samedi 3 octobre 2015
Le Cri du Gonze
posté à 19h32, par
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« Voilà l’histoire d’Hurricane / L’homme que la justice a accablé / Pour un crime qu’il n’a pas commis / Lui qui un jour aurait pu / Devenir champion du monde. » (Bob Dylan, 1975)
« À Paterson, c’est comme ça que ça se passe / Si t’es noir t’as plutôt intérêt à te faire discret dans la rue / Sauf si tu veux t’attirer des ennuis. »1 (Bob Dylan, « Hurricane », 1975)
Ne pas se voiler la face : Rubin Carter n’avait rien d’un enfant de chœur. Surtout dans ses (peu) tendres années. Le jeune Carter ? Une boule de colère et de haine, qui communiquait avec ses semblables essentiellement par les poings. Être bègue n’incite pas à la sociabilité, surtout quand l’on a déjà des raisons d’en vouloir à la terre entière. Il advint donc ce qui devait arriver : la rencontre entre Carter et le reste du monde ne tarda pas à faire des étincelles.
Né à Paterson, un coin plutôt sinistre du non moins sinistre New Jersey en 1937, Carter comprend rapidement qu’il va en baver. Confronté au racisme, à la ségrégation et à la guigne sociale, il se forge en réaction un personnage de dur à cuir, de mec à la redresse à qui on ne la fait pas si on tient à sa dentition. Parfait bouclier. Mais aussi pente glissante. Cador en chef d’une bande de mômes agités, il ne tarde pas à atterrir en prison pour mineurs. Un avant-goût de l’enfer, dont il ne sortira pas indemne. « Les perfides années vécues à Jamesburg avaient accompli à la perfection leur boulot d’homicide émotionnel : elles avaient mis à mort mon pauvre cœur », écrit-il dans Le 16e round, son autobiographie de 1974, récemment éditée par Les Fondeurs de briques2. Rubin s’évade, est repris, est libéré, redéconne, atterrit derechef en prison, etc.
Quand il retrouve la liberté, son bagage scolaire et social est – par la force des choses – plutôt mince : « Une licence sur les rouages de l’oppression, une maîtrise en science de l’inhumanité de l’homme envers l’homme, et un doctorat ès brutalités en prison », résume-t-il dans Le 16e round. Pas vraiment de quoi s’assurer une réinsertion en douceur. Mais dans son malheur, Rubin Carter conserve un atout : la boxe. Il y excelle, à la fois rentre-dedans et malin, explosif et vicieux. C’est à l’armée qu’il en a confirmation, après avoir étalé le champion de la garnison dans la poussière : « C’est à cet instant de ma vie, après avoir recherché le conflit pendant tant d’années, que j’ai enfin su exactement pourquoi j’étais fait : la boxe. Le combat de rue, la baston entre garnements, la boxe m’ont valu tous mes moments de grâce. »
Et Carter d’enchaîner les combats, grimpant peu à peu vers le firmament pugilistique. Sa carrière est lancée, sous le doux surnom de « Hurricane » (« Tornade », en VF). Victoire après victoire, KO après KO, il prend sa revanche sur une enfance et une adolescence ravagées. Enfin, il leur ferme la bouche à tous, il leur montre ce qu’un teigneux de Paterson peut occasionner comme dégâts. En route vers la gloire. Une belle histoire de réhabilitation par la sueur et le courage, de celles que l’hypocrite Amérique adore. Mais il y a un hic. Un gros. Les flics n’ont pas Hurricane le frimeur a la bonne. Pas du tout. Et quand, en juin 1966, un triple homicide est commis en pleine nuit au Lafayette Bar de Paterson, il s’avère que Rubin Carter, roi de la night, n’est pas loin. Il zone en voiture avec un pote. Contrôlé ce soir-là, il n’est au départ pas considéré comme suspect. Et puis, tout s’enchaîne. Des témoins se rétractent ou modifient leurs témoignages. Deux individus plus que louches – ils venaient le soir du crime de cambrioler l’épicerie d’à côté – affirment soudain qu’ils ont vu la voiture de Carter devant le bar. Et ainsi de suite. Carter retrouve les barreaux.
