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mardi 17 novembre 2009

Entretiens

posté à 09h44, par Lémi
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Yvon Le Bot : « Les zapatistes ont inventé une nouvelle culture politique »
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L’Amérique Latine n’est pas uniquement celle des hommes au pouvoir, nouvelle gauche qui, de Lula à Morales, semble incarner l’espoir d’un continent. Elle est aussi celle des luttes locales, de la « Grande révolte indienne » qui se joue depuis une cinquantaine d’années, entre revendications sociales et combats culturels. Yvon Le Bot, spécialiste de la question, évoque ici ces luttes trop peu relayées.

« Ce sont de fragiles lueurs qui, il y a quarante ou cinquante ans, ont commencé à percer la longue nuit inaugurée par la Conquête. Vacillantes, discrètes, dispersées, elles se répondent bientôt, grandissent et se multiplient, à partir de quelques lieux reculés de l’Amazonie, des Andes et de l’Amérique centrale. » Ainsi commence le livre qu’Yvon Le Bot, sociologue, directeur de recherches au CNRS et membre actif du CADIS (Centre d’Analyse et d’Interventions Sociologiques relevant de L’EHESS, site ici), a consacré à l’émergence des luttes indiennes sur le continent latino-américain depuis les années 1960 : La Grande révolte indienne. Tout au long de cet ouvrage passionnant (publié par Robert Laffont), Yvon Le Bot interroge l’expansion du mouvement indien et ses caractéristiques, effectuant un tour d’horizon très documenté des différentes communautés et régions concernées. Des luttes des zapatistes au Chiapas à celles du président bolivien Evo Morales, en passant par les Indiens du Cauca en Colombie, les Mapuches chiliens ou les Shuars équatoriens, il livre un véritable état des lieux de la cause indienne en Amérique latine, n’oubliant ni le combat des femmes indigènes, ni celui des migrants projetés hors de leur monde (notamment en Californie).

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Depuis le début des années1970, le sociologue français n’a cessé d’interroger la question ethnique en Amérique latine, multipliant les longs séjours sur place (Bolivie, Guatemala, Colombie, Mexique, Californie…) et les articles sur la question dans divers médias : Le Monde, Libération, France Culture. Après un premier livre consacré au Guatemala et fruit d’un travail de thèse effectué sous la direction d’Alain Touraine, La Guerre en terre maya : communautés, violences et modernité au Guatemala (1992), il a étendu ses domaines de recherche à d’autres communautés et d’autres luttes, publiant notamment un livre d’entretiens avec le Sous-commandant Marcos, Le rêve zapatiste (1997). Au final, La Grande révolte indienne résonne comme un passionnant travail de synthèse pour recoller les différentes pièces d’un puzzle que son auteur connaît sur le bout des doigts.

Après l’entretien fleuve que nous avait accordé Marc Saint-Upéry (Ici et ici), il nous semblait intéressant de donner la parole à un sociologue et chercheur privilégiant une approche basée sur les communautés plutôt que sur les pouvoirs en place1, de montrer la richesse de combats locaux, aussi bien culturels que sociaux. Yvon Le Bot nous a gentiment accordé un long et très instructif entretien dans son bureau à l’EHESS, qu’il en soit ici chaleureusement remercié.


Vous avez consacré l’essentiel de vos recherches et ouvrages aux luttes indiennes en Amérique Latine. Quel a été le déclencheur ?

J’ai découvert l’Amérique Latine et les luttes indiennes juste après mai 68, en Colombie, alors que j’y enseignais la philosophie. J’avais déjà fait de la sociologie mais c’est surtout là que je m’y suis vraiment converti, au contact de la société colombienne. Plus spécifiquement, la question indienne s’est imposée à moi au début des années 1970, un peu par hasard, lorsque j’ai été amené à assister à l’une des premières réunions du mouvement indien colombien. Cela se passait dans les montagnes du Cauca qui est un département du Sud à forte population indienne. Ça a vraiment été une rencontre fondamentale. Avant cela, je travaillais sur d’autres thèmes, beaucoup plus « classiques », avec une grille de lecture conventionnelle. Je n’avais pas une sensibilité particulière à ces questions de l’identité. D’ailleurs, elles n’étaient pas du tout au centre de la réflexion dans les sciences sociales de l’époque. Dans les années 1970, il y avait une grande réserve des milieux intellectuels et politiques concernant les questions identitaires. Moi même, j’étais alors plutôt dans une réflexion élaborée en termes de classes sociales.

Ça a été une rencontre fortuite mais très intense. Il y avait là une étincelle dont j’ai retrouvé les flammes dans le reste de l’Amérique Latine, là où j’ai été amené à travailler par la suite. En Colombie, au Guatemala, en Bolivie, au Mexique, des pays où j’ai fait de très longs séjours. Et puis j’ai eu de la chance : c’est dans les années 1970-1980 que la question indienne est devenue centrale, même dans des pays comme la Colombie où les populations indiennes sont très minoritaires (ce qui n’est pas le cas du Guatemala ou de la Bolivie où elles sont extrêmement importantes sinon majoritaires). En Colombie, cette population était auparavant considérée comme marginale et comme mineure, les Indiens ne représentant pas plus de 2 ou 3 % de la population. Et pourtant, cette question est devenue une question centrale, en matière sociale, culturelle, et (plus tard) politique.

« C’est dans les années 1970-1980 que la question indienne est devenue centrale, même dans des pays comme la Colombie où les populations indiennes sont très minoritaires. »

Donc, les premières manifestations de ces mouvements datent de l’époque où vous avez commencé à vous intéresser à la situation.

Elles étaient plus ou moins contemporaines, oui. Cela varie selon les pays. La naissance de la fédération Shuar en Amazonie Équatoriale, en 1964, est généralement considérée comme la date d’éclosion des mouvements indiens modernes. Ce dont j’ai eu l’expérience en Colombie, au Guatemala ou en Bolivie a suivi de près cet événement, c’est vrai. A partir de là, on assiste un peu partout à une explosion de ce phénomène.

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Ces mouvements fonctionnaient de manière autonome ?

