ARTICLE11
 
 

samedi 5 décembre 2009

Le Cri du Gonze

posté à 12h36, par Lémi
10 commentaires

Fela Anikulapo Kuti : Trois hymnes contestataires entre mille
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FELA. Le prénom, à lui seul, charrie tout un monde, univers fascinant. Sa musique, fabuleuse, explose les portes, défonce les frontières. Un géant. On n’épuisera jamais Fela Kuti : une vie entière consacrée à ses seuls disques n’y suffirait pas. Alors, timidement, on rend hommage, on décrit ce qu’on connait. Comme un bègue déclarant sa flamme : il manque des mots mais… on aura essayé.

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Mmhhhh. Comment dire ? Il y a certaines perles que tu ignores pendant des années, fichues idées préconçues, et paf, soudain, sans raisons particulières, elles t’explosent aux oreilles, se font évidentes. Pour ton serviteur, Fela Kuti en est. Il y a encore quelques semaines, interrogé sur le musicien nigérian, j’aurais professé mon ignorance absolue et mon manque d’enthousiasme. Et aujourd’hui, j’ai l’impression que la vie sans Fela Kuti, sa musique et son exemple, serait une hérésie, un ersatz. Crétin de Lémi, toujours en retard d’une guerre, voire de plusieurs.

Fela Kuti appelle l’hyperbole, le jugement démesuré. Penche-toi sur lui, sur son destin tragique et ses faits d’armes, musicaux ou pas, et partout tu liras les mêmes mots, répétés jusqu’à la nausée : « Prince d’Afrique », « Panthère du Nigéria », « Roi de Lagos », « Bob Marley africain »… N’en jetez plus, marmonnes-tu, avant de te mettre à ce billet, présomptueux, sûr d’éviter ce travers grandiloquent et… paf, les mêmes mots reviennent crisser sous ta plume, trop plats pour rendre hommage, trop adaptés pour ne pas s’imposer. Alors, plan Barbarossa chroniquesque, tu délaisses le sensible pour le concret, bifurques.

Adoncques. Fela Kuti est né en 1938 à Abeokuta, ville nigériane proche de la capitale, Lagos. On pourrait aussi bien dire, si on pastichait le subcommandante Marcos, que Fela est né en 1969, au cours d’une tournée aux États-Unis. Lors de celle-ci, il a découvert les théories de Malcolm X et rencontré des personnalités du mouvement d’émancipation noir afro-américain. Auparavant, il s’était certes taillé une certaine réputation musicale, d’abord en Angleterre où il avait fait ses études, puis à son retour au pays en tant que musicien et producteur. Comme d’autres, il mixait jazz et rythmes africains, produisait une musique dansante et déjà affutée, mais à laquelle manquait l’élément principal de sa future renommée : le message politique. Fela Kuti n’était alors qu’un musicien parmi d’autres, virtuose mais encore incomplet.

Le journaliste Patrice Van Eersel qui devint un ami du musicien nigérian décrit ainsi (ici) comment à son retour des États-Unis, en 1969, Fela « ramène la force de la musique afro-américaine en Afrique. […] Au début, c’est un chanteur de charme, et puis très vite il fait entrer le tigre, la panthère, et il devient un rebelle ».
Et il devient un rebelle. Ça peut sembler simpliste, dit comme ça. Mais : de ce jour, Fela Kuti resta obstinément un révolté, homme faisant feu de tout bois. Contre la mentalité coloniale, contre la religion, contre les gouvernements corrompus du Nigéria et d’Afrique…

1969, donc, point de bifurcation. A partir de là, sa carrière musicale et son engagement politique vont avancer de pair, l’une épaulant l’autre et vice-versa. Le succès immense de l’Afro-beat, genre musical qu’il crée à part entière et dans lequel la sophistication du jazz s’efface progressivement pour laisser place à des influences africaines, ne l’a jamais détourné de ses combats. Rapidement, il s’est mis à chanter en Pilgrin, mélange d’anglais et de dialecte local, afin d’être compréhensible par tous et pas seulement par les élites cultivées.

