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mercredi 19 février 2014

Textes et traductions

posté à 16h34, par Mathieu K.
5 commentaires

Avec une caméra

« Nous assumons les tentatives, leurs approximations et leurs erreurs : elles font partie du jeu. [...] Nos films sont imparfaits et contradictoires, comme nous. Mais ils nous accompagnent et nous nourrissent, nous permettent de nous poser des questions et de proposer ces questions à d’autres. Nous n’aimons pas les conclusions trop étroites et sûres d’elles pour être honnêtes. »

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Quelques jours auparavant, je reçois une convocation. Alarmée par la faiblesse de mes démarches d’accès à l’emploi, l’institution souhaite me rencontrer pour cerner mon profil. Mon pauvre profil. Je l’imagine, assiégé et retranché, sommé par quelque sbires de l’insertion forcée de bien vouloir entendre raison. De faire profil bas ? Pour éviter d’en arriver là, je décide d’honorer le rendez-vous. Dress code : patte blanche.

On y va finalement à plusieurs. C’est qu’on a fini par prendre l’habitude de se déplacer en meute. Arrivés sur place, on patiente dans ce qui semble être une salle d’attente. Au plafond, quelques caméras de surveillance. Au mur, des affiches, sur lesquelles apparaissent des gens qui sourient, comme s’ils avaient une arme pointée sur la tempe. Et quelques phrases, plutôt comminatoires : « Travailler dans la culture » ; « Artistes, avez-vous pensé à la formation continue ? »...
Un homme s’avance vers nous. J’ai l’impression qu’il s’apprête à nous annoncer qu’il va falloir être fort et que, malgré tous leurs efforts, les médecins n’ont rien pu faire. Je divague. Nous ne sommes pas à l’hôpital, mais dans un de ces lieux où sont censés se jouer nos vies et nos parcours. Là où il n’y a jamais assez de cases dans le formulaire pour y faire rentrer nos rêves et leur souffle. Là où la contrainte dissimule mal son visage hideux derrière des plaquettes d’information alignées sur un présentoir minable.

Dans le bureau, un autre homme. Nous serrons sa main, flasque et exsangue, comme si son cÅ“ur ne battait plus assez pour alimenter toutes les parties de son corps en même temps. La discussion s’amorce. Il est là pour nous aider et trouver une solution. Reste à identifier le problème.

Que faisons-nous dans la vie ?

Des films.

L’homme tapote sur le clavier de son ordinateur : il doit bien y avoir des postes à pourvoir. Au passage, il vante les mérites du cinéma. C’est bien, le cinéma. Tout le monde aime le cinéma. Et puis, il y a ces gros tournages, qui viennent barboter dans le bassin d’emploi local, avec quelques points de croissance comme brassards. En prime, une ou deux stars à photographier pour détourner le regard des journalistes de l’entrée de ces usines à ciel ouvert. Où s’abîment, comme ailleurs, les ouvriers de l’industrie du rêve. Du glamour et des profits ; notre interlocuteur en est tout excité. Pour faire la conversation en attendant de nous trouver des offres d’emploi, il demande si cela fait longtemps que nous sommes dans le métier.

Quelque peu crispés, nous nous voyons dans l’obligation de répondre que nous ne sommes pas vraiment « dans le métier ». On s’explique. Il y a une intuition, une voix. Sans forcément savoir d’où cette voix nous parle, on peut néanmoins la sentir et l’entendre. Comme une tradition qui énonce sa propre nécessité. Celle du goût pour le récit et son partage avec d’autres. Il y a peu, ce goût devenu besoin est entré en collision avec une caméra. Un bloc de plastique et de composants électroniques fabriqué par une firme multinationale. Une caméra, un vulgaire objet. Mais il y a eu un choc.