La plupart du temps, ils sont nés dans la lutte sociale puis ils se sont étendus à d’autres domaines. Mais il y a évidemment des variations importantes. Par exemple, le mouvement dont je parlais plus haut, le Comité Régional Indigène du Cauca, en Colombie, a émergé au sein de l’Association Nationale des Usuarios Campesinos (ANUC), la grande organisation du mouvement paysan au niveau national. Ils étaient donc à la fois des Indiens et des paysans à l’intérieur de cette organisation. Peu à peu, ils ont affirmé leur spécificité, leur autonomie. Ils se sont donné un programme qui mêlait revendications de terre et de territoire. Par ce dernier terme, ‘territoire’, ils sortaient des revendications uniquement agraires. De même, ils ont peu à peu introduit des revendications de type culturel, par rapport à la langue ou à l’identité. Puis il y a eu la revendication de formes propres de gouvernement local.

La même chose s’est passée en Bolivie. C’est aussi à l’intérieur du mouvement syndical paysan que se sont formées les premières affirmations d’identité indienne. A cet égard, l’exemple du mouvement Tupac Katari est très frappant. Le katarisme avait différentes composantes, certaines plus politiques, d’autres plus sociales. Dans l’essentiel, c’était quand même un mouvement syndical. Les Indiens se sont déployés à l’intérieur de la centrale ouvrière bolivienne, s’insérant dans un mouvement social. Peu à peu, ils ont affirmé le poids des paysans indiens dans la centrale ouvrière bolivienne qui regroupait tous les secteurs sociaux de l’époque. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’est née une guérilla indienne, qui a fait long feu d’ailleurs, avec Felipe Quispe et Alvaro Garcia Linera3. C’était une guérilla mort-née, qui ne s’est pas développée.

Dès le début, les mouvements indiens restaient à l’écart des guérillas et des mouvements d’extrême gauche de l’époque ?

En général, ces mouvements ont émergé au sein des luttes sociales tout en restant à bonne distance des guérillas. Je dirais même qu’ils se sont développés en parallèle du déclin des guérillas. C’est une fois les guérillas écrasées que les mouvements indiens se sont développés. Il y a un cas qui ne correspond pas à ce schéma, c’est celui du Guatemala. Il y existait un mouvement de modernisation et d’affirmation indienne lié à des revendications sociales et culturelles et il a été emporté dans la confrontation armée. Mais le cas du Guatemala est particulier, c’est le seul cas où l’on peut parler de « génocide », un mot que j’utilise avec énormément de prudence. La répression s’est abattue sur la guérilla et sur la population civile, en particulier sur le mouvement indien naissant. C’est au moment où cette répression s’est exercée que des Indiens ont rejoint la guérilla. En quelque sorte, ils demandaient protection à la guérilla, cherchaient à se protéger de la monstrueuse répression. Le mouvement a été ensuite emporté par l’écrasement total de l’opposition et par l’horreur de ce conflit qui a fait 200 000 morts, essentiellement des Indiens, des civils, des gens qui étaient mobilisés dans ce mouvement d’émancipation des communautés. C’est eux qui ont le plus écopé. Et le mouvement indien au Guatemala ne s’est toujours pas remis de cet écrasement.

« C’est une fois les guérillas écrasées que les mouvements indiens se sont développés. »

Un autre cas très intéressant est celui des Indiens du Cauca. Ils ont été en butte à toutes sortes d’acteurs armés : l’armée, les paramilitaires, les hommes de main des propriétaires, les narcotrafiquants et les guérilleros, essentiellement les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC). Les FARC ont été extrêmement répressifs envers les communautés indiennes. Et pourtant, c’est assez extraordinaire, le mouvement indien a réussi à survivre dans ces conditions. A un moment donné, certains secteurs ont été tentés de s’allier avec l’une des guérillas, le M 19, qui était présente dans le Cauca et était en concurrence avec les FARC : certains ont cherché le soutien du M 19 et ont même formé une guérilla d’autodéfense indienne, le Quintin Lame. Très vite, elle s’est désarmée d’elle-même, elle est redevenue un mouvement civil, c’est plutôt rare.

Ce qui fait penser aux zapatistes.

Bien sûr, on pense tout de suite au Chiapas. Ceci dit, le mouvement zapatiste se développe de manière décalée par rapport à la Colombie, à l’Équateur, à la Bolivie ou au Guatemala. Il vient plus tard. Mais on en voit les prémices assez tôt. Il y avait au Mexique le système du PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel) qui était un système pyramidal englobant la paysannerie. Les communautés indiennes étaient enchâssées dans l’ensemble, à la base. Mais cette pyramide a commencé à se fissurer après 68 et la sanglante répression du mouvement étudiant4. Dans ces fractures des années 1970, voire à leur origine, il y avait des organisations paysannes indiennes indépendantes qui tentaient de s’émanciper du PRI, du parti-État. Et il y a eu en particulier un événement fondateur : l’organisation en 1974 du congrès indigène au Chiapas, sous la tutelle de Monseigneur Ruiz, l’évêque de San Cristobal de Las Casas. Ce congrès indien restait encore très modéré dans ses revendications, mais ça a été l’amorce d’une dynamique qui a abouti, entre autres choses, à la formation de l’EZLN5. Beaucoup de gens qui ont par la suite composé l’EZLN étaient présents à ce congrès indigène du Chiapas en 1974.

Quelle est la date de naissance de l’armée zapatiste, l’EZLN ?

L’EZLN est née en 1983, mais elle a passé une dizaine d’années dans la clandestinité : de novembre 1983 au premier janvier 1994. Peu à peu les zapatistes sont entrés en symbiose avec les communautés de certaines régions du Chiapas. C’est l’insurrection du 1er janvier qui les a rendu visibles. Ils se sont alors projetés dans l’espace public, sous une forme armée. Il faut rappeler qu’à leur début, ils avaient les attributs d’une guérilla, avec encore beaucoup de références guévaristes.

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Ce qui explique votre prise de position initiale, négative, quand vous signez un texte dans Libération juste après l’insurrection du 1er janvier. Vous craigniez que ne se reproduise ce qui s’était passé au Guatemala ?

