ARTICLE11
 
 

jeudi 22 mars 2012

Littérature

posté à 20h20, par Sébastien Navarro
10 commentaires

Le théorème de la Hoggra - la violence et le mépris

Scénariser, mettre en scène - pour mieux faire comprendre. Et à la recherche historique et au combat politique, adjoindre l’arme de la littérature. Le Théorème de la Hoggra, dernier ouvrage du sociologue Mathieu Rigouste, relève de cette double ambition : il s’agit d’incarner ce que démontrait L’Ennemi Intérieur. De lui donner vie.

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« Alors il faut bien se raconter quelques histoires avant de crever. »
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Des histoires, il en est question au cours de ces presque 240 pages. Elles cheminent, en d’incessants va-et-vient, le long des fissures qui parcourent le fond de la Méditerranée : de l’Europe à l’Afrique, de la France à l’Algérie, de la métropole au département, du moins celui d’avant 1962. Des fissures sans fin, sans fond, dans lesquelles l’auteur n’hésite pas à trimballer sa lampe de spéléo, histoire de mettre à jour la nature intrinsèque de tout bon État démocratique qui se respecte. Une nature qui pourrait se réduire à une seule obsession : le contrôle de sa population, et notamment de sa frange la plus pauvre. Et dans ce registre-là, qui mieux que l’armée pour mener la danse ? Qui mieux que l’armée française lors des fameuses opérations de pacification menées en Algérie de 1954 à 1962 ?

De la doctrine de la guerre révolutionnaire, Mathieu Rigouste a tout dit dans son bouquin L’Ennemi Intérieur1. Dans Le Théorème de la Hoggra2, son dernier ouvrage, il s’agit cette fois de rendre le propos plus fluide, plus accessible, mais aussi de l’incarner à travers le parcours et la destinée de plusieurs personnages, avec comme épicentre géographique, La Mandoline, une cité de Gennevilliers. Il y a Houria, la vieille Algérienne née à Constantine en 1934. Fille d’un mineur militant indépendantiste, sa conscience politique sera définitivement aiguisée lors des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata en 1945. Après avoir été torturée par l’armée française, le FLN l’enverra en France en 1957 «  pour se reconstruire et disparaître ». Il y a Nordin, qui a eu comme pouponnière le bidonville de Nanterre. «  Le nom de son père figurait dans la liste des portés disparus du 17 octobre 1961. Cette nuit-là, il venait d’avoir trois ans, il a commencé à saisir de quel côté de la France il était né. » Travailleur à la chaîne, Nordin participera aux agitations ouvrières des années 1970, dealera de la came avant de renouer avec le combat politique dans les années 1980. À la Brasserie des blés, on croisera le commissaire Maurice Carnot, bourré comme une huître mais beaucoup plus disert que le susdit mollusque. Carnot a fait la bataille d’Alger, «  vitrine de l’excellence française dans le domaine de la contre révolution ». En octobre 1961, le flic a balancé quelques fellouzes dans la Seine. « Certains collègues avaient pris l’habitude de leur faire bouffer une ou deux cigarettes, pour être sûr de les crever. J’ai jamais apprécié ces méthodes mais c’était la guerre  », confiera le poulet éthylique. Quelques pages plus loin, on fera la connaissance de sa fille, Mélanie. L’indocile purge une peine de perpette à la maison d’arrêt pour femmes de Fleury. « Ceux qui m’ont enfermée disent que je suis la fille de Maurice Carnot et de Liliane Schmitt, mais dans la réalité je suis ce qui ne fonctionne pas. » Pute à son compte, Mélanie s’est fait serrer par les condés avant que ces derniers ne la violent lors de sa garde à vue. Fleur bleue, elle a choisi le jour de la Saint Valentin pour rendre à ses amants assermentés la mitraille de leur pièce, «  trois jolies cartouches de fusil de chasse, qu’ils doivent conserver entre les poumons et la gorge ».

De violence il est éminemment question dans ce bouquin puisque de coloniale, la guerre s’est fait sociale. Et donc totale. Le spectre de Rigouste balaie les cinquante dernières années durant lesquelles va fermenter un dispositif sécuritaire qui confine à la paranoïa. D’Alger à Tarnac, en passant par Dakar et Villiers-le-Bel, l’auteur dessine les contours de plus en plus nets d’une mécanique militaro-policière toujours en recherche du dernier ajustement. Aux manettes de cette machine de mort, quelques concepteurs à la botte des 1 % planétaires. Politiques, industriels ou bien hauts-gradés, toujours cyniques, Rigouste les caricature ébauchant et griffonnant le portrait-robot de cet ennemi intérieur tant fantasmé. Tel ce boss du GIGN qui, hésitant entre ultragauche et islamistes, fait ce constat alarmant : «  Les derniers rapports de la SDAT confirment la mise en place de plusieurs réseaux d’autodéfense à travers le pays. C’est pas les révolutionnaires qui embarquent la racaille, comme on croyait. C’est toute la vermine, bougnoules et subversifs confondus qui parle de prendre les armes ! »

