ARTICLE11
 
 

samedi 8 juin 2013

Textes et traductions

posté à 20h13, par Collectif Midnight Notes (Traduit et introduit par Rémy Toulouse)
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Constituer des « communs » à la faveur de la crise – Ou comment partager un plat avec une seule cuillère

« La classe capitaliste est incapable de contrôler les ressources communes qui ont jusqu’ici permis à nos modes de production et de subsistance de fonctionner sans aboutir à une catastrophe ultime. Quelqu’un peut-il faire mieux ? »

Ce texte a été publié dans le numéro11 de la version papier d’Article11

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Le collectif américain Midnight Notes, sorte de pendant East Coast des situationnistes californiens de Retort1, a été créé en 1978 pour développer une critique du capitalisme articulant les questions économiques, « culturelles », énergétiques, écologiques et géopolitiques, dans une perspective communiste libertaire largement inspirée de l’autonomie italienne des années 1970. Il compte dans ses rangs des universitaires et activistes comme Peter Linebaugh, George Caffentzis ou Silvia Federici. Ses prises de position politiques se fondent principalement sur la notion de « communs », selon eux centrale pour imaginer une politique post-capitaliste et post-étatique. Le texte traduit ci-dessous provient d’une brochure publiée en 2009 et intitulée « From Crisis to Commons ».

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Constituer des « communs » à la faveur de la crise – Ou comment partager un plat avec une seule cuillère

Les luttes se multiplient, et la crise actuelle ne tardera pas à en faire advenir d’autres, aux États-Unis comme ailleurs. Ce qui a apparemment commencé comme une crise financière et s’est mué en crise économique sera bientôt considéré comme une véritable « crise politique ». Plus personne ne pourra dire que les destructions catastrophiques engendrées par la « gestion » capitaliste des deux grands biens communs – le travail et l’écosystème planétaire – relèvent de la fameuse « tragédie des communs2 » (dont personne en particulier ne pourrait être tenu pour responsable) ; la classe capitaliste dans son ensemble aura bientôt perdu toute forme de légitimité. Ces crises sont en effet imputables à ses représentants et à leur présomption selon laquelle quiconque dispose du capital nécessaire peut s’approprier les communs que sont le travail et l’écosystème planétaire pour son seul profit.

La classe capitaliste est incapable de contrôler les ressources communes qui ont jusqu’ici permis à nos modes de production et de subsistance de fonctionner sans aboutir à une catastrophe ultime. Quelqu’un peut-il faire mieux ? Bien que la plupart des travailleurs américains ne soient sans doute pas prêts à relever ce défi dès aujourd’hui et qu’ils soient encore nombreux à attendre leur Salut de leur patron, la logique propre aux luttes est implacable et indique clairement qu’il nous faut passer à l’action. Confronté à une crise révolutionnaire antérieure, Thomas Paine l’avait compris, qui, dans Sens commun, relevait que le peuple n’avait pas attendu la promulgation de la Déclaration d’indépendance pour être en faveur de l’indépendance. Le seul problème, écrivait-il, était donc celui du timing ; alors que la majorité disait : «  Il nous faut attendre le bon moment », Paine répondait : « C’est le moment qui nous attend ! »

La crise a placé en pleine lumière ce constat : l’État et le Marché ont échoué dans leur prétention à garantir une reproduction de nos conditions matérielles d’existence qui soit exempte de dangers. Les capitalistes ont (une fois de plus) prouvé qu’ils étaient incapables d’éviter les risques engendrés par le système qu’ils ont créé, y compris dans la mère-patrie du capitalisme. Ils continuent pourtant de détenir entre leurs mains les richesses créées par des générations de travailleurs. Or ces ressources issues du travail passé3 et présent sont notre bien commun ; nous devons libérer et nous réapproprier cette richesse, en rassemblant tous ceux qui en ont été dépossédés, à commencer par les premiers peuples d’Amérique et les descendants d’esclaves, qui attendent toujours les « quarante acres et [la] mule4 » qui leur avaient été promis. Nous devons aussi inventer des formes de vie collectives et de coopération sociale hors de la sphère du marché et du système du profit, dans les domaines de la production et de la reproduction matérielles. Et nous devons retrouver le sens de la complétude de nos vies, de la plénitude de ce que nous faisons, pour mettre fin à l’état d’irresponsabilité systématique où nous a plongés le capitalisme, vis-à-vis des conséquences de nos actes.