Je croyais que plus personne ne se souvenait de cet article (rires). Mais, effectivement, je me montrais sceptique. J’avais passé beaucoup de temps au Guatemala et j’avais notamment écrit un livre qui s’appelle La Guerre en terre maya6 où j’étudiais la guerre telle qu’elle s’était déroulée de l’autre côté de la frontière mexicaine. Et il y a beaucoup d’éléments de ce conflit que je retrouvais dans le contexte du Chiapas : déjà il y avait le fait que le Chiapas était également constitué de communautés mayas. Et puis il y avait ce mouvement de modernisation et d’émancipation des communautés avec une présence forte de l’église progressiste et d’une théologie de la libération. De nombreuses similitudes. Au Guatemala, ça a conduit à l’écrasement et aux massacres. Je craignais qu’il se passe la même chose.

Ce qui est intéressant, c’est que cet article a été traduit au Mexique et que les zapatistes m’ont invité à venir en parler avec eux. C’était déjà la preuve d’une position qui n’était pas usuelle dans la gauche dogmatique, surtout à l’époque. Rien à voir avec la gauche dogmatique autoritaire, assez militariste, alors très présente en Amérique Latine. J’ai même une photo de Marcos portant mon livre sur le Guatemala. Il l’avait lu et c’est pour cela que les zapatistes m’avaient invité : pour parler de ce que je pointais comme une menace possible.

Au final, ce qui s’est passé a différé énormément du Guatemala. Heureusement. Rapidement, j’ai découvert que ça prenait un autre chemin, et j’ai changé d’avis. Rendez vous compte : les combats n’ont duré que 12 jours. Depuis, et jusqu’à ce jour, les zapatistes ne sont jamais retombés dans la tentation des armes. Tout le monde disait que ça ne saurait tarder et ça n’est jamais arrivé en 15 ans. Je trouve ça admirable : c’est une guérilla qui a troqué les armes contre la parole, qui a essayé de se transformer en mouvement social, en mouvement civil.

Vous désignez d’ailleurs le mouvement zapatiste comme une forme d’« anti-guérilla ».

Oui, car s’ils gardent les armes, elles deviennent en réalité quelque chose de symbolique. Et puis, toutes les guérillas latino-américaines telles qu’elles s’étaient développées dans le cadre des mouvements de libération nationale avaient comme but principal la prise du pouvoir par les armes – sur le modèle guévariste – afin d’imposer la révolution. Ce n’était pas le cas des zapatistes.

Est-ce que ces mouvements de libération n’essayaient pas simplement de résister à un pouvoir autoritaire ou dictatorial ?

Non, il y avait toujours aussi le projet de prendre le pouvoir, un projet politico-militaire. En tout cas, dans les guérillas guévaristes. Bien sûr, si on prend par exemple le cas du Quintin Lame dont je parlais plus haut, c’était un mouvement de résistance, de défense, qui n’avait aucune envie de prendre le pouvoir d’Etat. Mais dans le cas des guérillas guévaristes, telles qu’elles furent théorisées par Régis Debray ou par le Che, il y avait l’idée que les mouvements sociaux ne pouvaient pas se déployer dans une société dépendante. Dans ces conditions, il fallait qu’une avant-garde armée et éclairée prenne le pouvoir pour faire la révolution, dans la droite ligne du modèle cubain. Les zapatistes, tout en rendant hommage à Guevara, lui tournent le dos. Ils n’ont de cesse de répéter qu’il ne s’agit pas de prendre le pouvoir d’Etat, qu’il s’agit de changer la société depuis le bas.

« Les zapatistes, tout en rendant hommage à Guevara, lui tournent le dos. »

Et c’est un discours que tient Marcos dès 1994 ?

En tout cas, c’est un discours qui s’impose très vite après le premier janvier 1994. J’ai réalisé un livre à partir d’entretiens avec les zapatistes en 1996 (Le Rêve zapatiste, Le Seuil), et c’est un élément qui ressort très clairement quand on le lit. Leur spécificité est déjà très élaborée. Ce que j’ai dès le début trouvé extraordinaire, c’est qu’ils avaient une grande capacité de réflexion, de remise en cause. Ils revenaient sur leurs propres pratiques, les interrogeaient constamment. Ce livre est d’une certaine façon un dialogue où mes questions accouchent d’une réflexion qui est déjà présente.

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Est-ce que cette évolution n’a pas tenu en grande partie à la personnalité du Sous commandant Marcos ?

Bien sûr, sa personnalité a joué un rôle et continue à le faire, même s’il cherche à éviter toute personnalisation du pouvoir. Rien qu’en se faisant appeler « Sous commandant », il se pose de lui-même en subalterne. Marcos considère que ce n’est pas lui qui est essentiel, mais les communautés. Les zapatistes cherchent à mettre en place une démocratie à la base, cela transparaît dans leurs expériences au niveau local où ils tentent de favoriser des communautés autonomes pour instaurer une démocratie où tout le monde participe. Marcos se présente lui-même comme l’autorité à qui on délègue temporairement la tâche militaire et celle de porte parole.

« Rien qu’en se faisant appeler « Sous commandant », il se pose de lui-même en subalterne. Marcos considère que ce n’est pas lui qui est essentiel, mais les communautés. »

Mais c’est vrai qu’il est plus que cela. Nous abordons cette question à la fin des entretiens du Rêve zapatiste : dans quelle mesure n’est-il pas celui qui crée, qui fait avancer les choses ? Ce qui est sûr, c’est qu’il a été pendant longtemps un remarquable metteur en scène. Jusque la marche sur Mexico en 2001, le zapatisme a été l’équivalent d’un théâtre de masse, un théâtre qui se meut sur la scène publique mexicaine, et même au-delà, à l’international. Tout ceci avec une grande créativité, une dimension poétique et une grande capacité de mise en scène. Les zapatistes cherchent à réinventer la culture politique, et pas seulement à changer de politique politicienne. Pour cela, il fallait subvertir la langue de bois existante et avancer une parole novatrice.

Qu’est ce qui a fait l’originalité de cette nouvelle parole politique ?

Marcos présente cette parole comme la conséquence et l’expression de la rencontre avec les Indiens. Elle n’aurait pas pu naître de lui seul, ni des autres membres fondateurs de l’EZLN. D’ailleurs, lui même affirme être né en 1984, quand il a rejoint le premier noyau zapatiste.

Il pourrait aussi bien dire qu’il est né au moment où ce groupe avant-gardiste de révolutionnaires cherchant à imposer aux Indiens des catégories venues de l’extérieur s’est heurté à l’incompréhension ou au refus indien d’intégrer ces catégories et où ce sont donc eux qui ont changé. Ceci est fondamental : ils voulaient changer les Indiens et ce sont eux qui ont changé. Ce n’est pas seulement une figure de style. Il y a eu un choc, une incompréhension initiale, et puis ils se sont adaptés à la culture indienne.

