ARTICLE11
 
 

vendredi 16 mai 2014

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posté à 12h04, par Jean-Luc Porquet
5 commentaires

Glanons (Le cri de la tomate n° 5)

La tomate a disparu. Elle était là, sous nos yeux, dans nos paniers, pimpante et goûtue. Et puis plus rien, envolée. À sa place, de tristes ersatz, fades et bidouillés. Qu’est-il arrivé ?

Cette chronique a été publiée dans le n°15 de la version papier d’Article11.

*

1. Si vous croisez une tomate ces jours-ci, fuyez. Ce n’est pas la saison. Elle n’a rien à faire là. Elle ne devrait même pas exister. Et pourtant, on en voit. Au restau, voilà qu’au bord de l’assiette, à côté de la tranche de pâté, le cuistot a glissé quoi ? Trois feuilles de salade et une rondelle de tomate. Ce cuistot est un imposteur. Il l’a mise là pour faire joli. C’est du marketing. Croit-il que vous allez manger la tomate ? Il s’en fiche. Il sait bien qu’elle est immangeable. Même sa couleur est dégoûtante. Un rose anémié. Les joues de la dame aux camélias avaient meilleure mine. Dites au garçon que ce cuistot n’y connaît rien.

2. On en croise aussi sur les marchés. Là encore, elles sont pâlichonnes, maladives, l’air d’appeler au secours. Elles viennent de loin, d’Espagne, du Maroc. Elles ne savent plus où elles habitent. Les tomates, les vraies, ne débarquent sur les étals qu’à partir du mois de juin. Et encore s’agit-il des précoces. C’est seulement l’été venu qu’on peut vraiment goûter les tomates dans toute leur splendeur, leur maturité, leur variété. Juillet, août, septembre, et même octobre, en prime, qui prolonge miraculeusement le plaisir.

3. Mais voilà, nous sommes en hiver1. Alors l’hiver, que fait-on ? On rêve à la tomate. On y pense. On a six mois pour se préparer. Cette absence enchante. On en profite pour glaner. Agnès Varda a fait un très beau film, Les glaneurs et la glaneuse, où l’on voit des gens, ici ou là, récupérer des rogatons, des trucs négligés, pas rentables, considérés comme complètement inutiles. Glanons.

4. Voilà par exemple qu’à la télé on tombe sur Pulp fiction, de Tarantino. John Travolta danse le twist avec Uma Thurman. Puis vient la scène grand guignol de l’overdose, du shoot d’adrénaline, le retour at home où, défaite, pathétique et désireuse de sceller leur pacte de paumés magnifiques, miss Thurman raconte la blague qu’elle avait préféré taire avant, « puisque je te dis que c’est pas une blague qui fait rire ». Elle se lance : « Voilà. Trois tomates se baladent dans l’avenue. Papa Tomate, Maman Tomate et Bébé Tomate. Bébé Tomate traîne, regarde les belles nanas. Papa Tomate se met en rage, lui balance une claque et lui dit : ’’Viens, ketchup !’’ » Travolta esquisse un sourire, hum. Elle lui répète en se dandinant la chute de la blague : « Ketchup ». Chacun d’eux sait bien que cette blague idiote scelle leur secrète complicité. Après ça, juste un « See you ’round », et ils se quittent. C’est un beau moment.

5. C’est surtout du Maroc que viennent chez nous les tomates hors-saison : pas moins de 393 000 tonnes par an. Dans quelles conditions sont-elles produites ? On n’en sait pas grand-chose, rares étant les reportages sur le sujet. Il est à supposer que les fiches de paye, les conditions de travail, l’usage des pesticides et intrants divers ne font pas partie du plan marketing des producteurs marocains. Deuxième provenance, l’Espagne, avec 137 000 tonnes. Là, on connaît. Nous sommes tous tombés un jour ou l’autre sur ces images de la mer de plastique d’Almería : des serres à perte de vue sous le plomb du soleil, l’horreur. Avec en prime des ouvriers immigrés impitoyablement exploités, un productivisme effréné, des dégâts sur les nappes phréatiques, etc. Difficile d’avaler une tomate espagnole après ça. Pire : le reporter Philippe Baqué a montré, en images et sur papier2, qu’une bonne partie de ces serres ont été reconverties en, devinez quoi, production bio. Mêmes méthodes, même agriculture intensive, même exploitation humaine, mais le tout labellisé bio ! On n’arrête pas le progrès écologique.