Le reste - son immense popularité mise au service d’une lutte politique, ses prises de positions enflammées, ses chansons coups de poing etc. - , on peut en survoler quelques bribes en se focalisant sur la matière première elle-même, à savoir les chansons. Évidemment, mon choix (arbitraire) se bornant à trois pépites de Fela, il ne faut y voir qu’une modeste introduction que tu ne manqueras pas de compléter1.

« Unknown Soldier » : une mère martyre au chant d’honneur

They kill my mama, they kill my mama, they kill my mama… La plainte traverse la chanson et transperce l’auditeur. Dans Unknown Soldier, Fela Kuti chante le jour où les militaires débarquent chez lui, dans sa République de Kalakuta (la grande maison dans laquelle il faisait vivre nombre de ses amis et vivait comme un pacha), détruisent tout sur leur passage, emmènent tout le monde en prison et… défenestrent sa mère sous ses yeux. Gravement blessée, elle mourra quelques semaines plus tard.

Cet épisode atroce n’est pas tombé du ciel. Depuis longtemps, Fela dérangeait. On le lui fit payer. Quand vers 1970, il s’emploie pour la première fois à dénoncer l’incurie politique des baudruches au pouvoir, le Nigéria commence seulement à se gaver de l’or du pétrole. L’argent afflue par wagons. Loin de bénéficier aux plus pauvres, il engraisse uniquement une junte corrompue soutenue par l’armée. La musique rebelle de Fela devient rapidement le chant de ralliement des exclus des faubourgs de Lagos, paysans attirés par le mirage de l’or noir et entassés dans d’immondes bidonvilles. Chacune de ses chansons dénonce, critique frontalement.

En janvier 1977, le pouvoir en place organise un Festival des arts nègres à Lagos. Fela boycotte et lance, à la place, une série de concerts gratuits. Le festival est un fiasco, tout le monde ne parle que de Fela, la junte trépigne de rage. En représailles, le pouvoir envoie des soldats à l’assaut de la Kalakuta Republic. C’est ce que décrit « Unknown soldier », par le détail.

Après un mois en prison, torturé comme ses camarades, Fela finit par sortir et écrit illico cette chanson qui prend aux tripes et raconte l’horreur : Où se rendent ces mille soldats ? [...] Chez Fela, à Kalakuta.

Fela : where these one thousand soldiers dey go ?
Chorus : Left, right, left, right…

Fela : Look oh ! Look oh !
Chorus : Left, right, left, right…

Fela : Na, Fela’s house : Kalakuta.
Chorus : Left, right, left, right…

« Teacher, don’t teach me nonsense ! » Masque noir, peau noire

Le titre dit tout. Professeur, arrête de m’enseigner des conneries. Car des professeurs stupides, le Nigéria en a eu largement son compte, comme tous ses voisins d’Afrique Noire. Avec les Anglais, une nouvelle culture avait été imposée, en tout cas chez les élites, avec une nouvelle langue. Peu après leur départ, le pays s’était ensanglanté de la monstrueuse guerre du Biafra, conséquence de frontières factices. Et puis, en héritage, les Anglais avaient laissé cette religion catholique, omniprésente dans la région. Cela faisait beaucoup. Trop pour Fela.

Professeur, arrête de m’enseigner des conneries. Ta religion, tes manières civilisées, tes mœurs, ton pétrole, ta démocratie faussée, tout cela ne me correspond pas, c’est n’est pas ma culture, mes racines sont ailleurs, voilà ce qu’hurlait Fela. Pour se retrouver, il revint à la religion de ses ancêtres, épousa 27 femmes d’un coup (oui, c’est moyen…), brisa ce qui le rattachait à cette culture des colonisateurs. Et surtout, il replongea dans une musique qui n’était pas affadissement d’une culture mais proclamation fière et passionnée d’une identité commune. Fela chantait une Afrique lumineuse, heureuse, triomphante d’être revenue (ou au moins d’essayer) à ce qu’elle était vraiment, pas à ce que les occidentaux voulaient qu’elle soit. Il s’inscrivait ainsi dans une négation absolue du colonialisme, radicale et sans concession2. Professeur, arrête de m’enseigner des conneries, garde-les pour toi.