« Ils voulaient changer les Indiens et c’est eux qui ont changé. Ce n’est pas seulement une figure de style. »

C’est pour ça que je ne trouve pas du tout satisfaisantes les explications avancées par certains commentateurs qui parlent de manipulation. Il y a eu plusieurs livres disant que Marcos était un manipulateur de génie, en particulier celui de Bertrand de la Grange7 et Maité Rico : Sous Commandant Marcos, la géniale imposture. La thèse serait qu’il avance masqué en s’appropriant les thèmes de l’identité indienne et des communautés pour mieux faire passer des discours relevant de la gauche radicale traditionnelle. Cela ne tient pas du tout la route et ce livre a été fort heureusement oublié.

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La révolte zapatiste aurait-elle pu exister sous cette forme sans lui ?

La question peut légitimement se poser. Marcos a une grande capacité à exprimer les choses. Il a d’ailleurs voulu être écrivain et il l’a été à sa manière, politique. À côté de ça, il s’est essayé à des créations uniquement littéraires, mais je ne les trouve pas convaincantes8. Il est meilleur dans la mise en scène ou la mise en parole d’une création ancrée dans l’action collective.

Est-ce que cette forme d’expression n’aurait pas atteint ses limites à partir de la marche de 2001 ?

La question se pose en effet : que devient le zapatisme après 2001 ? Je pense que l’époque la plus éblouissante, la plus active, a été celle qui va de 1994 à 2001, avec des hauts et des bas. Après, il y a eu un déclin.

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En 2001, le zapatisme réussit cette mobilisation extraordinaire qu’a été la Marche sur Mexico qui se finit en apothéose dans les derniers jours de mars. Les zapatistes parviennent même à faire écouter leurs voix par le Congrès, par toute la nation et même au delà, car la marche a un énorme écho international. Mais c’est aussi à ce moment-là que le système politique mexicain met un coup d’arrêt très fort au zapatisme. L’ensemble du système politique, gauche et droite confondues, répond par une fin de non-recevoir aux demandes de reconnaissance de l’identité indienne au Mexique. C’est au moment où ils croient avoir obtenu une loi répondant aux demandes exprimées dans les accords de San Andrés (1996) qu’ils sont rejetés vers le local et perdent leur dimension nationale. Depuis, ils essayent de la recouvrer, sans beaucoup de succès.

2001, c’est aussi l’année des attentats du 11 septembre, qui portent un coup sévère au mouvement. Il faut comprendre que le zapatisme s’inscrivait tout à fait dans l’après chute du mur de Berlin : il correspondait à la recherche d’un fonctionnement alternatif. Cela restera d’ailleurs comme l’un des moments les plus créatifs dans cette quête d’une nouvelle culture politique après la chute du communisme. Mais l’élan est brisé avec la chute des tours, parce que le 11 septembre signe le retour du politico-militaire au niveau mondial. Avec la chute du mur, certains avaient cru que la société civile allait pouvoir enfin s’épanouir, que le verticalisme politique avait vécu, mais le 11 septembre met un coup d’arrêt à cet espoir.
La dimension internationale était fondamentale pour le zapatisme, depuis 1994. Ce n’était pas qu’un mouvement mexicain. En 1996, par exemple, la rencontre intercontinentale parvint à réunir des sympathisants en provenance d’une trentaine de pays. Cette volonté de message universel créait un écho, une richesse, alors même que le mouvement était très ancré dans le local. Ce souffle-là est retombé après 2001 quand on est rentré dans une logique de guerre et de lutte contre le terrorisme. Le monde s’est polarisé de nouveau. Très vite, les mouvements qui sympathisaient avec le zapatisme ont été mobilisés dans la lutte anti-guerre. En Italie, par exemple, où le zapatisme était florissant, les personnes engagées dans les luttes sociales se sont focalisées sur l’Irak. La conjoncture internationale a poussé le Chiapas à l’isolement.

« La conjoncture internationale a poussé le Chiapas à l’isolement. »

On a par contre l’impression d’une conjoncture continentale favorable à de nouvelles expériences politiques, notamment avec les victoires de Morales en Bolivie, de Correa en Equateur, de Lula au Brésil... Marc Saint-Upéry parle ainsi de « laboratoire des gauches » pour désigner l’Amérique Latine, et il semble difficile d’y voir une conjoncture défavorable au zapatisme.

Ces expériences sont d’une autre nature que le zapatisme, même si ce n’est évidemment pas sans liens. Dans le zapatisme, il y a une tentative de redéfinir le politique depuis le bas. Ce n’est pas toujours le cas de ces nouvelles gauches latino-américaines. Par exemple, il n’y a pas plus vertical que le chavisme. Dans le cas d’Evo Morales, la différence a été soulignée par Marcos lui-même en 2005. Il y a un texte où il se montre très critique à l’égard de Morales : il y affirme que prendre le pouvoir en pensant changer la politique par le sommet est une illusion que d’autres ont eu avant lui, toujours en vain.

Est-ce que Marcos et les zapatistes ont déjà eu une tentation électoraliste ou politicienne ?

En 1995, il y a eu des tentatives de rapprochement avec le PRD et son leader Cárdenas. Elles ont fait un flop. Depuis, les zapatistes clament que rentrer dans le système politique mexicain signerait leur perte. Je me souviens de cette phrase de Marcos un jour où nous devisions dans la boue : « Si je fais encore un pas en direction du système politique mexicain, ce n’est pas jusqu’aux chevilles que nous serons dans la boue, mais jusqu’au cou…  »

« Si je fais encore un pas en direction du système politique mexicain, ce n’est pas jusqu’aux chevilles que nous serons dans la boue, mais jusqu’au cou…  »

De ce point de vue, la suite lui a donné raison. Le système politique mexicain vit dans une corruption et une décomposition extrêmes. Cette décision de ne pas participer au jeu politique a été un point de friction avec beaucoup de sympathisants au moment des élections de 2006 : les attaques répétées contre le candidat de gauche (PRD), López Obrador, ont contrarié beaucoup de monde. Même si au final, López Obrador n’a pas perdu à cause du zapatisme mais à la suite d’une fraude bien organisée, en amont.

