ARTICLE11
 
 

vendredi 30 octobre 2009

Sur le terrain

posté à 10h18, par Mathieu Colloghan
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Un tour à Diyarbakir, dans le Kurdistan altermondialiste (Part.2)
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Le dessinateur Mathieu Colloghan a ramené de Diyarbakir, capitale du Kurdistan Irakien qui accueillait il y a un mois le Forum Social Mésopotamien, une recension inspirée des (très) divers débats et interventions. Entre municipalisme révolutionnaire, marche aux flambeaux féministe & état des lieux de la presse alternative turque, suite et fin d’un beau projet qui oscille entre carnet de voyage et carnet de militant.

NB : Tu trouveras la première partie de ce carnet de voyage ICI.

NB-bis : Comme pour la première partie, une bête histoire de gabarit du site nous empêche de publier ce carnet à une taille suffisante pour en lire le texte aisément. Nous avons donc choisi de retranscrire sous les différents blocs de carnet, toutes les quatre pages, le texte de Mathieu Colloghan1. Que cela ne t’empêche pas d’admirer son coup de crayon et la réussite graphique de son projet.
Surtout, tu trouveras la totalité de ce carnet sous forme de PDF téléchargeable à la fin de cette page : profites-en, c’est sous cette forme que l’épatant travail de Mathieu est le mieux mis en valeur.


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Ce matin commencent les débats en atelier. Je me laisse traîner vers un débat sur l’eau dans une salle-cathédrale. On y cause libre circulation de l’eau et on y décrit la stratégie de construction des grands barrages du gouvernement turc. Une cata !
Après une étude de faisabilité bâclée, Ankara a lancé la construction de sept grands barrages en 900 jours (ramenés à 400 !). Ils ont essaimé le long de la frontière, une grappe de chantiers géants qui entraîneront le déplacement de milliers de Kurdes et la fermeture de fait de la frontière entre Kurdistan turc et irakien. Bien entendu, ils saccageront des morceau inestimables du patrimoine de l’Humanité (mais si, rappelez-vous, le berceau de l’humanité et tout et tout), retourneront la nature, pulvériseront la faune et noieront la flore, condamneront l’accès à l’eau de plusieurs agglomérations, et tout ça sera réalisé par les entreprises françaises et anglaises qui, ensuite, géreront cette eau privatisée. Les barrages contre le bien commun, contre les humains, contre la nature. Bref, les barrages comme métaphore du capitalisme.

Après ce débat, je vais m’étendre un instant au soleil sur une pelouse fraîche. Ma voisine m’offre, avec un grand sourire, une galette kurde aux pommes de terre et au piment.

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Alternatives écologiques

J’écoute, l’après-midi, un débat bien moins intéressant au au titre pourtant prometteur : « alternatives écologiques ». Le débat commence par une projection d’une vidéo sur Tchernobyl, puis par une intervention sur la menace nucléaire. Car le nucléaire, c’est dangereux ! Si, si… L’intervenante enfonce avec sérieux une suite de portes ouvertes sur le danger que le nucléaire fait peser sur les générations futures. Pas un mot sur le grand projet turc de parc nucléaire (un projet de sortie des énergies fossiles basé sur le recours, à la marge, à l’éolien, à de nombreux barrages et, surtout, à la création d’un parc nucléaire d’envergure). Non ! On ne parle pas de ça.
A la tribune, à côté d’elle, l’incarnation en chair et en os de Yudhishthira, le héros fier-à-bras de la Bagavad Gita, fixe le public. Il a l’air de ne pas écouter un mot de l’intervenante ; ce n’est pas le seul… Les intervenants suivants, aussi à la tribune, baillent et semblent s’assoupir.

Un deuxième intervenant parle de l’accès au bien commun des ressources naturelles. Il semble prêt à développer un laïus sur l’accumulation, base du capitalisme, et le partage, finalité de la production naturelle, mais embraye ensuite sur un panégyrique des Verts turcs, bardés de toutes les qualités, détenteurs de - presque - toutes les réponses. Ce sont eux, par exemple, qui auraient théorisé la nécessité d’une institution internationale pour s’occuper de l’eau, ce bien public qui ne connaît pas de frontières. Les organisateurs du Forum mondial de l’eau, qui a eu lieu en Turquie quelques mois auparavant, doivent s’étrangler.
Bon, et bien le débat s’enlise et, n’étant pas coincé à la tribune, moi, je peux m’en aller discrètement causer avec deux Ukrainiens qui traînent dans les couloirs.