Nous devons apporter à toutes les luttes une perspective constitutionnelle. Par « constitution », nous n’entendons pas un document décrivant les contours d’un État, mais la constitution des communs, c’est-à-dire l’établissement de règles permettant de décider de la manière dont nous partageons nos ressources communes. Pour manger collectivement le même plat avec une seule cuillère, nous devons – comme le disent les indigènes d’Amérique – nous mettre d’accord pour désigner celui ou celle dont c’est le tour de tenir la cuillère, et ainsi de suite. Il en va de même avec tous les communs, car des communs sans communautés sciemment constituées sont impensables.

Le temps est venu pour le mouvement anticapitaliste de proposer une constitution de règles visant à partager les communs du travail passé et des ressources naturelles, puis de se concentrer sur la construction de réseaux politiques capables de la mettre en œuvre. Tous les grands moments révolutionnaires de l’histoire américaine (la guerre de Sécession, la Grande Dépression, le Mouvement des droits civiques et le Black Power) ont été marqués par un changement constitutionnel de base au sein de la classe ouvrière qui s’est manifesté par des actions (la longue « grève générale » des esclaves dans le Sud pendant la guerre de Sécession, les innombrables conflits violents ou les « sit-in » dans les usines, ou encore les insurrections urbaines des étés « chauds ») avant d’être « capturés » par une loi, voire un « amendement à la constitution » (comme le 13e ou le 14e amendement, le Wagner Act, le Voting Riots Act).

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Mais l’histoire états-unienne n’est pas la seule à mettre ainsi en relation crise, transition révolutionnaire et constitution. Au cours des deux dernières décennies, une tornade politique constitutionnelle s’est abattue sur toute l’Amérique latine. De l’appel des Zapatistes pour une nouvelle constitution mexicaine aux nombreuses transformations constitutionnelles du Venezuela, en passant par la plus récente constitution bolivienne, qui reconnaît les communs, la potencia (le pouvoir de) s’est peu à peu substituée au poder (le pouvoir sur). C’est exactement ce que les Zapatistes ont appelé de leurs vœux dans la « Sixième déclaration de la forêt de Lacandone » (2005) : « Nous allons aussi essayer de faire démarrer une lutte pour exiger une nouvelle Constitution, autrement dit des nouvelles lois qui prennent en compte les exigences du peuple mexicain, à savoir : le logement, la terre, le travail, l’alimentation, la santé, l’éducation, l’information, la culture, l’indépendance, la démocratie, la justice, la liberté et la paix. Une nouvelle Constitution qui reconnaisse les droits et libertés du peuple et qui défende le faible contre le puissant. »

Il est temps de formuler des demandes, des objectifs, des programmes de lutte autour des dimensions élémentaires de nos vies – le logement, le travail, le revenu –, dans la perspective de garantir nos moyens d’existence, de fabriquer de la coopération et de la solidarité, et de créer des alternatives aux modes de vie propres au système capitaliste. Nous devons construire un mouvement dont l’objectif affiché soit sa propre reproduction. Nous devons faire en sorte de ne pas uniquement affronter le capitalisme lors les manifestations ou dans les piquets de grèves, mais aussi collectivement et à tous les moments de nos vies. Ce qui se passe au niveau mondial prouve que seules ces formes de reproduction collective, seules des communautés qui ont pour but de se reproduire collectivement, sont à même de transformer les luttes en un mouvement radical dirigé contre l’ordre établi.