Vous semblez assez sceptique concernant les régimes de gauche au pouvoir en Amérique Latine.

Personnellement, je ne suis pas vraiment intéressé par les querelles autour des différences au sein de ces gauches au pouvoir. Il se passe quelque chose de très intéressant dans ces pays, mais pas au niveau purement politique. Ce n’est pas la prise du pouvoir d’État qui fait sens, de mon point de vue. Par exemple, ce qui est intéressant avec Morales, c’est qu’il vient du mouvement social. C’est aussi le cas de Lula au Brésil. C’est très important et une avancée historique : en Amérique latine, il y a désormais des hommes au pouvoir qui viennent des milieux populaires et des mouvements sociaux (ce n’est pas le cas de Chávez) plutôt que de l’oligarchie.

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A l’intérieur de cette nébuleuse de mouvements sociaux dont ils sont issus, certains ont des rapports avec les mouvements indiens, notamment en Équateur et en Bolivie. Ici, le cas Morales est très important. C’est la première fois qu’au sommet de l’État apparaît une figure portée par le mouvement social et qui est indienne. Certes, ce n’est pas le premier président indien d’Amérique latine, il y a déjà eu Juàrez au Mexique au XIXe siècle. Mais Juàrez a mené une politique anti-indienne. Morales est issu du mouvement indien moderne. Pour être plus précis, il est issu du mouvement syndical et d’une combinaison de mouvements sociaux. C’est d’ailleurs ainsi que se définit son parti, le MAS (Mouvement Vers le Socialisme), comme un instrument politique des mouvements sociaux.
Ce qui est intéressant dans son cas, c’est la manière qu’il a de combiner les luttes sociales avec l’affirmation culturelle, à savoir la reconnaissance des droits indiens et la lutte contre le racisme. La Bolivie est un pays où le racisme est très prégnant, notamment dans la Media Luna11. Il y a donc un renversement du stigmate via une affirmation indienne. C’est vrai que cela passe plus par des voies classiques que l’on peut qualifier de néo-populistes à condition de ne pas employer ce terme de manière trop péjorative.

Au final, du zapatisme aux Indiens du Cauca, des Équatoriens aux Boliviens, ce sont des variantes d’un mouvement qui n’a pas une organisation transnationale et s’exprime de manières diverses selon les contextes nationaux, et souvent selon les contextes locaux ou régionaux. Par exemple, le mouvement indien équatorien est assez différent selon que vous le considérez du point de vue andin ou du point de vue amazonien. Il n’empêche qu’il y a également une certaine articulation de toutes ces luttes.

Dans votre ouvrage, vous affirmez qu’il n’y a pas vraiment d’unité entre ces mouvements, de « panindianisme ». Vous pensez que cela fait défaut ?

Il n’y a pas d’organisation continentale, c’est vrai. Ils ne s’inscrivent pas dans un schéma vertical. Ce n’est pas une Internationale. Cela fonctionne plutôt par correspondances, échos, sur un mode horizontal, en réseau, post-moderne disent certains. Evidemment, c’est plus réfléchi chez les zapatistes que chez les Boliviens.

Il n’y a pas de partis politiques indiens ?

Il y a eu des tentatives, mais ça n’a généralement pas marché. En Bolivie, il y a le parti de Felipe Quispe qui estime qu’il faut reconstituer le Tawantinsuyu, c’est-à-dire l’Empire Inca. Il pense en terme militaro-politiques et a un discours très fondamentaliste.

C’est le seul mouvement indien qui se tournerait vers une forme de fondamentalisme ?

Oui et c’est très important de le souligner. Dans d’autres régions du monde, les mouvements identitaires des dernières décennies se sont souvent exprimés dans des logiques violentes, de repli communautaire. Religieux ou pas, ils sont généralement assez peu démocratiques. Qu’il s’agisse des fondamentalistes évangélistes américains ou des islamistes radicaux, on ne peut pas dire qu’ils aient brillé par leur capacité à articuler identité et démocratie.
On peut reprocher beaucoup de choses aux mouvements indiens, mais ils ne versent pas dans le communautarisme, bien au contraire : ils ont une capacité à élargir le champ de la démocratie, à donner à la politique une dimension culturelle. Cela a été très bien exprimé par les zapatistes qui ont souvent le sens de la formule. À la rencontre intercontinentale de 1996, la porte-parole a accueilli les délégations étrangères par cette phrase : « Nous sommes égaux parce que différents ». L’égalité étant un principe de la démocratie et la différence étant souvent vue comme un principe pouvant faire obstacle à l’égalité, ce parce que est fondamental : il consacre l’alliance de la démocratie et de l’affirmation identitaire.

Les participations de mouvements indiens à certains gouvernements, en Équateur par exemple, ont-ils été utiles ?

Dans le domaine politique, il faut bien dire que certains se sont cassés le nez. Ça a été le cas en Équateur, pays qui avait un grand et puissant mouvement indien. Certes, la nouvelle Constitution mise en place par Correa en 2008 n’est pas une mauvaise chose pour les Indiens. Mais ils ont auparavant tenté des expériences politiques qui ont viré au fiasco, en particulier avec le coup d’État de l’an 2000 : à cette occasion, des secteurs du mouvement se sont alliés à des militaires dans une aventure douteuse et sans lendemains12. Ensuite, il y a eu la participation d’autres secteurs indiens dans le gouvernement Gutiérrez. Comme Chávez, Lucio Gutiérrez avait d’abord tenté un coup d’État, puis il s’est présenté aux élections en 2003, avec l’appui du mouvement indien. Une fois élu, il a effectué un virage libéral. Des ministres indiens ont siégé au gouvernement pendant 6 mois. Ils se sont brûlés les ailes. A tel point que quand Correa a été élu en 2006, le candidat indien a fait un score dérisoire, 2%, au regard du rôle social du mouvement dans les dernières décennies. Aujourd’hui, il a du mal à s’en relever, même s’il fait encore entendre sa voix, notamment sur les questions d’environnement, d’exploitation du pétrole et de l’eau. Il y a eu des affrontements récemment à ce sujet.

Ces heurts dont vous parlez semblent comparables à ce qui s’est passé au Pérou avec la révolte des Indiens amazoniens13. La question écologique occuperait une place de plus en plus importante dans les revendications indiennes ?