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C’est à ce moment-là que les choses sont devenues difficiles à décrire, et parfois à comprendre. Via cet objet, nous avons eu l’impression de permettre à nos enfances qui refusaient de se taire de jouer les prolongations. Et pourtant, dans le même temps, la maîtrise de l’outil semblait renvoyer à une compétence perdue au beau milieu d’une fiche métier. Il a fallu se positionner. Un simple métier ? Impossible. Bien sûr, nous avons pris acte de ce qui existait avant nous, de la technique et de ses annales, et avons parfois réussi à glaner trois sous en vendant notre force de tournage. Et puis, tout de même, nous aimons parfois nous glisser dans la chaleur rassurante du statut social de « filmeur ». Ça rassure nos proches. Et ça nous rassure, nous aussi. Mais l’enjeu, à mille lieues de l’industrie et du gigantisme de ses échelles de production, reste d’actionner de petits personnages, leurs histoires, et de leur faire raconter ce qu’il y a au-delà des clôtures de l’enclos.

Face à nous, l’homme paraît dubitatif. Il ne sait pas comment traduire en mots-clefs notre requête, afin de pouvoir affiner sa recherche d’offres d’emploi. Il va falloir lui expliquer, ça s’annonce pas simple.

Faire des images. Filmer des gens et des lieux. Participer à des tournages. Monter des images pour raconter une histoire. En prenant appui sur ce qui se passe dehors ou en construisant des fictions. Parfois les deux en même temps. Pour nous, c’est un jeu et, avant toute chose, ça nous amuse. Il est des enfants qui préfèrent les camions de pompier et autres voitures miniatures aux modèles réduits de vaisseaux spatiaux sophistiqués. Comme pour imaginer diriger et mettre en scène ce qu’ils voient par la fenêtre, et sur quoi ils n’ont pas (encore) prise. D’autres encore se rêvent sorcières et sorciers quand l’ennui d’un après-midi défie leur vivacité. Nous essayons de rester ces enfants-là avec nos caméras et nos images. Ne pas leur mettre un bâillon, à ces mômes qui se terrent derrière les convenances. Pas bien loin. Ce désir-là étouffe un peu quand il est obligé de se déguiser en emploi. Il se préfère plutôt choix ou brèche. Chance.

Par contre, c’est du travail. Beaucoup de temps et de travail. Un savoir-faire et son apprentissage. La caméra se dompte, et souvent elle montre les crocs. Ce travail-là, il nous dévore et nous fascine. Il nous met en mouvement. Et ça coince quand il se fait emploi. Quand on a l’impression de vendre et de dilapider notre colère et notre énergie, parce qu’il s’est trouvé que notre savoir-faire a tout à coup une valeur. Certains esquivent et choisissent de protéger leur pré carré de toute intrusion. Renoncent à se faire une place dans le milieu, à « s’en sortir » en gravissant les échelons vers une hypothétique réussite. D’autres composent. Reste que nous partageons l’idée d’une autre valeur motrice que la rémunération et le « succès », avec leurs échelles de mesure malsaines. Il n’y a pas à attendre d’une industrie qu’elle célèbre nos rêves et leurs images, quand bien même nous grignotons parfois quelques-unes de ses miettes.

Quand se pose cette question de la subsistance, peu de réponse. Seulement quelques pistes. Déjà une assise : il n’est pas question de se plier aux desiderata de ceux qui toisent nos histoires, en vérifient la dentition, lèvent ou baissent le pouce, et signent le chèque (si tant est qu’ils soient d’humeur partageuse). Et puis, il y a ce fantasme qui nous guide parfois. Celui d’un « raconteur d’histoires » qui se promènerait, en distillant ses mots et ses images, sans oublier de partager ses savoir-faire, et à qui on propose, un temps, le logis et le couvert. Pour le remercier, et simplement lui permettre de continuer. Jusqu’à ce qu’il trouve où et comment participer à la vie de la collectivité. Avec ses images, mais aussi ses bras. Un fantasme qui ne paye pas nos loyers, mais qui guide les pratiques. C’est peut-être en essayant de s’affranchir de cette « industrie de l’image », et en proposant directement nos films et leurs histoires à ceux qui ont envie d’en voir et d’en entendre, qu’on invente ou qu’on inventera d’autres façons « d’en vivre ».