« Army Arrangement » : camouflet à la junte militaire

Army Arrangement est sûrement une des chansons les plus courageuses, trompe-la-mort (Je ne peux pas mourir, ils ne peuvent pas me tuer, déclare-t-il en introduction de la vidéo) jamais écrites. Alors en lice pour les élections présidentielles de 1983, Fela est arrêté en 1981 sous un prétexte bidon, la possession de cannabis (qu’il fumait effectivement par wagons entiers) et son parti (le MOP : Mouvement Of the People) est interdit. Il ne tarde pas à répliquer avec cette chanson, qui dénonce la corruption du régime militaire en place, et notamment ceux qui s’engraissent sur le pétrole (Oil money is missing). Fela est emprisonné dans la foulée sous un autre motif (exportation de devises) grâce à un juge à la solde de la junte et passe plusieurs années en prison. Il n’en sortira qu’en 1986.

Ils ne peuvent pas me tuer. Fela exprimait plus qu’une fanfaronnade. Les coups, les humiliations, la torture, les menaces, tout ça ne pourrait jamais l’empêcher de se battre. Avec Army Arrangement, il le proclamait à la face du monde, lumineux affront.

La relève

Fela n’est pas mort du sida en 1997. Non. M’en fous de tes arguments. Fela n’est pas mort, je persiste et signe. Fela vit encore. Seulement, désormais il s’appelle Femi. Femi Kuti. Et, en bon descendant du grand Fela, il continue d’enflammer le Shrine (la boîte de nuit légendaire appartenant à son père, à Lagos) avec des chansons presque aussi belles même si plus concises et moins virtuoses. Un exemple avec « Oyimbo », ici, le reste est de la même trempe : réjouissant.


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1 - « Hound Dog » de big Mama thornton
2 - « If the Kids are United » de Sham 69
3 - « Strange Fruit » de Billie Holiday
4 - « Crow Jane » de Skip James
5 - De l’Idiotie en rock
6 - De l’Idiotie en punk
7 - Les Mains de Victor Jara
8 - Billy the Kid à Soho
9 - Avec Barbara, dites « je t’aime » à l’homme/femme de votre vie (By Ubi)
10 - Beats fripés & synthés braillards : l’âge d’or des musiques électroniques
11 - Les Monologues d’Annette
12 - « Sister Ray » et le Velvet : ce jour béni où tes oreilles commencèrent à saigner
13 - Magie noire & vaudou musical : possédé jusqu’à l’os par Screamin Jay Hawkins
14 - Steve Albini is God (même s’il te dirait sans doute le contraire)
15 - Klaus Nomi : comète baroque dans un ciel pop
16 - Bande son de la révolution : un top 10 subjectif pour le Grand Soir (et le petit matin) / Salve 1
17 - Bande son de la révolution : un top 10 subjectif pour le Grand Soir (et le Petit Matin) / Salve 2 (By Ubi)
18 - De l’extraterrestre en rock
19 - « God bless Michael Gira - He saved me from depression »
20 - Hurler avec les Monks, bêtes à bon dieu
21 - Ne laissons pas les salauds s’accaparer « Bella Ciao »
22 - Quand Peg Leg Sam danse sur ce vieux monde
23 - Pièces éparses du puzzle Sister Rosetta Tharpe
24 - Quand Elisabeth Cotten regarde passer les trains
25 - Allain Leprest, avec deux ailes (By Ubi)



1 D’autant que les vidéos sélectionnées sont généralement tronquées. La majorité des chansons de feu Fela dépassant les 20 minutes, difficile d’en trouver des versions valables sur Internet.