Oui, c’est un thème qui monte en puissance. Depuis le début de cet entretien, on a parlé de la question sociale, de la question culturelle, de la question politique, mais pas d’écologie. Et pourtant, c’est une question qui est passée au premier plan depuis quelques années. Rien que dans les derniers mois, il y a eu des conflits sur l’exploitation des ressources du sol ou du sous-sol dans trois pays différents : à Bagua en Amazonie péruvienne ; en Amazonie équatorienne ; et ces dernières semaines au Venezuela où les communautés indiennes de la Sierra de Pejira affrontent les éleveurs et les autorités.

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Il y a une convergence croissante entre certaines luttes indiennes et les luttes écologiques. Mais pas une totale coïncidence. Certes, l’évocation de la Pachamama, l’évocation d’un rapport particulier à la terre, ne suffisent pas à créer une dynamique écologique. Par contre, il y a des luttes concrètes de plus en plus convergentes, du sud du Chili jusqu’en Amazonie brésilienne et en Amérique du Nord. On se rend compte que les Indiens sont des alliés de premier plan pour les luttes écologiques, face à des ennemis communs qui sont des prédateurs dévastant l’écosystème : les multinationales, les entreprises d’État, les grands élevages, les plantations de palmes africaines, les orpailleurs...

« On se rend compte que les Indiens sont des alliés de premier plan pour les luttes écologiques face à des ennemis communs qui sont des prédateurs dévastant l’écosystème. »

Ces conflits récents donnent toujours l’impression d’un côté David contre Goliath, très disproportionné…

Ce n’est pas toujours vrai. Dans ces combats-là, les Indiens ont des alliés sur la scène internationale : des ONG, des réseaux, l’opinion. Ils ne sont pas totalement isolés. Chez nous, la question écologique a pris de l’importance, c’est un fait. La préservation de la forêt amazonienne, par exemple, attire plus facilement l’attention. Ce n’est plus considéré comme une question exotique mais plutôt comme une condition de notre propre avenir. Le modèle productiviste d’exploitation effrénée des richesses naturelles n’est plus admis sans broncher. C’est aussi pour cela que les Indiens deviennent parfois les figures idéalisées d’un autre modèle. Prenez quelqu’un comme Jean Marie Gustave Le Clézio, il intervient souvent dans ce débat15 en conjuguant écologie et défense des Indiens. Il y a dans ses livres (dans Haï, par exemple, qui se fonde sur son expérience chez les Indiens embera à la frontière du Panama et de la Colombie) l’idée de l’Indien qui sait qu’il fait partie de la nature et qui par conséquent cherche à préserver un équilibre. Lévi-Strauss partageait aussi cette vision, affirmant que cette séparation que nous opérons entre nature et culture, cette idée sur laquelle nous avons construit la modernité et qui est de penser que l’homme est le maître d’une nature à exploiter sans limites, est néfaste. Ce n’est pas du tout du rousseauisme béat, c’est peut-être le réalisme de demain.

Vous donnez une grande place à l’idée d’articulation entre ces différentes luttes, comme si c’était dans la diversité et l’hétérogénéité que ces mouvements gagnaient en puissance.

Il y a une tentative d’articuler plusieurs choses, c’est certain. Différents plans se télescopent : le social, le culturel, le politique ; mais aussi l’écologie, le féminisme, les questions de genre… Il n’y a de mouvement social possible que dans ces articulations. Si vous désarticulez tout cela, je pense qu’il est impossible de créer de l’action collective.

Ce qui me donne de l’espoir, c’est qu’il y a une vitalité de ces mouvements, de même qu’il y a un dynamisme des gauches latino-américaines en ce moment. L’avenir reste incertain, de nombreuses questions se posent. Un des grands défis est celui de la capacité à irradier en dehors des communautés indiennes, comme l’ont fait le zapatisme ou Morales. De même, il semble essentiel de parvenir à articuler d’autres luttes à celles d’aujourd’hui.

Vous semblez vous situer à l’exact opposé des thèses de Walter Benn Michaels, qui dans un livre récent, La Diversité contre l’égalité16, affirme que les revendications des minorités amènent à délaisser les véritables combats sociaux.

Oui, je connais ce livre. Morales est un excellent démenti à cette thèse car il n’oublie pas les revendications sociales. Les zapatistes non plus. Les mouvements indiens combinent étroitement droits sociaux et droits culturels. Quand ils ne le font pas, ils sont incapables de mobiliser.

« Les mouvements indiens combinent étroitement droits sociaux et droits culturels. Quand ils ne le font pas, ils sont incapables de mobiliser. »

En Amérique Latine, les mouvements classiques qui laissaient de côté le culturel, c’est à dire les mouvements syndicaux ouvriers, paysans etc., ont reflué. Les discours indianistes déconnectés de la réalité sociale (Felipe Quispe, certains Mayanistes guatémaltèques) n’ont guère prospéré. Se sont en revanche développés les mouvements qui ont réussi à allier le culturel, le social et éventuellement le politique. C’est ce qu’illustre La Grande révolte indienne. Aujourd’hui, le principal mouvement social en Amérique Latine est le mouvement indien.

Ce que dit Michaels est peut-être vrai au niveau des élites, des dirigeants, des politiques publiques, qui parfois utilisent le culturel pour cacher le déficit de social. Mais ce n’est pas vrai pour les mouvements, pour la base, pour les acteurs du mouvement. Il se réfère au multiculturalisme aux États-Unis, au Canada, mais même s’agissant du Mouvement pour les droits civiques, des luttes des Noirs, je pense qu’il a tort. La revendication d’égalité y est inséparable de l’affirmation de la différence. La position de Michaels conforte celle des « jacobins » français qui prônent une égalité rejetant la différence dans la sphère privée.

N’y a-t-il pas une part de fantasme dans la manière dont on observe ces mouvements indiens ?

Cette idée selon laquelle on les idéaliserait revient souvent. Mais ce sont des mouvements bien réels et, le plus souvent, pragmatiques. Ce ne sont pas des inventions d’intellectuels ou de fonctionnaires internationaux. Ils naissent dans les conflits à la base, à l’intérieur des communautés, même s’ils ont bien sûr des expressions et de alliés sur la scène nationale ou internationale. On parlait de Bagua, du Venezuela, de l’Amazonie Équatorienne, du Cauca : ce ne sont pas des luttes qui viennent d’en haut, qui seraient parachutées ou manipulées. Bien au contraire, c’est à la base que se situent les vrais problèmes, des enjeux très concrets.