Ce que nous appelons une « politique de constitution » n’est pas une liste de réclamations ou de doléances, mais l’expression d’un devenir commun, d’une constitution de notre être-commun.
- Par exemple : Garantissons un logement à chacun. Ne nous contentons pas de dire « non » aux expulsions, mais prenons possession des maisons abandonnées, distribuons et occupons les logements vides qui s’accumulent autour de nous ; décidons collectivement des auto-réductions de loyers telles qu’elles ont été pratiquées en Italie dans les années 19705 ; créons de nouveaux logements organisés sur des bases collectives et écologiques. Avant toute chose, construisons nos propres « jungles hobos6 » sur les marches de la Maison Blanche, ouvrons des cantines populaires, et exhibons à la face du monde nos plaies et nos poches vides plutôt que d’agoniser en privé.
- Par exemple : Faisons en sorte que notre lutte pour le logement devienne une lutte pour la réorganisation du travail de reproduction des conditions matérielles d’existence sur une base collective. Arrêtons de passer notre temps dans nos cages solitaires avec pour climax de notre vie sociale les balades au centre commercial. Il est temps pour nous de rejoindre ceux qui font revivre la tradition de la vie collective et coopérative qui nous est chère. Comme en témoigne la prolifération des « villes de tentes », de la Californie à la Caroline du Nord, cette « année zéro » de la reproduction permise par la crise du capitalisme est un bon moment pour commencer.
- Par exemple : Faisons disjoncter les mécanismes qui perpétuent l’exploitation et les divisions. Afin d’éviter que nos luttes soient utilisées pour diviser le peuple sur la base de récompenses et de punitions distribuées de manière différentielle, nous devons constamment soulever le problème des réparations, c’est-à-dire le problème du prix à payer pour les accords racistes, impérialistes, sexistes, âgistes, chauvins et écologiquement destructeurs passés avec les travailleurs américains, qui les ont acceptés.
- Par exemple : Exigeons une vie où notre survie ne dépende pas des guerres constamment menées contre le peuple et contre la jeunesse. Exigeons la fin de la guerre en Irak et en Afghanistan et l’arrêt immédiat de la boucherie en cours en Palestine.
- Par exemple : Exigeons la suppression des prisons et de la politique d’incarcération de masse ; faisons cesser l’obscénité qui consiste à faire du profit et à créer de l’emploi en envoyant des gens en prison. Exigeons l’abolition de la peine de mort… même pour les capitalistes ! Et, plus important encore, redéfinissons la notion de crime ; faisons voler en éclat la logique selon laquelle un prolétaire dévalisant un magasin de spiritueux commet un crime épouvantable alors que la mort et la misère de milliers de personnes engendrées par les capitalistes sont considérés non pas comme des crimes, mais comme des « accidents », des « erreurs » ou, pire, le « train-train habituel ».
- Par exemple : Luttons contre la violence masculine envers les femmes. Quel combat pour la constitution des communs pouvons-nous mener quand toutes les quinze secondes aux États-Unis un homme frappe une femme ? Quelle quantité d’énergie les femmes pourraient-elles libérer pour la lutte si elles n’avaient pas à combattre les hommes, y compris lorsqu’il s’agit de combattre le système ?
- Par exemple : Réactivons notre imagination sociale après des décennies de postures défensives face aux enclosures néolibérales. Bien sûr, ce que nos imaginations sont aujourd’hui capables de suggérer est limité, mais nous devons nous entraîner pour atteindre un autre niveau de puissance et de capacité d’agir.
- Par exemple :…

Midnight Notes 2009 – Texte traduit de l’anglais (américain) par Rémy Toulouse



1 Collectif qu’Article11 a interviewé deux fois : en février 2009 (ici) et en décembre 2010 (ici).

2 L’expression est issue d’un article de 1968 (« Tragedy of the Commons ») écrit par le très conservateur Garett Hardin, pour qui la gestion commune des ressources ne pouvait qu’entraîner une paupérisation généralisée.

3 Ou «  travail mort  », expression de Marx servant à désigner le travail cristallisé dans des choses, des machines, des outils…

4 Référence à la promesse d’indemnisation (en l’espèce : de la terre, et un animal pour aider à la cultiver) qui avait été faite aux anciens esclaves libérés pendant la guerre de Sécession.

5 Une auto-réduction de loyers désigne une décision prise collectivement par les locataires d’un immeuble, d’un quartier, de payer un loyer réduit à leurs propriétaires, ou de ne pas payer du tout, dès lors qu’ils le jugent trop élevé.

6 Les hobos étaient des travailleurs itinérants refusant d’être assignés à l’usine et qui ont créé des modes et des lieux de vie alternatifs en valorisant la liberté de circuler et de vivre autrement.


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