2 Pour les anglophones, instructif mais court entretien de Fela Kuti ici. Avec notamment une jolie interprétation sémantique de la Democracy, transformée en Demo-crazy puis Demonstration of crazyness


COMMENTAIRES

 


  • samedi 5 décembre 2009 à 15h27, par iGor

    Une référence de livre, dans lequel on trouve un interview de Fela par Keziah Jones :

    Fela : « why blackman carry shit » / Mabinuori Kayode Idowu ; trad. par Jacqueline Grandchamp-Thiam et Catherine de Rivery
    Paris : Florent-Massot, 1997
    Ed. française augmentée du livre paru aux éd. Opinion Media Limited, Lagos, 1986, revue, corrigée et annotée par l’auteur
    ISBN : 2908382474

    • samedi 5 décembre 2009 à 21h07, par sacha

      Bonjour,

      L’engagement de Fela n’est certainement pas né en 1969, il est le fils d’une syndicaliste engagée dans la lutte anti-coloniale et d’un père qui bien que l’ayant moins marqué a dirigé le syndicat des enseignants du Nigeria à l’indépendance.

      Il est par ailleurs parenté par son père à Wole Soyinka (cousin), écrivain de tous les combats contre les pouvoirs autoritaires au Nigeria, et premier prix Nobel de littérature africain en 1986.

      Il a pris le chemin de la musique après avoir abandonné ses études de médecine en Angleterre.

      Aujourd’hui la « relève » est assurée, outre ses anciens compagnons de route toujours en activité (Tony Allen, etc.) par 2 de ses fils, Femi et Seun.

      Par ailleurs, un habitant du Nigeria est un nigérian...et un habitant du Niger un nigérien. Dommage de reproduire les erreurs que font les médias de masse en permanence ;-)

      Outre une mutitude de livres, le meilleur documentaire a ce jour sur Fela a été réalisé au début des années 80 ’Music is the weapon’ et est facilement trouvable.

      Bonne continuation.

      Voir en ligne : corrections

      • dimanche 6 décembre 2009 à 14h39, par Lémi

        @ Igor

        Bordel, encore une référence livresque à rajouter à ma liste déjà démentiellement étendue. C’est une conspiration...

        @ Sacha

        A la réflexion, j’ai surement été un peu léger dans ma formulation. D’ailleurs, je voulais parler de sa mère plus que je ne le fais, militante infatigable et courageuse, à propos de la chanson « Unknown soldier ». Et puis, ce billet s’étirait et le soleil pointait le bout de son nez, alors j’ai déserté. Shame on Lémi.
        Par contre, je pense quand même qu’il y a eu un déclic lors de sa tournée aux EU, il le disait lui-même. Mais ce n’était évidemment pas l’unique déterminant de son engagement.

        Pour les fautes, je file corriger ça, rouge aux joues, merci de me les avoir signalées.



  • samedi 5 décembre 2009 à 21h01, par André Chenet

    Quel beau cadeau ! Pas de révolution sans rythme ni musique... Salut

    Voir en ligne : http://poesiedanger.blogspot.com



  • dimanche 6 décembre 2009 à 15h44, par dav

    Oh ! que je suis heureux de voir un billet sur Fela sur Article 11 !

    Un grand bonhomme et une musique à la capacité d’envoûtement, et même de transe, soyons fou, rarement atteinte.

    Comme dit plus haut, le documentaire « Music is the weapon » est à voir, ne serait-ce que pour les quelques images prises dans le « temple ».

    Perso, je pense que plus que Femi (que j’aime) c’est Seun qui est l’héritier le plus... proche... intègre... enfin, je le préfère, bien que sa discographie ne soit que naissante (c’est peut-être pour ça d’ailleurs...).

    Un immense merci pour participer à faire connaître cet immense artiste, et faire que décidément, non, Fela ne soit pas mort et pas près de mourir.



  • lundi 7 décembre 2009 à 12h04, par un-e anonyme

    « Et, en bon descendant du grand Fela, il continue d’enflammer le Shrine (la boîte de nuit légendaire appartenant à son père, à Lagos) »

    Pour info le Shrine connait quelques difficultés en ce moment.

    Voir en ligne : http://www.petitiononline.com/shrine09/



  • dimanche 27 décembre 2009 à 21h09, par un-e anonyme

    Un portrait vidéo touchant de Patrice Van Eersel qui a bien connu Fela.

    Voir en ligne : Fela Anikulapo Kuti par Patrice Van Eersel

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