« On parlait de Bagua, du Venezuela, de l’Amazonie Équatorienne, du Cauca : ce ne sont pas des luttes qui viennent d’en haut, qui seraient parachutées ou manipulées. »

On retrouve dans votre discours une approche plus tournée vers la base que vers les lieux de pouvoir.

Évidemment, car je suis sociologue. C’est sans doute aussi pour ça que les zapatistes ont ma sympathie, même si ça ne m’empêche pas de pointer leurs limites et leurs échecs. Il y a chez eux cette volonté de combiner égalité et différence qui m’apparaît primordiale, contrairement à ce que dit Michaels pour qui les droits culturels ont tué les droits sociaux.

Vous avez parlé de « réenchantement du monde » à propos du zapatisme.

Oui, de manière un peu ludique. Par cette formule inspirée de Max Weber, je voulais insister sur l’idée que les zapatistes inventaient une nouvelle culture politique, à rebours de la bureaucratisation et des désillusions idéologiques. En ne séparant par le combat social de l’invention poétique, je trouvais qu’ils œuvraient pour un monde moins gris. Je le pense toujours.



1 Je ne fais aucune hiérarchie entre les deux, bien évidemment. Je pense plutôt que ces approches se complètent, s’enrichissent mutuellement. (Toutes les notes de bas de page sont de la rédaction.)

2 Manifestation d’Indiens shuar, Équateur, octobre 2009.

3 L’actuel Vice-président de Bolivie.

4 Dont Article11 parlait ici à travers un ouvrage de Paco Ignacio Taibo II.

5 Ejército Zapatista de Liberación Nacional : Armée zapatiste de libération nationale.

6 Editions Khartala, 1992.

7 NdR : De la Grange était journaliste au Monde et se traîne une réputation de subjectivité réac assez marquée, notamment en ce qui a concerne sa couverture du Nicaragua, du Salvador et du Chiapas, cf cet article de Volcans.

8 Pour se faire une idée, voir par exemple l’ouvrage écrit à quatre mains avec Paco Ignacio Taibo II et publié par Rivages : Des Morts qui dérangent.

9 Marcos à Mexico, mars 2001.

10 Chávez, Correa et Morales, respectivement présidents du Venezuela, de l’Équateur et de la Bolivie.

11 NdR : Régions les plus conservatrices, en dehors de l’Altiplano, notamment les départements de Santa Cruz, Tarija, Pando, Beni...

12 Cf. cet article de Maurice Lemoine dans le Monde Diplo qui récapitule l’étrange tentative : .

13 Dont Article11 parlait ici.

14 Manifestation d’Indiens à Yurimaguas, Amazonie péruvienne, été 2009.

15 Récemment, par exemple, il est intervenu sur la question des Indiens du Canada menacés par des barrages hydro-électriques, comme le sont les Mapuches au Chili.

16 Dont Article11 parlait ici.


COMMENTAIRES

 


  • C’est bien en effet du côté de l’ Amérique Latine et sous une autre forme aux Antilles avec Elie Domota et le LKP, qu’il faut chercher les véritables opposant au modèle dominant, bien que je ne crois plus du tout en Lula qui semble avoir perdu une grande partie de ces idéaux révolutionnaires au profit d’un pragmatisme qui fleure bon la compromission avec le capitalisme, dans laquelle se vautre notre « gauche » syndicale et de gouvernement depuis tant d’années.

    • Bon, des idéaux révolutionnaires, mais n’importe qui peut avoir des idéaux révolutionnaires, mais bon, à part le soleil et la lune, je ne connais pas grand monde qui fait sa révolution, jour et nuit.

      Mais bon, moi, en Bolivie, je vois bien que le rêve de la plus part des boliviens, c’est d’avoir un travail qui leur permettent une vie digne. Et ils aiment, aussi, beaucoup consommer. Mais c’est vrai qu’ils ont aussi des cultures sociales et politiques très particulières et intéressantes.

      Moi, je pense que de la Bolivie et du parti d’Evo Morales, qui ne s’appelle pas MAS, Mouvement Al Socialisme, mais IPSP, Instrument Politique pour la Souveraineté des Peuples, je pense qu’il va avoir une grande influence pour la construction de l’Amérique du Sud, peut-être même une grande influence dans le monde entier. Mais je sais très bien qu’on a affaire à un très grand pragmatisme et que les compromissions avec le capitalisme vont être très importante. Pour moi, plus que la gauche du XXIe siècle, on va voir la naissance du capitalisme du XXIe siècle, naître à partir de la Bolivie. Mais moi, en Bolivie, je ne cherche pas à faire la révolution qu’on ne fait pas en Europe, mais je cherche à comprendre les valeurs et les rêves de ces gens. Bon, j’avais déjà fait part de ma vision que je voulais confronter avec d’autres : une grande similitude avec la guerre de sécession. Beaucoup de 48ards voyaient le futur de la gauche dans les USA, le pays de tous les possibles. Là, on dirait que c’est les 68ards qui cherchent le futur de la gauche dans l’Amérique du Sud. Bon, je sens comme une certaine similitude, comme si l’histoire aimait bien les révolutions, enfin, je veux dire, tourner en rond. Bon, nos 48ards avaient, quand même, interdit aux comploteurs jésuites de mettre les pieds en Suisse, mais c’est sûre que questions compromis avec le capitalisme, les révolutionaires suisses ont fait très fort. Bon, j’ai toute confiance en Evo Morales, il arrivera, peut-être, question compromission, à aller encore plus loin que la Suisse. Bon, j’ai toujours pensé qu’en Suisse, on était les meilleurs, j’espère qu’on arrivera encore à être exemplaire, mais bon, si d’autres arrivent à faire mieux, j’ai rien contre. Et là, comme la Bolivie est ma deuxième patrie, ca me fait très plaisir de voir qu’avec el compagnero Evo Morales, les choses vont de mieux en mieux (même en faisant ce jugement avec les valeurs du FMI).

