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mercredi 25 novembre 2009

Inactualités

posté à 20h08, par Serge Quadruppani
2 commentaires

Saints et Monstres Instantanés, c’est l’Italie d’aujourd’hui
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L’un ancien activiste radical, homme honni pour ses engagements passés. L’autre symbole de la lutte anti-camorra, figure sanctifiée de la résistance face à la mafia. Dans l’Italie d’aujourd’hui, les romanciers Cesare Battisti et Roberto Saviano sont deux icônes diamétralement opposées. Ce qui sépare le monstre du saint ? La puissance du spectacle et le mépris de l’histoire.

« Santo Subito » (saint tout de suite) : on se souvient que des banderoles avec cette inscription étaient apparues dès les premiers jours dans la foule qui se pressait pour défiler devant la dépouille de Jean-Paul II. On se souvient sans doute aussi du clignotement continu des flashs de portables que les respectueux fidèles brandissaient avant de s’incliner : le très réactionnaire pontife reste sans doute à ce jour le cadavre le plus photographié de l’histoire.
Au cours des siècles, l’institution ecclésiale avait élaboré de lourdes et lentes procédures destinées à légitimer l’accès du simple mortel à la pittoresque armée de sous-divinités aux relents païens que l’Église s’est construite au cours des siècles. Négligeant sans vergogne ces vieilleries, l’exigence de sainteté instantanée surgit de la foule avec toute la puissance de ces besoins qui sont, dans l’ordre de l’imaginaire, ce que les OGM sont dans l’ordre biologique : une fois que c’est fabriqué, ça devient très difficile à débusquer et à éliminer. Le saint-tout-de-suite est le produit parfaitement cohérent d’un monde qui se vit « en temps réel », dans un temps qui exclut les délais, le temps sans temps de l’informatique et des médias dominants. À cette figure obligatoire du spectacle ne pouvait manquer la figure opposée du monstre instantané.

Deux icônes diamétralement opposées, incarnant l’apogée, l’un de la perversité, l’autre de l’héroïsme, Battisti, le monstre, et Saviano, le saint, constituent sans doute le duo le plus représentatif de l’Italie telle qu’elle se vit aujourd’hui. La vitesse à laquelle on les a fait entrer dans ces rôles donne le vertige. Mais peut-être les choses sont-elles plus complexes qu’elles n’apparaissent dans le ciel des médias ? Sait-on que Saviano a signé, en 2004, le texte de soutien à Cesare Battisti lancé en Italie par Carmilaonline ?
Mes amis éditeurs de DeriveApprodi me disaient récemment leur effarement en relisant les recensions parues à l’époque de la publication en italien de Dernière cartouche, le roman le plus autobiographique de Cesare : en 1998, les articles de journaux parlaient des mérites du livre et évoquaient le passé de l’auteur sans en faire tout un plat. Six ans plus tard, quand le gouvernement italien s’est mis en tête de réclamer une nouvelle fois une extradition précédemment refusée, on n’a bientôt plus évoqué Cesare que sous la forme d’un monstre « à la grimace moqueuse » (sous-entendu, pour ses victimes).

La force et la très grande qualité de Gomorra tiennent à cette chose si difficile à définir qui s’appelle la littérature. Mais la transformation de son auteur en icône de la lutte anti-camorra, rôle qu’il assume avec beaucoup de courage et de dévouement, a peut-être bien diminué la portée du livre et sa charge de critique sociale. Et la médiatisation forcenée s’est peut-être révélée, pour la créativité et la réflexion de ce trentenaire, une prison aussi contraignante que la vie dans une caserne de carabiniers à laquelle il est désormais condamné. Gomorra dépeint toute une société qui, du nord au sud de la Botte, et au-delà des frontières, a fabriqué ce phénomène transnational qu’est la Campanie d’aujourd’hui.
L’hypermédiatisation de Saviano puis les campagnes dans lesquelles il s’est lancé, l’ont transformé en porte-parole d’une vision qui tient lieu de politique à la gauche institutionnelle italienne : l’idée que la légalité, et son strict respect, serait la solution à tous les maux du pays. Or, s’il est une chose dont peut convaincre Gomorra, c’est que la Campanie, l’Italie et le reste du monde ont un urgent besoin de transformation sociale. Et on n’a jamais vu une société nouvelle naître dans le strict respect des règles de l’ancienne. L’Anti-État camorriste n’existe que parce qu’existe l’État capitaliste-parlementaire, avec lequel il tisse sans cesse des liens à tous les niveaux. La puissance de la Camorra, comme celle de l’État qui lui est consubstantiel, repose sur la conviction quotidiennement vérifiée qu’il existe des pouvoirs hors de portée du simple citoyen, avec lesquels il faut chercher plutôt l’accommodement que l’affrontement. Les jeunes de l’Onde qui, refusant de se soumettre aux règles édictées par le maire de Rome, sont descendus dans la rue pour affirmer le refus de la précarisation de toute une génération, précarisation qui les met notamment à la merci de tous les pouvoirs de type mafieux, ces ragazzi au superbe génie associatif ont plus fait contre les racines culturelles des mafias que tous les maxiprocès spectaculaires.

