ARTICLE11
 
 

vendredi 22 avril 2011

Entretiens

posté à 13h59, par ZeroS
4 commentaires

Ksenia (Voïna) : « Nous devons inventer des moyens de résister »
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Contester en Russie ? Tout sauf une sinécure... Face à l’autoritarisme du régime de Poutine, le collectif Voïna réussit pourtant à réinventer des formes de lutte, spectaculaires et audacieuses. Que ses membres renversent des voitures de police ou dévastent une exposition d’art officielle, ils osent et se mettent en danger, décidés à bousculer une société pesante. Ksenia, l’une d’entre eux, revient ici sur leur action.

Une version très expurgée de cet entretien est paru dans le numéro 2 de la version papier d’Article11
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La publication de cet entretien est aussi une façon d’annoncer un débat organisé par A.11 le mercredi 27 avril, à la parisienne librairie Le Monte-en-l’air1, de 19 à 21 h. Pour parler de « la contestation en Russie », Anne Nerdrum (chercheuse), Isabelle (Anarchist Black Cross) et Ksénia, qui répond à nos questions ci-dessous.
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En Russie, les hostilités s’engagent contre un pouvoir corrompu. Bridée par un héritage autoritaire séculaire, une culture politique classique peine à se développer. Toute expression « de gauche » est étouffée2, et les possibilités d’actions légales sont à peu près inexistantes. Cependant, des luttes sociales originales et protéiformes émergent. Parmi ceux qui ont pris le maquis, le collectif Voïna – littéralement « guerre » –, formé le 23 février 2007, a choisi un répertoire radical d’actions artistiques et politiques cyber-médiatisées comme remède à l’aliénation autoritaire.

Le premier fait d’armes du groupe fut de ravager une exposition d’art contemporain officielle et conformiste, faussement engagée. Des dizaines d’autres actions ont suivi, telle la téméraire « Révolution de palais » de septembre 2010, opération de retournement de voitures de police dans le centre de Saint-Pétersbourg pour dénoncer la corruption des forces de l’ordre (photo ci-dessous). Celle-ci a conduit à l’arrestation préventive d’Oleg « Thief » Vorotnikov et Leo « The Fucknut » Nikolayev ; ils encourent plusieurs années de réclusion.

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Voïna n’est plus un épiphénomène, aujourd’hui, mais bien une nébuleuse qui essaime. Ksenia a ainsi intégré le collectif à Saint-Pétersbourg ; circonspecte à l’origine, elle a progressivement compris que Voïna portait une véritable réflexion politique au-delà de la mise en Spectacle de l’espace public. Nous l’avons rencontrée à Paris, pour recueillir son témoignage sur les mouvements de contestation émergents en Russie, dont Voïna est l’un des multiples pans.

De la nécessité d’innover

« En Russie, la culture politique classique – syndicale – n’est pas présente. Il n’existe pas de syndicats, comme chez vous, pouvant lancer un mouvement, bien organisé, chaque fois de la même manière : nous n’avons pas ce répertoire d’actions. Lorsque l’on veut planifier de simples défilés, nous avons toujours des problèmes administratifs et juridiques. Comme il n’y a pas de porte-parole reconnu officiellement, il est très difficile, notamment pour l’extrême-gauche, de monter une manifestation légale sans être attaqué par les forces de police. Pour défendre nos positions politiques, nous devons inventer d’autres outils, d’autres méthodes.

En Russie, chaque jour, extrême-gauche, police et extrême-droite s’affrontent. Afin d’éviter ces conflits, nous devons inventer des moyens étranges de résister... pas considérés comme politiques au premier abord, mais qui s’interprètent comme tels en deuxième lecture. »