Un municipalisme alternatif

Autre salle. On parle ici municipalisme alternatif. Il faut dire que la question est d’actualité dans le Kurdistan turc. Depuis le 29 mars dernier, le DTP a gagné 51 des 56 municipalités kurdes. Ankara a réagi rapidement en arrêtant début avril 250 militants du DTP réputés sympathisants du PKK.
La question de la gestion municipale, d’une gestion « révolutionnaire », est devenue urgente. Il était tentant de faire de cette réunion un grand barnum d’autocélébration des avancées vers une fédération des Kurdistans (entre municipalités DTP et région autonome kurde d’Irak), mais ça n’a pas été le cas. D’emblée, les intervenants se sont référés au problématiques mondiales, évoquant crise, mondialisation, écologie, climat, refonte de la démocratie, justice sociale, nécessité de solutions pour toute la planète, etc…

Demir Celik : « Nous saluons le président de la Communauté de communes de Diyarbakir-métropole, le maire de Gap, le président du Conseil général d’Ertag, tous en prisons.
Dans nos pratiques locales, nous devons avoir des finalités globales : un nouveau paradigme démocratique, social et culturel. _ Aujourd’hui, le pouvoir, c’est la dictature de la majorité sur la minorité. Il faut que, là où nous gérons des villes, nous gardions en tête que la gestion municipale doit dépasser ce rapport majorité/minorité, avec des conseils de quartier, de jeunes, d’anciens et de femmes, pour renforcer la démocratie. »

Yurdusev Ozsokmenler : « Notre projet municipal, c’est une ville horizontale, à la fois démocratique et écologique. Il est temps de passer à la démocratie participative ; la démocratie du XVIIIe siècle, c’est dépassé.
Pour en finir avec les violences conjugales, les névroses, les suicides, il fallait vraiment agir politiquement avec des budgets spécifiques pour aider les femmes. Pour éviter que toute action en direction des femmes ne soit récupérée aux bénéfices des hommes ou de toute la famille, nous avons développé une politique de discrimination positive.
Et aussi, bien entendu, nous considérons qu’avoir des élus est un enjeu démocratique central. Nous avions 18 femmes têtes de listes aux municipales, la moitié ont été victimes des préjugés sexistes : nous n’avons que neuf femmes maire. Nous avons aussi imposé des préfets femmes (les préfets sont désignés par les élus locaux), ainsi qu’un quota minimum de 40 % de postes de la fonction publique territoriale pour les femmes. Et nous avons financé des formations pour faire de certaines salariées des cadres de direction. »

Le maire de la ville de Batman : « Nous sommes un peu une exception puisque nous avons été élus à la tête de la ville pour la première fois en 1999. Tout le monde pensait que nous ne tiendrions que quelques mois. Nous avons dû nous interroger sur la médiation entre politiques de service (domaine où nous étions meilleurs que nos prédécesseurs, et ça payait par rapport à la population) et l’invention d’une gestion révolutionnaire, où nous n’étions pas sûr de nous et où nous n’étions pas toujours compris.
Les premières réformes radicales, nous les avons entamées avec les questions de gestion de l’eau, le changement de statut des événements culturels et la féminisation des collectivités locales. Nous avons aussi fait le choix de sciemment ne pas respecter la loi, par exemple en donnant des cours de bilinguisme et en traduisant les documents administratifs en kurde et en arménien, ce qui est illégal. Pour ces raisons cumulées, le maire de Diyarbakir a été condamné à 120 ans de prison mais, pour l’instant, n’a pas été arrêté.
C’est aussi la composition sociale du conseil municipal que nous devons révolutionner. Un modèle social et écologique rejette forcément hiérarchisme et autoritarisme. »

Le maire de Duhuk, au Kurdistan irakien, se sent obligé lui aussi de parler féminisme, même si c’est moins heureux. « Les femmes au Kurdistan irakien ont même plus de droits que les hommes » !??!
« J’ai retenu de mon long séjour en Allemagne comme réfugié la nécessité de la propreté. Je peux même dire que la ville de Duhuk est la ville la plus propre d’Irak. »

Enfin, une représentante de YaBasta !, collectif zapatiste allemand, vient présenter la bonne gouvernance du Chiapas. La présentation est unilatérale et sans le moindre recul.