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L’homme paraît quelque peu déstabilisé. Il cherche matière à répondre sur l’écran de son ordinateur. Avant de se tourner vers nous, comme s’il venait enfin de comprendre. Il s’excuse, il nous avait pris pour des techniciens, alors que nous serions en réalité des artistes. À fleur de peau, avec des regards singuliers, et des sensibilités devenues outils de travail. Des professionnels du ressenti. Des machines à produire de l’émotion, du sensible et du divertissant. Le silence qui suit sa déclaration fait chuter la température dans la pièce.

Si nous rejetons l’idée que raconter des histoires sur un écran ne soit devenu qu’un métier, nous traitons l’ « artiste » et l’ « auteur » avec autant de défiance. L’idée que certains aient un regard sur le monde et que d’autres soient cantonnés à consommer ce regard moyennant le prix d’une place de cinéma finirait presque par nous donner des haut-le-cÅ“urs. Peut-être par culpabilité de jouir de ce temps pour déployer nos imaginaires, quand la majorité en est privée. Mais certainement plus par rejet de ces artistes mégalomaniaques qui conçoivent leur existence comme un outil de travail et leur imaginaire comme une matière première avec une valeur marchande. Quelle indécence que ces millions d’euros brûlés sur l’autel de l’ « Ã©panouissement artistique » d’une poignée de nantis ! Suscitant de fait une situation de pouvoir, l’ascendant de ceux qui expriment sur ceux censés seulement recevoir.

L’homme arrête de malmener le clavier de son ordinateur, et nous regarde, yeux écarquillés. Il semble s’agacer. De quoi diable sommes-nous donc en train de parler ?

Justement, on y vient, à nos histoires. Mais pour les comprendre, il faut saisir d’où elles viennent. C’est qu’on avait fini, avec la lassitude, par devenir imperméables à ce monde et à son chaos répétitif. Filmer, c’est rester perméable. Parfois même, curieux. Ou au moins, éveillé. C’est continuer à se confronter aux choses, à les prendre en pleine gueule, comme si on les redécouvrait sans cesse. Pour certains, il s’agit d’interrompre une chute, en se raccrochant à quelque chose au passage. D’autres ambitionnent de toucher le monde avec leurs mains, pour vérifier qu’il est bien là. Ou encore, d’en garder un souvenir, pour ne rien regretter quand on l’aura changé. Au-delà de nos différences, nous partageons le goût de cet espace de l’inutile, au sens où il n’a pas de finalité productive. Et par les temps qui courent, l’inutile se fait denrée rare et précieuse.

Dans cet espace, nous avons pu déployer nos rejets et nos espoirs. Nos imaginaires. Le rejet, c’est celui de la fiction barbare qui semble tenir lieu de réalité et de société, avec la spoliation et l’asservissement comme contrat social. L’espoir, c’est croire qu’il existe un horizon autre, et s’attacher à en chercher les preuves. Faire un film, c’est décréter pour un moment que la réalité n’existe plus et qu’on va en construire une de toutes pièces. C’est une responsabilité et un luxe. C’est super chouette.

Dans les multiplexes et autres supermarchés de l’image, où l’on loue ses chimères neuf euros et où l’on s’entasse comme jadis à l’église, nous avons l’impression que se joue souvent une seule et même mélodie. La reproduction de l’existant et de ses représentations. Des mythes et des héros emballés sous vide, inoffensifs, évoluant dans des décors balisés. Des miroirs déformants, certes, mais braqués sur une réalité immuable. Finie. Et souvent, quand apparaît le « the end », il y a cette impression que le sort réservé aux bons et aux méchants épouse étrangement bien les contours de l’ordre et de la morale. Une fin devenue verdict. Bien sûr, il y eût et il y a quelques joyeux accidents, ça et là, des films qui nous ont nourris et nous nourrissent encore. Ce sont rarement ceux qui trouvent le chemin des yeux et des oreilles du plus grand nombre, malgré leurs nombreux défenseurs et tous ces lieux où l’on se bat pour eux.