6. Voilà un fait divers qui remonte à l’année dernière. Ça se passe au Mexique. Des quidams avaient entendu à la radio une annonce alléchante : on leur promettait un salaire de 100 pesos par jour, soit 5,20 euros (ce qui au Mexique n’est pas un salaire ridicule). Douze heures par jour, ils cueillaient, triaient, conditionnaient des tomates. Ils étaient plusieurs centaines, sous-alimentés, entassés dans des logements de misère, et quasiment tenus en esclavage. Ceux qui tentaient de s’enfuir étaient « ramenés et battus, et pour certains, obligés de travailler un mois supplémentaire sans être payés », raconte l’AFP3. L’un d’entre eux a fini par s’échapper, rejoindre la ville de Guadalajara, et alerter la police. Laquelle est venu délivrer pas moins de 275 travailleurs, parmi lesquels 39 adolescents. Un détail : les tomates étaient bio, et le gouvernement avait accordé à l’entreprise le très convoité label « socialement responsable ».

7. Pour venir jusqu’à, mettons, Strasbourg, les tomates marocaines partent en camion d’Agadir, passent par Gibraltar, remontent toute l’Espagne pour aboutir au marché de gros Saint Charles de Perpignan ; de là, elles foncent vers Rungis, où un distributeur les emporte jusqu’à Strasbourg. Résultat : près de trois mille kilomètres à se faire trimbaler dans un 35 tonnes. Non seulement celui-ci est réfrigéré à 5° C (rappelons qu’en-dessous de 12° C une tomate perd son goût, c’est la raison pour laquelle il ne faut jamais mettre une tomate au frigo), mais tout au long du voyage les tomates doivent encaisser vibrations et manutentions multiples. Les tomates d’hiver sont donc essentiellement des ersatz qui ont l’apparence de tomates, mais ne sont au fond que des trucs sphériques anti-chocs4.

8. Il faudra bien un jour aller conquérir d’autres planètes quand on aura fini de saccager celle-ci, affirme Bernard Debré dans son délirant bouquin, La Grande transgression, prix Louis Pauwels 2001, à relire pendant les longues soirées d’hiver pour se réchauffer les zygomatiques. On sait que de nombreux chercheurs rêvent de « terraformer » Mars. L’ingénieur néerlandais Bas Lansdorp, qui veut y établir une colonie permanente d’ici 2023, cherche à savoir ce qu’on pourrait cultiver sur place. Il a reconstitué le sol martien en s’inspirant d’échantillons examinés par la sonde Viking 1. Surprise : ce sol est très fertile ! Autre surprise : « On pourrait faire pousser des tomates, mais elles contiendraient tellement de métaux lourds qu’elles seraient toxiques et immangeables. »5 Au fond, nous sommes déjà des Martiens.

9. Dans un vide-greniers, on tombe sur un recueil de Desproges, d’où ce texte : « À l’instar de l’androgyne, jamais tout à fait mâle et pas vraiment femelle, la tomate n’est pas le fruit qu’on nous dit, ni le légume qu’on voudrait nous faire croire. Le charme envoûtant de son goût flibustier tient tout entier dans cette trouble ambivalence, sel acide et sucre amer, qui vous explose en bouche quand vous croquez dedans. » Bon, ce n’est pas franchement génial, mais on est content de savoir que Desproges faisait partie de la confrérie tomatière. Parions qu’il n’en mangeait jamais l’hiver.



