4 personnes quand ils se sont fait rattrapés, qu’est-ce que tu veux te réapproprier la dedans ?

    • jeudi 2 juillet 2009 à 09h19, par luc

      dehors, le flique « CaptainObvious » !

      • jeudi 2 juillet 2009 à 22h59, par Ubifaciunt

        Luc, voyons, on commence à peine à discuter... (smiley clignant de l’oeil)

        • vendredi 3 juillet 2009 à 10h19, par luc

          bon... je vais essayer de bien me tenir... et je laisserai donc, le flique, venir exposer ses arguments...

          • vendredi 3 juillet 2009 à 13h22, par ubifaciunt

            des arguments massue (voire Massu...) à n’en pas douter !

            • vendredi 3 juillet 2009 à 13h35, par luc

              ... ce serait trop simple, ubifaciunt. Car enfin, et à moins que j’aie mal lu : « CaptainObvious » intellectualise, grave !

              • samedi 4 juillet 2009 à 16h11, par CaptainObvious

                Je ne suis pas masochiste, si article XXI ne veut pas que je poste de commentaire ici, ils n’ont qu’à le dire et j’arrête.

                • samedi 4 juillet 2009 à 16h27, par JBB

                  ArticleXI, tu veux dire.

                   :-)

                  Bien évidemment que tu vas continuer à déposer des commentaires. Parce que c’est le débat qui est intéressant et qu’il n’est nulle ligne à respecter pour pouvoir intervenir ici. Et qu’il n’y a pas - heureusement - une seule façon de voir les choses.

                  A titre personnel, je suis d’accord avec toi. Il n’y a pour moi rien à sauver dans un faits divers ayant tourné - par malchance, essentiellement - à la tuerie sanglante. Et je ne partage pas du tout le point de vue d’Ubi [salutations, d’ailleurs, camarade :-) ] : je ne vois pas en quoi l’assassinat d’un chauffeur de taxi ferait avancer une quelconque cause. Non plus que ceux des flics, d’ailleurs.
                  Pour moi, c’était juste une tuerie à la con commise par deux personnes trop jeunes pour avoir réfléchi à ce qu’elles faisaient et qui se sont laissées déborder quand tout ne s’est pas passé comme elles l’avaient prévu. Et ce n’est pas parce qu’elles ont gravité quelques mois dans ce qu’il est convenu d’appeler - hier comme aujourd’hui - la mouvance anarcho-autonome que ça donne une légitimité politique à l’exécution d’un chauffeur de taxi.

                  • samedi 4 juillet 2009 à 17h48, par CaptainObvious

                    ArticleXI, tu veux dire.

                    Arf, je vous montais en grade, histoire de me faire bien voir.

                    Sinon, j’en profite, ça vient d’où le nom du site ?

                  • dimanche 5 juillet 2009 à 01h26, par Ubifaciunt

                    Il n’y a rien à sauver de ce monde, on est bien d’accord, dans tous les sens du terme (à part quelques amis et autant de bouteilles)...

                    Quant à « l’assassinat » et « l’exécution », je trouve que tu tombes un peu vite, cher camarade, dans la rhétorique adverse.

                    « Mal nommer les choses, c’est participer au malheur du monde » disait (ce glandu de) Camus.

                    Intentionnalité, ou pas -plutôt-, semble suggérer ton commentaire ; ce que trahissent tes mots.

                    Beauté de l’acte gratuit ?

                    • dimanche 5 juillet 2009 à 11h40, par JBB

                      @ CapitainObvious : c’est en référence à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. L’art11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »

                      @ Ubi : « Quant à ’l’assassinat’ et ’l’exécution’, je trouve que tu tombes un peu vite, cher camarade, dans la rhétorique adverse. »

                      La rhétorique n’a rien à voir là-dedans, c’est la réalité. Descendre un chauffeur de taxi d’une balle dans la tête, c’est juste le descendre d’une balle dans la tête. Tu peux envelopper ça comme tu veux, ça n’y changera rien.

                      « Beauté de l’acte gratuit ? »

                      Je ne vois pas quelle beauté il y a dans cet acte gratuit-ci. Je ne crois pas plus au réalisme rouge qu’au romantisme noir : la révolution doit être juste, ou alors elle n’a pas de raisons d’être. Abattre un chauffeur de taxi au hasard d’un partage en couille qui n’a fait avancer aucune cause et n’a politiquement rien revendiqué, ça ne fait clairement pas partie des trucs qui me bottent, ça c’est sûr.

                      Et puis, l’argument - éminemment théorique - de la beauté de l’acte gratuit, je ne vois pas pourquoi tu ne pourrais pas l’utiliser aussi pour les bombes du GIA placées sur les terrasses des cafés.

    • vendredi 3 juillet 2009 à 11h09, par Anonyme en transit (toujours)

      Lire la magnifique BD sur cet important moment, Les Damnés de Nanterre :

      « Si elle ne peut sciemment prendre parti pour le couple meurtrier Rey-Maupin, elle expose en tout cas de nouveaux éléments à l’affaire, comme ce »troisième homme« ou le désespoir d’une gamine de vingt ans, désespoir d’une génération qui, en 2006, est toujours d’actualité. Autant d’éléments qui, s’ils n’innocentent personne, viennent immanquablement éroder la thèse de la »tueuse de flics« . »

      http://www.evene.fr/livres/livre/ch...

      Déjà à l’époque, bien avant les lois anti terroristes et la présidence bling bling, les médias et le pouvoir joignaient leurs forces contre la révolte populaire (95, quand même...)

      Voir en ligne : Complexe



  • jeudi 2 juillet 2009 à 23h34, par Jérôme Leroy

    Je me souviens d’elle, très bien. (Tu devais être encore au CP, ubi). Le travail du négatif à l’état brut. Philosophie au riot gun. je me souviens aussi du contexte : balladurisme mou triomphant, l’impression d’une sortie de l’Histoire, d’une éternité indépassable du capitalisme. (à peine cinq ans depuis la chute du mur, arrogance fukuyamesque.
    Et là, atroce et flamboyante, Florence Rey, comme un bloc d’abîme, sortie de l’anesthésie.
    Très beau papier, en plus.

    Jérôme Leroy

    • jeudi 2 juillet 2009 à 23h55, par Ubifaciunt

      dear Jérôme,

      le Balladurisme a-t-il pu être autre chose que mou ??? (remember le « questionnaire Balla » post CIP et le coup que « Mon Dieu qu’est-ce qu’il fait chaud » dans le métro).

      Sinon, oui, très jolie, l’idée du « bloc d’abîme », je souscris à donf’ (et regrette d’y avoir pas pensé pour l’écrire dans le papier)...

      Et laisse le CP hors de tout ça ! (smiley complice)

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