Ce cinéma qu’on rejette, on l’a trouvé (et on le trouve encore) confortable à l’occasion. Après tout, on exècre d’autant plus ce régime de l’image en vigueur qu’on le connaît parfaitement et qu’on a appris à marcher devant un écran de télévision. Ce cinéma-là est divertissant. Il vide la tête, justement quand elle est trop pleine de vide. Parfois, il explique, en prenant comme postulat que le spectateur pourrait ne pas comprendre, ou passer à côté. Cet abruti en puissance. Il faut lui proposer des sensations qui ne le déroutent pas trop. Sinon il pourrait zapper ou ne pas vouloir payer le prix du ticket.

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Mais quand il s’agit de faire des films qui ne déroutent pas trop, en négatif, quelle est donc cette « route » qu’il faudrait suivre ? Peut-être celle d’un statu-quo mis en images et en sons. Se cantonner à réaliser les films de vacances du grand capital ? La théorie et ses outrances ont leurs limites. Mais pour autant, comment ne pas réfléchir ces enjeux et nos pratiques dans un aller-retour permanent entre un système économique et les images et sons qu’elle produit et qui la sous-tendent. Il est des grandes entreprises dont les dégâts sont visibles par tous. Celles qui polluent des plages avec leur pétrole, construisent des prisons ou s’approprient des biens communs. Nous partons du postulat que l’industrie du cinéma, voire « de l’image », fait des dégâts au moins aussi importants dans nos imaginaires et qu’elle participe de dispositifs de contrôle assimilés et intériorisés. Notamment parce qu’elle nous inocule ses définitions castratrices du beau, du possible et du normal. Et parce qu’elle ne nous laisse, pour déployer nos rêves, qu’un territoire qui ressemble à s’y méprendre à un zone commerciale au bord d’une nationale.

L’homme s’est endormi. Il est vautré sur son bureau, un filet de bave qui descend en rappel à la commissure de ses lèvres. À sa décharge, reconnaissons que cette analyse critique qu’on ressasse à l’excès finit par être ennuyeuse. On le réveille. Il sursaute. Et réalise - grand soupir - qu’on est toujours là. Après avoir repris ses esprits et réajusté sa chemise, il se remet à la tâche. Mais il ne sait plus quoi taper sur le clavier. Jusqu’à ce que son visage s’illumine à nouveau : « En réalité, vous êtes des cinéastes militants, n’est-ce pas ? » Il nous raconte qu’il y a peu, il a vu un film sur le réchauffement climatique et que ça l’a sacrément indigné. Et qu’après, il est allé au resto avec madame. Une bien belle soirée.

On sourit. C’est que notre envie de jouer se sent souvent à l’étroit dans ce qu’on attend communément d’un cinéma « militant », qui dénonce et se regarde parfois dénoncer. Avec des thématiques usées jusqu’à la corde. Un cinéma qui a sa plage horaire et ses consensus mous réservés par avance dans les salles d’art et d’essai. Nous partons du postulat qu’il n’y a pas à réveiller le « peuple », à le conscientiser de force. Ni à lui expliquer qu’on lui ment ou qu’il ne comprend rien. C’est déjà se positionner au-dessus du spectateur que de faire des films dans cette optique. Et puis un film n’a jamais changé le monde, et l’écran aplatit tout, même la colère. D’autant si elle n’a d’autre vocation que de poser ses valises dans une salle de cinéma.