Le procès arrive. Une mascarade sans nom. Dans Le 16e round, Carter retranscrit de longs et accablants extraits d’audience. Et décrit sans fards les mécanismes d’une justice raciste et expéditive : jury intégralement blanc, juge à charge, témoins de la défense démolis sans raison, etc. Et le verdict tombe : perpèt. « Au-dedans, écrit Carter, je pleurais la mort. »
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Écrit en 1974, alors que son auteur croupit injustement en prison depuis sept ans, Le 16e round est un appel au secours. Une bouteille à la mer. À la fin de ce long récit, celui dont Nelson Mandela disait qu’il « s’est réveillé en prison et est devenu un homme libre », l’affirme d’ailleurs ouvertement : « C’est le sang de ma vie qui coule dans les quinze rounds que forment ces pages. Le seizième round, lui, n’est pas achevé, et son enjeu dépasse largement un titre de boxe ou une bourse bien juteuse. […] Aujourd’hui, ma seule chance réside dans l’appel que je vous adresse, lecteurs, en vous faisant part des torts qui restent à réparer – de l’injustice qui m’a été faite. Pour la première fois de mon existence, je déclare que j’ai besoin d’aide. »
C’est en 1975, après avoir lu son livre puis lui avoir rendu visite au pénitencier Rahway de Woodbridge, New Jersey, que Bob Dylan compose « Hurricane ». Lui qui rechignait depuis un bail à se voir associé aux divers mouvements gauchistes made in sixties3 avait arrêté de mettre en musique des sujets ouvertement politiques. Pour Rubin Carter, il fait une exception, tant son histoire l’a fait bondir. Scandalisé, il dégaine une chanson.
BOB DYLAN - HURRICANE (album version) HQ par DJ-G-GEORGE
« Hurricane » est un réquisitoire implacable. Une charge furieuse. « Je ne peux pas faire autrement que me sentir honteux de vivre dans un pays / Où la justice est une farce. »4, chante-t-il. Et d’enfoncer le clou : « Pour Rubin les dés étaient pipés / Le procès était une mascarade, on lui a pas laissé une chance »5.
Au regard du répertoire précédent de Dylan, c’est un morceau étrange, notamment en raison de l’omniprésence du violon virtuose de Scarlet Rivera. En 1975, Dylan cherche ses marques. D’abord bête à sang folk, il a ensuite brutalement obliqué vers le rock & roll au grand dam de ses premiers fans (Newport 1965, le grand schisme, de ça à ça). Puis il a vogué en terre country après un grave accident de moto. Et le voilà désormais entre deux eaux, cherchant à renouveler son approche, notamment en compagnie de cette épique Rolling Thunder Review qui lui sert d’exutoire scénique. Son dernier album, Blood on the tracks, consacré au divorce qu’il vient de vivre, est un monument de tristesse conjugale. Bref, une période compliquée. Jacques Lévy, qui l’assistait pour l’enregistrement de Desire, dont « hurricane » est le premier titre, a raconté la gestation de la chanson : « Dylan n’était pas sûr de pouvoir écrire une chanson. Il était juste rempli de tous ces sentiments envers Hurricane. Il n’arrivait pas à commencer. Je pense que la première étape fut d’écrire la chanson dans un mode purement narratif. Je ne me rappelle plus qui a eu l’idée de faire ça. Mais honnêtement, le début de la chanson est comme une didascalie, comme ce que vous liriez dans un script : Des coups de feu résonnent dans un bar de nuit... Voici l’histoire de Hurricane. Boum ! »
Ce n’était pas la première fois que Dylan s’attaquait à la justice raciste de son pays. « A Pawn in their game » (1964) brocardait ainsi l’assassinat resté impuni de Medgar Evers, membre de la NAACP (l’Association nationale pour la défense des gens de couleur). Dans « The Lonesome death of Hattie Carroll » (1964 itou), il dénonçait l’impunité d’un riche notable blanc ayant massacré un domestique noir à coups de cannes. Quant à « The death of Emmett Till » (1962), consacrée au calvaire d’un gamin noir torturé et assassiné par une bande de rednecks en 1941 pour avoir parlé légèrement à une femme blanche, c’est un joyau lugubre, archétype de protest-song aux paroles glaçantes6 : « Puis ils ont roulé son corps au bas d’un ravin dans une pluie de sang / Et ils l’ont balancé à la flotte pour qu’il cesse de hurler sa douleur / La seule raison pour laquelle il l’ont tué, je vous l’assure / C’est parce qu’ils trouvaient ça amusant, prenaient plaisir à regarder son agonie. »7