Cesare Battisti a le tort d’avoir appartenu à une génération qui a mené une expérience d’affrontement à la vieille société italienne, avec une radicalité sans équivalent en Europe occidentale dans la deuxième moitié du XXe siècle. Cet affrontement s’est égaré dans le mime de la guerre, activité pour laquelle les États seront toujours mieux armés que les peuples. Mais la violence du mouvement des années 70 était le produit de toute la société de l’époque, elle était présente dans les relations sociales, dans les rapports de travail et les comportements des gardiens de la paix sociale. Inutile de revenir sur les bilans, on sait que les morts provoqués par les complots fascistes liés à des fractions de l’État sont infiniment supérieurs à ceux des actions armées de l’extrême-gauche. Cette violence suintant de la société même a été refoulée au prix d’une répression policière de masse et de législations d’exceptions, et recouverte par la vague consumériste des années 80. De ce refoulement, Cesare Battisti est le bouc émissaire, soudain fabriqué par des gesticulations politiciennes post-11 septembre. La gauche institutionnelle qui n’a pas pardonné aux révoltés des années 70 d’avoir menacé le monopole qu’elle exerçait sur la classe ouvrière et sur la culture (tandis que la démocratie-chrétienne s’occupait de gouverner) a été à l’avant-garde du programme appliqué à Cesare : mostro subito ! Monstre tout de suite !

L’opération ne réussirait pas si bien si, entre temps, n’avait été fabriqué un imaginaire social où l’histoire ne resurgit plus ni comme science critique, ni comme expérience communiquée. Pour les amnésiques du « temps réel », le passé n’existe que lorsque les médias en parlent, et sous la forme dont ils en parlent : des années 70 rebaptisées « de plomb », on a effacé une violence sociale rendue aujourd’hui inimaginable, comme on retire désormais, sur les affiches du métro parisien, les cigarettes des écrivains d’avant la prohibition du tabac. Quand il n’y a plus de compréhension historique, mais seulement appel à des réactions émotionnelles, quand sur la masse des souffrances qu’a véhiculée une époque, on ne retient que celles instantanément utiles (ne gardant par exemple que celles provoquées par les « terroristes rouges », « oubliant » toutes ces souffrances malcommodes, subies par des millions de gens dans les usines, les quartiers, les facultés, les prisons, « oubliant » toutes les souffrances infligées par la répression), quand ce formatage a été accompli, il est facile de transformer l’apparition du nom « Cesare Battisti » en séance de détestation de masse orwellienne. Dans 1984, il y avait les trois minutes de la haine. En 2009, en Italie, il y a périodiquement, pendant quelque jours, trois heures de show télévisés divers, univoquement orientés vers la haine du monstre.
Saviano vivant dans sa caserne physique et mentale, Battisti subissant un double enfermement, derrière les barreaux et dans sa caricature grimaçante, il n’est pas étonnant que le premier ait fini par retirer, il y a quelques mois, sa signature de soutien au second. Ce qui est plus étonnant, et encourageant, c’est qu’à quelques rares exceptions, il ait été si peu imité.


COMMENTAIRES

 


  • jeudi 26 novembre 2009 à 10h34, par ZeroSpleen

    A Naples, la Camorra se substitue à l’État. Partout où les institutions publiques font preuves de carences - et tout spécifiquement dans le domaine social - la Camorra est présente. Pas de revenu minimum ? Elle fournit des emplois et des revenus substantiels aux familles de la classe populaire. Pas de retraite ? Le système de redistribution est pensé. Aucune cohésion sociale ? Le clan, la famille et le quartier - malgré la financiarisation, la globalisation de l’économie des trafics et l’émergence de cadres intégrés aux milieux des affaires - assure la cohésion sociale.

    Roberto Saviano a travaillé comme journaliste pour le quotidien critique, indépendant, organisé en coopérative, Il Manifesto (qui sort le Monde Diplomatique en Italie). Son engagement n’est pas à remettre en cause, mais n’est-ce pas plutôt son choix naïf d’être édité par la Mondadori, plus grande maison d’édition italienne, dont Silvio Berlusconi est l’actionnaire majoritaire, qui a produit l’image du Saint dans cette société du spectacle et « désubstancialisé » l’œuvre de son caractère social ?

    • jeudi 26 novembre 2009 à 11h10, par Quadruppani

      Bien d’accord avec vous sur le rôle de la Camorra comme Etat-providence de substitution. Mais je ne crois pas que le choix de l’éditeur soit important, en l’occurence : les mécanismes de spectacularisation peuvent se déclencher même avec un petit. Ce qui me laisse perplexe c’est l’espèce de croisade personnelle dans laquelle s’est lancé Saviano alors que la lutte contre les mafias n’a quelques chances d’aboutir que si elle est collective et engage la société au plus profond. Là, on délègue à une espèce de Christ souffrant le rôle de dénonciateur sans que cela ait le moindre effet sur les mécanismes sociaux où les mafias s’enracinent. Encore une fois, cela n’enlève rien au courage et à la sincérité du personnage : ceux qui parlent de bluff publicitaire devraient vivre une semaine la vie qu’il mène.

      Voir en ligne : Les contrées magnifiques

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