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Bien que nous ne fassions pas tous les mêmes films, nous aurions plutôt en commun, fictions et documentaires confondus, de nous attacher à peindre de petites histoires. En espérant qu’elles portent en elles les grandes. Essayer de ré-enchanter ce qu’on peut voir quotidiennement dehors et autour de soi. Lire la réalité comme une bande dessinée, foutraque et poétique. Bande-dessinée dans laquelle les bulles n’auraient pas encore été remplies : à nous de les écrire, effacer et réécrire, encore et encore. Des bulles vides comme autant d’espaces imaginaires à investir, et où tricoter de folles épopées, en partant pourtant de si peu. Se triturer les méninges pour faire de petites choses de véritables événements, de la routine une fête ou une bataille qui s’ignore. Considérer qu’il n’y a de vide et de silencieux que les lieux et les « gens » qu’on abandonne à ce triste sort. Chercher des ressentis denses, lointains, obscurs, complexes. Parfois dangereux et gênants. De ceux qui remettent en cause la normalité, les apparences ou encore le fameux « cours des choses ». Et quand on s’évade et qu’on part loin de nos routines, ce n’est pas pour filmer l’autre comme une bête de foire échappée d’un journal télévisé. Souvent, utiliser le moins possible d’effets et d’artifices. Déconstruire ce qu’il « faudrait filmer ». Remettre des corps et des ressentis là où il y a des idées et de la théorie. Et vice versa. Ainsi tendre à ce qu’on ne sache plus très bien où est l’ « information » et où est l’émotion. Ne jamais produire de héros qui se présenteraient comme des modèles ou des idoles, mais plutôt des compagnons de route avec qui ou contre qui le spectateur avancera une fois revenu à son quotidien. Des voix et des présences.

Quand nous avons du mal à mettre en mot une esthétique, voire « un cinéma », nous cherchons des analogies avec d’autres secteurs d’activité. Pour comprendre ce qui nous motive, même si rien n’est jamais gravé dans le marbre, comme une formule. Souvent nous pensons à des légumes qui poussent, et à qui on laisse la possibilité de le faire naturellement. Du coup, ils sont parfois biscornus. Il reste un peu de terre dessus. Ils poussent en fonction des saisons. Ils sont imparfaits, pas calibrés. Parfois franchement abîmés. Surtout, ils ne permettent pas un rendement maximal. Mais la personne qui les fait pousser a ses techniques, ses petits secrets, voire ses croyances en la matière. Et au final, ses légumes, ils ont du goût.

Nous avons acté depuis longtemps que nos vies n’étaient qu’enchevêtrement de politique, de ressentis, de rêves et de confrontations plus ou moins heureuses à l’ordre en vigueur. Nos films plantent leurs racines dans cet enchevêtrement. Ils ont parfois un point A et un point B incertains, laissant le soin au spectateur d’aller tricoter sa propre histoire dans les nôtres, s’il en a envie. Et d’ainsi, peut-être, lui permettre de faire le lien avec sa propre vie, son histoire et sa marge de manÅ“uvre. Il s’agit de casser le didactisme, dans le fond comme dans la forme. Nous assumons les tentatives, leurs approximations et leurs erreurs : elles font partie du jeu. Si la caméra et l’image bougent un peu trop pour les spectateurs, on pourra toujours les rassurer en leur disant que c’est l’ « habituelle réalité » qui est artificiellement propre et figée. Nos films sont imparfaits et contradictoires, comme nous. Mais ils nous accompagnent et nous nourrissent, nous permettent de nous poser des questions et de proposer ces questions à d’autres. Nous n’aimons pas les conclusions trop étroites et sûres d’elles pour être honnêtes.