Mais « Hurricane » est différente. Moins poignante, plus nerveuse. Ce n’est plus vraiment une ballade folk engagée, même si elle se veut uppercut social8, plutôt la BO implacable d’un film noir, guidée par une narration désabusée. Cela fait environ dix ans que Dylan n’a plus écrit de chanson purement contestataire, et cela se sent. Alors que « The death of Emmett Till » se terminait sur une ouverture, « We could make this great land of ours a greater place to live », ici ce n’est plus le cas. Le temps des envolées est fini, celui du gâtisme bilieux n’est pas encore venu, reste le constat pur, cinglé, balancé comme un uppercut : « Et aujourd’hui tous les criminels dans leurs costumes cravate / sont libres de boire des martinis en regardant le coucher de soleil / pendant que Rubin croupit comme un Boudha dans sa cellule de dix pieds / Un homme innocent plongé dans un enfer quotidien / Voilà l’histoire de Hurricane.9 »
Rubin Carter a été libéré en 1985. Après une kyrielle de procès iniques et de farces judiciaires (ceci malgré la rétractation des deux principaux témoins de l’accusation peu après son incarcération), il a finalement décroché un non-lieu, le juge expliquant que toute l’affaire était « fondée sur le racisme plutôt que sur la raison et sur la dissimulation plutôt que sur la transparence ». « Au nom de la simple décence », il libérait Carter.
Carter est mort l’année dernière. Mais le symbole qu’il a représenté, celui d’une Amérique raciste et prompte à discriminer les populations noires, est toujours d’actualité. « Si t’es noir t’as plutôt intérêt à te faire discret dans la rue / Sauf si tu veux t’attirer des ennuis. »
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Bonus : version étrange d’« Hurricane » par Ani di Franco
1 “In Paterson that’s just the way things go / If you’re black you might as well not show up on the street / ’Less you want to draw the heat.”
2 512 pages, traduction Catherine Vasseur.
3 « Je ne fais partie d’aucun mouvement, a-t-il dit un jour. Sinon je ne pourrais rien faire d’autre que d’être dans le mouvement. Je ne peux pas voir des gens s’asseoir et fabriquer des règles pour moi. Je fais un tas de trucs qu’aucun mouvement n’autoriserait. »
4 « Couldn’t help but make me feel ashamed / to live in a land Where justice is a game »
5 « All of Rubin’s cards were marked in advance / The trial was a pig-circus, he never had a chance. »
6 La chanson et son contexte ont été très bien analysés ici.
7 « Then they rolled his body down a gulf amidst a bloody red rain / And they threw him in the waters wide to cease his screaming pain. / The reason that they killed him there, and I’m sure it ain’t no lie, / Was just for the fun of killin’ him and to watch him slowly die. »
8 Dylan a fait face à un feu nourri de critiques concernant ce morceau. On lui reprochait de n’avoir pas assez rappelé le passé criminel de Carter. D’avoir cédé à des facilités dans son exposé des faits. De ne pas avoir donné tous les détails d’une affaire complexe. En clair : on condamnait le caractère partisan de sa chanson, pourtant revendiqué.
9 « Now all the criminals in their coats and their ties / Are free to drink martinis and watch the sun rise / While Rubin sits like Buddha in a ten-foot cell / An innocent man in a living hell / That’s the story of the Hurricane / But it won’t be over till they clear his name. »