Outil éminemment politique, Le Théorème de la Hoggra ne saurait se laisser réduire à un exercice de pur didactisme. Se faisant passeur d’histoires, Rigouste a taillé son verbe pour le béton et le verre de ces zones grises où l’hystérie médiatico-sécuritaire joue à plein. Il n’en fallait pas moins pour donner chair à ces hommes et femmes de peu, à ces silhouettes toujours mouvantes car en dérapage constant sur des lignes de fuites. Fuite devant la norme, fuite devant la génuflexion, fuite au travers les mailles d’un filet qui se tend en fonction des convulsions capitalistes du moment. Des rouages d’une machinerie en rodage permanent naîtront des accès de jubilation. La vengeance est un carburant qui ne connaît pas la crise. La matière est là pour nourrir le polar forcément insurrectionnel : « Le spectacle assimile les rois et les bouffons. Il enivre et rend les pères Ubu assez stupides pour laisser traîner la lame que le peuple leur plongera dans la couenne. »
Rigouste fait ainsi un pari, et mise tout sur des épaules soudain lasses de tenir les murs. De clinique, sa phraséologie devient incantatoire. Peut-être de quoi en rebuter certains. Quant aux autres, celles et ceux pour qui résignation rime avec suicide quotidien, la brèche est là qui fait béance. C’est le grand soir des calendes grecques qui précipite soudain son agenda. Sous nos yeux, l’écrivain se fait stratège et scénarise le retournement. Comme si les vieilles cendres n’avaient jamais été froides, et les brasiers prêts à repartir. Finalement il n’aura fallu qu’un souffle. Celui du vent qui se lève. Ou celui d’un larsen prêt à irriguer les fièvres.

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«  Au départ des courts-circuits, au croisement des contraires,
Au carrefour des massacres, au point d’impact des colères,
À contre-courant envers et contre toutes les muselières,
À la périphérie des genres, au cœur des poudrières.
 »
(L’Angle Mort - Zone Libre vs Casey & Hamé)



1 Éditions La Découverte.

2 Editions BBoyKonsian, collection Béton arméE. À commander notamment ICI.


COMMENTAIRES

 


  • jeudi 22 mars 2012 à 21h10, par Ogur

    Remarquable article Sébastien Navarro ! Vous servez ce texte à merveille. J’espère que l’auteur vous en sera reconnaissant.



  • vendredi 23 mars 2012 à 10h13, par Fablyon

    Mathieu Rigouste (et merci à Sébastien Navarro pour l’article, qui est excellent) a la capacité d’offrir l’envie et la force de continuer par le texte. Et mine de rien, ce n’est pas donné à tout le monde !

    Surtout, le lien d’évidence qu’il met en place (déjà dans son livre précédent) semble aller dans le sens de la lutte en tous ensemble (à l’heure ou certains classifient entre les purs et les moins purs, c’est une chance que d’aute ouvrent la marche pour de réels lendemains qui chantent :))

    Merci en tout cas de ne pas laisser dans l’ombre un tel auteur.



  • vendredi 23 mars 2012 à 13h15, par Matéo

    Super titre ! C’est une référence à Albert Cossery ?



  • dimanche 25 mars 2012 à 11h54, par SG

    Vous ne précisez pas s’il s’agit d’une enquête ou d’un roman, si les personnages décrits sont réels ou de fiction ?

    • dimanche 25 mars 2012 à 13h12, par Sébastien Navarro

      Pourquoi pas les deux. Une forme de « romenquête ». Que les personnages soient réels ou non n’est pas important, ce qui l’est d’avantage c’est qu’ils et elles incarnent des parcours vérifiés par l’auteur/chercheur et qu’à travers leurs parcours, Mathieu dévoile la machine sécuritaire.
      Ce texte se lit comme un film de Peter Watkins : on essaie tout le long de se persuader que c’est une fiction alors qu’on sait pertinement que le réel sous-tend chaque ligne.



  • dimanche 25 mars 2012 à 18h17, par B

    ça m’a tout l’air d’être le livre d’un dogmatique, ça encore.

    moi, je commande rien du tout.
    et puis d’abord, y’a les deux pages centrales du dernier Article 11 qu’il faudrait peut-être penser à mettre en ligne.



  • jeudi 5 avril 2012 à 12h12, par anti-copinage

    Salut les bobos !
    Moi j’aime bien le livre de rigouste, ça m’émoustille toutes ces histoires d’émeutes et de révoltes. Surtout quand elles ne remettent pas en question mon propre confort matériel ! Avec tout ça, on a envie de faire du tourisme au nom du rapprochement entre les « peuples » (euh...entre certaines classes sociales pour qui voyager fait partie des postes de dépense)...

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