      • @ Wuwei

        Je pense qu’il faut faire attention à ne pas tout mêler, ou alors on n’en sort plus. Tenter de raccorder les luttes indiennes aux lutte syndicale de Domota ou aux mesures gouvernementales de Lula expose à mon avis à des raccourcis un peu erronés mélangeant allégrement des choses qui n’ont rien à voir.
        Après, je te l’accorde, on en revient à ce constat de vitalité des ébauches politiques et sociales alternatives en terre latino-américaine (c’est bien pour ça que je compte ne pas lâcher le sujet de sitôt...).

        @ Tristan

        Je ne vois pas trop ou tu veux en venir. La Bolivie, Suisse du 21e siècle ? Je suis paumé, là...

        • Je me suis fort mal exprimé. Je ne voulais ni raccorder ni même comparer les luttes des indiens avec celles du LKP, mon intention était de souligner la vigueur des combats dans cette partie du monde.

        • Il me semble qu’en 1848, la Suisse est bien le seul pays a avoir réussi sa révolution et que très vite, nous avons eu des tentatives de mise en place d’un véritable anarchisme, surtout dans certaines vallées du Jura. Ces vallées qui sont devenue les maîtres du temps, en volant puis perfectionnant des microtéchnologies pour faire les meilleurs montres du monde. Bon, bien plus tard, les japonnais ont fait la même chose que ce qu’on avait fait, avec les microtéchnogies et aujourd’hui, des combats de robots opposent suisses et japonnais pour savoir qui sont les meilleurs. Il me semble que les 48ards ont pu mettre en place, en Suisse, certains de leurs rèves, mais les USA aussi, ont pu profiter de la venue de nombreux 48ards et que c’était le pays qui a le plus fait fantasmer les gauchistes 48ards. La guerre de sécession, un peu comme en Suisse, en 1848, avait divisé le monde entre les défenseurs de l’empire et ceux qui voulait croire qu’un autre monde était possible. En1848, l’Empire, c’était l’église catholique et ses pions, qui avait déjà bien morflé avec la révolution francaise, mais lors de la guerre de sécession, au USA, l’Empire, c’était le libéralisme anglais. Alors oui, je compare la Bolivie d’aujourd’hui avec la Suisse et les USA du XIXe siècle, à l’identique, je pense que la Bolivie est à la tête de la lutte contre l’Empire du moment. Je pense qu’en Bolivie, il se forme une sorte de synthèse des valeurs des indigènes et des 68ards, qui sont rentrée par l’intermédiaire des ONG. Mais à l’image de la Suisse, qui, après des violants conflits contre l’église catholique, a fini par les intégrer ,même au gouvernement, je parle du parti des démocrates chrétiens (clairement catholique). Oui, je pense que la Bolivie et ses mouvements qu’on place à gauche, cherchent déjà à intégrer une partie de ceux qui s’identifient à l’empire, un peu à l’image d’un Lula. Bon, vu la position centrale de la Bolivie, en Amérique du Sud, sans accès à la mer, je ne peux que la comparer à la Suisse. Et bien sûre, on sait que c’est le Brésil qui a le poids géopolitique pour devenir l’empire de demain. Mais de nouveau, si on regarde la révolution de 1848, en Suisse, on voit un truc semblable. La GB avait réussi à soutenir les révolutionnaires anti-catholiques arrivé démocratiquement au pouvoir en interdisant aux puissances liées à l’église d’intervenir militairement, ce qui a permit aux révolutionnaires d’écraser militairement les catholiques. Dans le cas bolivien, le Brésil joue un peu le même rôle en se positionnant clairement contre toute intervention étrangère en Bolivie, ce qui donne à Evo Morales une marge de maneouvre importante, moi, je dirais à son opposition de se calmer, parce que si il doit y avoir une épreuve de force, je sais déjà qui va gagner. Il y a déjà eu un massacre d’indigène au Pando, mais le prefect du coin, qui est de l’opposition est en prison, l’armée a réussi à le mettre de force dans l’avion pour l’amener à el Alto, dans une ville où il ne pourra pas s’évader (qu’il essaye, pour rire,histoire que la population de l’Alto l’attrape, et le pende dirrectement). Si l’opposition continu sur cette voie, ils vont tous finir en prison, ou peut-être même, bien pire.



  • dis Lemi, tu me troques ton bouquin contre un peu de brevage mexicain ?

    une remarque sans grand interEt certes, mais.. plus je decouvre le Mexique, moins je comprends la maniÉre d’agir des zapatistes ni ce qu’ englobe vraiment la notion de zapatiste.
    Lectures a me conseiller ?
    Abrazo.

    • Pour le troc, l’amie, je dis Bingo !, l’échange se fera devant témoins, pas question que je me fasse entuber ou alors jamais je ne visiterais les dessous du volcan...

      Pour les zapatistes, je crois qu’il fallait arriver avant 2001 et la marche sur Mexico pour voir ça de manière limpide. Depuis, ils sont en retrait et semblent avoir un discours un tantinet inaudible (mais tu es surement mieux placée que moi pour en juger).
      Pour les lectures, je sais pas trop. Je pense que le livre d’entretien d’Yvon Le Bot avec le Sous-Commandant Marcos, s’il date un peu (96, je crois, au Seuil), doit fournir une excellente manière de comprendre la démarche des zapatistes. Itou pour le livre d’entretien d’Ignacio Ramonet avec Marcos en 2001 (éditions Galilée). Sinon, il y a les textes de Marcos lui même mais je sais que tu les connais déjà. Un autre qui a l’air bien et que je ne devrais pas tarder à me procurer, c’est « L’Autonomie, axe de la résistance zapatiste », Raúl Ornelas Bernal, éditions Rue des Cascades. Pour le reste, il faut fouiner.
      Un abrazo

      • samedi 21 novembre 2009 à 19h49, par Daniel Martinez

        Quoi qu’en dise Le Bot, je te conseille de lire « Sous-commandant Marcos, la géniale imposture », en français ou en espagnol. Les auteurs, Maite Rico et Bertrand de la Grange, étaient respectivement correspondants de El País et Le Monde au Mexique et, compte tenu de ma propre expérience sur le terrain, je peux t’assurer qu’ils disposaient des meilleures informations. Un autre bouquin très intéressant, c’est celui de Carlos Tello : « La rebelión de las cañadas ». Je ne sais pas s’il est sorti en français.

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