« Notre cinéma » n’a pas pour autant renoncé à intervenir politiquement. Il ne fuit pas. Mais intervient à sa manière. Souvent, lors de repas arrosé, quand la discussion s’embourbe et glisse irrémédiablement vers la prise de bec politico-politicienne, il y a un désagréable pour nous rappeler entre deux rots et avec mépris « qu’on n’a jamais fait la révolution avec des films ». Certes. Par contre, rien ne nous empêche, quand nous écrivons nos personnages et leurs histoires, de les projeter dans un monde changé – ou d’ores et déjà en train de changer. D’imaginer qu’ils nous parlent en duplex depuis l’après, et qu’ils nous donnent à ressentir ce qu’il faut continuer à vivre et à faire pour ne pas laisser ce monde nous emporter dans sa chute. Qu’ils nous permettent de continuer à y croire, sans pour autant avoir envie de circonscrire ou de mettre des mots sur cette croyance. Avec ces films, nous avons l’impression de pouvoir incarner ce présent changé, a contrario des invocations ritualisées d’une révolution pré-écrite et figée. Nos personnages, il arrive qu’on aime bien les dessiner à l’écran avec un majeur dressé, pour qu’ils disent à notre place qu’on n’a pas envie d’attendre quoi que ce soit. Nos petites histoires finiraient presque par devenir nos réalités, au sein desquelles nous posons nos propres repères. Pour agir sur ces vides et ces peurs qui paralysent, quand tout s’apprête pourtant parfois à basculer. Ces vides et ces peurs, ce sont les nôtres et ceux des gens à qui nous aimons proposer nos films. Des films comme autant de phares perçus au loin, qui donnent des directions quand la tempête fait rage.

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Il est de nos travaux qui s’inscrivent plus directement dans certaines luttes. Les accompagnent, les soutiennent, les mettent en question ou en témoignent. Quand les copains en ont besoin ou qu’une rencontre l’impose naturellement. Mais toujours règne ce souci de donner à ressentir avec nos images, et non pas d’asséner des vérités, quand bien même elles seraient proches « des nôtres ». Nous nous sentons alors héritiers de nombreux cinéastes qui ont choisi une place pour leur caméra : au milieu de la ligne de front. Pas derrière, ni devant. Et sans substituer aux luttes leurs représentations. Ni oublier d’expliquer ce que l’on fait, voire de le transmettre. Nous notons d’ailleurs avec joie que nos caméras sont souvent acceptées là où nous en avons vu d’autres finir au sol, et pas forcément dans leur état d’origine. Peut-être parce que nous savons les baisser et réfléchir au-delà de la frénésie cannibale de quête de l’image. Et qu’il est des moments où il fait meilleur faire que regarder. Parfois, lors d’une soirée de soutien ou d’information concernant une lutte donnée, le vin coule et le film défile. Souvent les deux en même temps ; cela nous ravit, surtout s’il finit par y avoir du vin sur l’écran.

Au sein de ces luttes, voire de ces « guerres », il s’agit de ne jamais céder à la tentation de ne filmer que les assaillants ou ceux qui résistent, en dénonçant les agissements des uns tout en glorifiant l’action des autres. S’il faut bien rapporter ce qui est, il nous apparaît néanmoins essentiel de ne jamais oublier l’histoire des civils au milieu, qui tentent de continuer à vivre. L’image d’une fête et de rondes sans fin, sous un bombardement. Ces gisements de vie, où qu’ils soient et quelle que soient leurs formes, nous les cherchons toujours dans le viseur de la caméra. Comme des détectives privés chargés de retrouver la trace d’une certaine idée de l’existence, intense et bordélique, affranchie et insatiable, fertile et violente, et qui n’a que faire du prétendu cours des choses. On est là, avec nos caméras devenues loupes, et nos imperméables marrons. Et on la cherche nuit et jour. La trouvant parfois dans une mimique, une discussion, un trajet ou un moment anodin. Mais pas vide.

L’entretien s’éternise. L’homme s’aperçoit que nous ne nous adressons même plus à lui, et que nous débattons désormais entre nous. Entre éclats de voix, tensions et rires. Il semble se demander comment échapper à ce traquenard ou réussir à nous faire déguerpir. Il tente alors de reprendre la main, tout en cherchant du coin de l’Å“il, à travers une vitre qui donne sur le hall, le vigile qui y fait les cent pas. Quel est donc ce « nous » qui semble parler à votre place ? C’est qu’on n’insère pas plusieurs personnes d’un coup ; chaque cas présente ses propres problématiques. Un copain se lève et fait glisser les lames du store vénitien afin que l’homme ne puisse plus guetter le vigile. D’habitude, quand on vient seul à ces rendez-vous, c’est lui qui nous soûle avec son mépris et ses impératifs. Aujourd’hui, c’est notre tour.