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Quelques réactions de la salle :
 × « Monsieur le maire de Duhuk, cher camarade, vous dites que les femmes de Duhuk ont plus de droits que les hommes. C’est une blague ?! Alors qu’il y a eu 30 00 femmes tuées au Kurdistan irakien cette année… »
 × «  Avant de vivre à Diyarbakir, je vivais à Ankara puis à Istanbul, où la gestion est bien moins bonne. Est-ce que le mouvement kurde projette de présenter des candidats là-bas pour améliorer la gestion des villes turques ? »
 × « Mais enfin !? Vous n’êtes pas sérieux ! On ne doit pas respecter mais dominer la nature, comme l’ont fait les Français lors de la construction de la République française ! »
 × « Mais respecter la nature, ce n’est pas laisser faire, voyons ! C’est planifier les projets. Éviter un développement archaïque qui, lui, menace la nature. »
 × « Se donner les moyens de gérer au quotidien, ce n’est pas de la bureaucratie. »
 × « Quand je disais que les femmes étaient plus avantagées, je voulais dire que nous avions engagé plus de femmes que d’hommes cette année et à de meilleurs postes. »
« Ceci dit, le féminisme oriental ne peut pas être le même que le féminisme occidental. La femme orientale exige aussi de pouvoir rester chez elle. »
Bronca de la salle.

A part cette dernière performance sur le féminisme oriental, le débat est plutôt enthousiasmant. Reste à voir la réalité de cette gestion municipale alternative.

Médialternatifs

« En Argentine comme dans toute l’Amérique, il y a une presse alternative riche et vivante. » Le journaliste argentin parle de la censure économique, des difficultés de diffusion. Il va vite mesurer l’abîme entre son intervention et les intervenants suivants, qui parlent de torture ou d’assassinats.
Le rédacteur en chef de Gülück, journal interdit : « Nous avons en Turquie une presse libre. À condition de ne pas dire du mal du drapeau, d’Ataturk ou du capitalisme. » Il évoque la torture et les assassinats. « On peut tout dire, ou presque, sur les membres du PKK à condition de les appeler terroristes. Mais il est interdit de les appeler combattants ou soldats de la liberté. C’est dans le vocabulaire que la censure est la plus ferme. »
« Pour notre journal, c’est une censure préventive. Nous sommes censurés en amont et, au bout de quatre à six mois, la censure est levée, mais le journal est mort. Pour les Alevis, les Kurdes ou les Arméniens, c’est pareil : la justice en a compris l’utilité, la preuve en est qu’elle les censure. »
« Les préfets, qui sont nommés par les régions, ont la possibilité de fermer les journaux. Du coup, la région de Diyarbakir est devenue un refuge pour la presse progressiste turque en difficulté avec les islamistes ou les kémalistes.  »

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Fin de journée, assemblée des femmes

Au menu de la 10e Marche mondiale des femmes, quatre axes : travail des femmes, violences faites aux femmes, accès aux ressources, paix et civilisation. Voici quelques morceaux choisis des interventions :
« On pourrait faire un bateau sur le Tigre avec des militantes kurdes, irakiennes et iraniennes. Si avec ça les Américains ne coulent pas le navire… »
« Un point sur les meurtres d’honneur, en particulier pour nos camarades de l’Ouest : vous vous lamentez sur nos crimes d’honneur, mais chez vous on appelle ça des crimes passionnels. Nous avons le même problème. »
« Éduquer dans la langue maternelle, nous l’avons démontré, c’est aussi ouvrir plus largement l’école aux femmes. »

Les réunions se finissent. Cette deuxième journée de débats aura été bien studieuse et fatigante. La nuit est tombée. Demain le forum se conclura (sans moi, qui serai déjà dans un avion), mais ce soir, à l’initiative des mouvements féministes kurdes, se tient une marche féministe aux flambeaux. Dans une nuit kurde douce, cette marche dans les rues de Diyarbakir au rythme de slogans dont je ne comprends pas un mot me ravit. Fin du séjour.

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Les deux parties de ce carnet à télécharger sous forme de PDF :



1 Tu sais peut-être que tu peux visionner les très classieuses œuvres de Mathieu Colloghan en son « atelier numérique », ICI. Et tu n’ignores pas - sans doute - que tu peux notamment retrouver ses dessins dans Le Plan B et dans Fakir.


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