1 Enfin, nous y étions, puisque cette chronique a été publiée dans le numéro de février-mars-avril.

2 La bio entre business et projet de société (éditions Agone, 2012), sous la direction de Philippe Baqué.

3 Dépêche du 12 juin 2013.

4 Voir le graphique portant sur « L’influence de la hauteur de chute sur la survie de la tomate » qui accompagnait la chronique « Le cri de la tomate » n°3 ; à lire, ou à relire, ICI.

5 Selon un article du Parisien du 17 octobre 2013.


COMMENTAIRES

 


  • vendredi 16 mai 2014 à 21h32, par kirikou

    Un jour de grand ménage avant un déménagement, je retrouvais enfin, où avait roulée (derrière le meuble de la Cuisine) une petite tomAte cerise un soir ; Elle était nickel, ferme et rouge, à peine ridée, 3 MOIS APRES AVOIR CHUTEE... ... ... ... ...
    La tomate, ça conserve.
    Parait-il que les corps d’êtres humaiNs se décomposent moins vite, en raison des conservateurs et pestiCides. Et combien d’autres milliers de saloperiEs ingérons-nous de notre plein gRé ou à l’insu de celui-ci ?



  • lundi 19 mai 2014 à 09h40, par Jules Vallés

    On se permet de signaler à l’auteur de cette excellente chronique qu’une « guerre de la tomate » a eu lieu en Andalousie au début des années 70.
    En gros, des paysans sans terres qui crevaient la dalle bossaient (payés des miettes) pour des aristos qui exportaient les tomates en Amérique du Sud.
    Un peu le même schéma que la Grande Famine de 1845/1852 en Irlande.
    En témoignent un couplet de la chanson « La tortilla » (Quilapayun) ou une bande dessinée de Carlos Gimenez (celui de « Paracuellos ») dans sa géniale série jamais traduite, España Una, Grande, Libre.



  • jeudi 22 mai 2014 à 14h59, par Reveric

    pour avoir lu ailleurs ( Fakir je crois bien) un sujet sur les problème similaire concernant la culture d’autre fruit et légumes ( fraise et courgette je crois) c’est combien d’emploi direct ou indirect disparu en France cette « externalisation » tout en douceur de la culture de la tomate produite au Maroc ou en Espagne ,
    10 000 ? 100 000 ?
    ps : ou en Hollande car à la frontière franco/Belge on graille aussi de la tomate hollandaise car c’est bien connu il y a plus de soleil en Hollande que dans les Ardennes française)



  • samedi 24 mai 2014 à 18h15, par Nous sommes légion

    Le papa tomate dit au petit tomate en retard « catch up ».
    Ce n’est pas traduisible, évidemment.

    Au Maroc il n’y a pas si longtemps les serres étaient mises en culture sur du sol traité au bromure de méthyle, qui tue toute vie présente - y compris les ouvriers quand la bâche est mal posée.

    Celles du Souss et du Sud pompent l’eau d’une nappe qui descend dramatiquement, jusqu’à 200 m (contre 30 m initialement)...



  • mardi 3 juin 2014 à 12h31, par jardinier du dimanche

    Vu il y a quelques années en Crête des tomates pousser sous serres plastiques sur la page sud de l’île, à quelques encablures de la Lybie, directement plantées dans le sable, probablement à grand coup d’engrais.
    Rappelons que ce genre de cultures intensives, souvent monocultures est largement favorisé, voire subventionné par l’Union Européenne. Tomates d’Almeria, fresones (grosses fraises insipides) de Huelva, orangers plantés à grand coup de bulldozers aussi du coté de Almeria, cerises du Portugal... une main invisible qui répartit les activités et productions agricoles sur la grande carte européenne, sans considération pour les habitudes locales, pour les productions traditionnelles, pour les variétés rustiques, pour les écosystèmes qui souffrent de l’exploitation intensive, de la chimie et du gaspillage d’eau.
    Une seule solution : arrêter d’acheter de la tomate en grande surface, ne s’adresser qu’à des producteurs locaux, n’acheter qu’en saison (été uniquement) si on ne peut pas la faire venir soi-même, car la tomate est très facile à cultiver.

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