Ce « nous », officiellement, ce sont nos structures, nos associations ou collectifs. Mais leur nom et leur statut n’ont que peu d’importance. L’enveloppe légale permet de sacraliser un peu les choses, de leur donner corps, quand bien même c’est à la sauce 1901. Mais l’essentiel est ailleurs. Dans cette tentative de casser l’isolement que pourraient impliquer nos choix de vie. D’opposer au silence pesant de carrières abandonnées le bruit des canettes qu’on ouvre en parlant trop fort et rêvant trop loin. D’opposer, aussi, au primat de l’auteur sur les techniciens des entités collectives où l’on ne sait plus trop qui fait quoi. Où le groupe canalise les ego qui seraient tentés de sortir de leur lit et rappelle à qui se prendrait au sérieux qu’on est d’abord là pour rigoler. Nous essayons ainsi de créer du commun à partir de notre travail, de l’expression de nos singularités, et de leur traduction en histoires qui défilent sur des écrans. Avec ce que cela suppose de galères et de ratés, d’inerties souvent. Qu’importe, nous ne sommes pas pressés.

Souvent, c’est difficile à comprendre pour qui nous observe converser de longues heures à propos de nos films. Qu’on se rassure : pour nous, le film n’est pas et ne sera jamais une finalité, quand bien même sa construction se révèle aussi douloureuse que jouissive. Dans nos villes devenues centres commerciaux à ciel ouvert, nous aurions plutôt la sensation d’avoir mis à jour un creuset de réappropriation. Dans la bricole permanente, l’impression – même factice – de faire quelque chose de nos mains. Dans le partage des savoir-faire et l’idée d’un apprentissage jamais terminé. Dans ce savoir chaud, produit collectivement via le tournage d’un film et dont on a l’impression de sortir enrichi. Sans besoin de professeur ou d’expert.

Faire un film ? Un truc à faire, à défaut de pouvoir construire des cabanes dans les arbres qui jouxtent nos grands boulevards. Souvent, dans nos moments « tous ensemble », celui qui a ouvert la canette de trop parle de DIY. Ça nous fait sourire, mais au fond on est ravis qu’il l’évoque. On garde de cette idée du « do it yourself » le fait d’habiter nos routines, de les assumer chancelantes et changeantes, pour ne pas avoir l’impression de les vivre les pieds vissés à un escalator. Tout entiers tournés vers des gestes et des pratiques, et souvent méfiants vis-à-vis des verbiages qui tournent à vide. Avec l’envie de ne pas s’éloigner de soi et de ne pas vivre par correspondance. D’accorder plus d’importance à essayer et expérimenter qu’à réussir. Tant qu’à y être, ne rien considérer comme acquis et prendre des risques, plutôt que de se répéter. Parfois, on ne sait même plus s’il s’agit vraiment (que) de cinéma.

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Autant se l’avouer, on ne se sent pas toujours à l’aise face à l’hypertrophie de l’enjeu artistique en milieu urbain. Comme s’il fallait à tout prix cacher le gris et la saleté avec de jolis dessins. Nous ne vivons pas cet « art » comme un enjeu autonome, et pour beaucoup d’entre nous c’est une solution de repli pour essayer d’échapper au salariat. Même si, désormais, on aime ça. En creux, nos modes de vie sont en jeu. Chaque repas, nuit, voyage, discussion ou rencontre que nous permet un tournage apparaît comme une victoire. Sans qu’on arrive à désigner contre quoi. Et nous accorderons toujours plus d’importance à ce que ces films nous permettent de vivre plutôt qu’à des considérations purement artistiques ou au rigorisme esthétique, voire militant.

Le cinéma, comme nos amours et nos amitiés, nos façons de nous loger ou de nous nourrir, porte en lui reproduction des aliénations et outils d’émancipation. Nous savons donc dans quel sens nous voulons évoluer, à défaut d’y arriver tout le temps. Il faut continuer à essayer d’organiser nos tournages et à penser nos films afin de ne pas reproduire le pire du salariat, mais sans l’argent. Quitte à rester « petits » et peu visibles. Et si un jour argent il y a, ce sera pour continuer, pas pour amasser. Et peut-être même, fuir ces villes (pour celles et ceux qui ne les ont pas déjà quittées). Afin que l’essentiel reste - sans niaiserie aucune - le plaisir et le partage.

Et c’est peut-être avant tout cette histoire-là que racontent nos films, en espérant claironner cette chance, cette colère et ces désirs sur tous les toits. On se fiche donc un peu des étiquettes « culture alternative » et autre « faire autrement ». On fait tout court, et nous ne sommes les « marginaux » de personne. Nos vies se construisent en puisant dans ce que racontent nos imaginaires, et c’est peut-être pour cela que nous nous sentons - par exemple - plus proches de gens qui investissent des lieux ou en défendent que de l’intelligentsia cinématographique. Comme une jonction fantasmée, mais motrice, entre des territoires mentaux et des espaces physiques ou géographiques. Des « trucs » à défendre, en espérant que les trucs s’étendent. Quelque chose de fondamentalement offensif.

L’homme au bureau acquiesce. Simplement, il nous demande pourquoi nous n’avons pas fait semblant de lui prendre quelques-unes de ses offres d’emploi, d’être plus conciliants, juste pour avoir la paix. Parce qu’il va devoir le marquer dans son ordinateur, que nous sommes récalcitrants, et ça va faire tâche dans le dossier. Ils ne vont pas aimer « là-haut ».

On lui répond qu’on en a marre de devoir raconter des histoires.

Bien qu’on n’ait jamais eu autant envie d’en raconter par ailleurs. Et on s’en va.

*

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Derrière ces mots, on trouve aussi des membres des collectifs Ciné 2000, Synaps Audiovisuel et Zooms Verts. Outre leurs activités propres, ces trois collectifs participent au (et animent le) Réseau d’Ailleurs, dont les rencontres annuelles se préparent. Les Résidences d’Ici auront aussi lieu cette année, en lien avec ces dynamiques. À suivre...


COMMENTAIRES

 


  • samedi 22 février 2014 Ã  13h40, par L’inadapté à la société

    Ce texte est bon, une belle claque.
    Et surtout des mots qui sont partagés, digérés et assimilés pour mettre des explications et des argumentaires sur ce que l’on ressent, qu’on arrive pas à expliquer aux autres, ceux là qui sont dans le système et qui ne comprennent pas qu’on ne se vendent, parce que c’est la vie,c’est comme ça.

    merci

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  • dimanche 23 février 2014 Ã  18h35, par Alexis

    Le cinéma est à détruire aussi

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  • vendredi 27 février 2015 Ã  20h35, par Pamela

    It’s actually a nice and helpful piece of info. I’m happy that you simply shared this useful information with us. Please keep us informed like this. Thanks for sharing. My website ; online casino

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  • jeudi 6 août 2015 Ã  15h46, par Tom

    Très lucide, très précis, loin des visions opportunistes, bruyamment « artistiques » ou économiques, du cinéma et de l’art en général. Merci beaucoup pour cette publication. Thomas

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  • samedi 9 janvier 2021 Ã  13h45, par Lilo

    Dans cette lecture, je retrouve exactement ma façon de regarder un film qui me touche : n’en rien comprendre, ou si peu, mais se retrouver dans un maelstrom d’impressions fugaces et précises, de morceaux d’émotions qui kaléidoscopent des instants si justes du monde, du monde tel qu’il existe au profond de nous.
    Un sacré bordel qui t’envoie dans le crâne des poussières de vrai indicibles autrement.

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