Croisement des savoirs et éveil politique

« Avant 2008, je n’étais pas du tout politisée. A l’Université d’État de Saint-Pétersbourg en philosophie, j’étais très détachée de certaines réalités sociales. En 4e année3, cependant, j’ai commencé en parallèle à étudier la sociologie, et je suis ensuite entrée au Collège universitaire français de Saint-Pétersbourg. Quand il s’est agi de trouver un sujet de mémoire de M1, je me suis aperçue que les sujets auxquels j’avais d’abord pensé ne me touchaient plus. L’interrogation qui m’affectait réellement était la suivante : « Quel peut être le rôle pratique de l’intellectuel, du philosophe dans la société ? » J’ai cherché à comprendre l’engagement des intellectuels dans la vie politique, et c’est ainsi que j’ai découvert l’existence du mouvement de « l’Université hors les murs », où se tiennent des cours de philosophie marxiste, d’histoire des mouvements sociaux, etc. Ils organisent - par exemple - des projections de films de Jean-Luc Godard, et entretiennent un certain culte autour de 1968. L’organisation porte aussi des actions. Je me suis progressivement intégrée à ce milieu, et j’ai commencé à réfléchir sur la façon dont moi, intellectuelle, je pourrais participer à la vie politique. C’est un réseau dans lequel tu entres et où tu connais rapidement presque tout le monde.

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J’ai découvert l’existence de Voïna en 2008 lors de la très médiatisée action « Baise pour l’héritier de l’ourson ! »4, une simulation de partouse publique au musée d’histoire naturelle de Saint-Pétersbourg (photo ci-dessus). Les étudiants qui y ont participé ont tous été virés de leur université. Dans le cercle militant très restreint – 200 à 300 personnes – que j’avais intégré, tout le monde parlait de Voïna. Lors d’un séminaire marxiste autogéré, Leo Nikolayev est arrivé ; on me l’a présenté. J’avais une toute autre image de cette personne avant - plutôt négative. En réalité, il était très simple, parlait peu, et était sincère. J’ai pensé : « Si c’est ça le groupe Voïna, je les aime bien. » Avant j’étais un peu sceptique, je pensais que ce groupe faisait surtout son autopromotion. En fait, ses membres portent une vraie pensée politique, ils expliquent leurs actions, argumentent. En tant que philosophe, j’ai apprécié cela. »

Prémices et gestation du phénomène Voïna

« Plusieurs raisons sont à l’origine de la création de Voïna, à commencer par l’ambition de réunir art et politique. Le groupe a été lancé par plusieurs personnes qui gravitaient dans le milieu de l’art contemporain, comme Oleg Vorotnikov, actuellement prisonnier, philosophe de formation et investi dans le champ artistique.

La première action eut lieu en 2007 lors d’une exposition intitulée « Les actions militantes » ou « Les actions de la guerre ». En russe, c’est le mot « voïna », dont le sens est aussi guerre. Cette exposition d’art était dite « militante », mais en réalité c’était une exhibition conformiste. Dans un cadre rigide, tu étais censé faire ce que tu voulais... Pour dénoncer cet événement institutionnel, un groupe de personnes a décidé d’intervenir par une action directe, pour exemple de ce que peut être l’art politique. Ils ont simulé une boule de neige roulant dans la salle d’exposition, ont mis du plâtre partout, et ont cassé la majorité des objets d’art. C’est le jour de naissance de Voïna, le 23 février 2007, qui est aussi celui de l’Armée rouge et de la Fête des hommes. Aujourd’hui, nous affirmons que le collectif est là pour faire renaître l’idéal héroïque de l’artiste : ce dernier ne peut pas être séparé de la vie sociale et politique.

Cette exposition conformiste était organisée avec le concours de l’Administration. C’est révélateur : lorsque le pouvoir souhaite assouplir la pression, il crée des niches bien cadrées. Voïna s’oppose à cette pratique, à cette illusion des artistes d’avoir réellement produit quelque chose de contestataire suite à ce type d’événement. »

L’éthique Voïna

« Les entraînements de groupe sont réguliers, notamment sur les relations avec la police et sur ce qu’il faut dire. L’éthique est extrêmement importante dans la manière dont Voïna élabore ses actions. L’objectif est que personne ne soit interpellé. Le style de vie selon Voïna, c’est particulier. Si tu peux ne pas utiliser de l’argent, tu le fais ; si tu peux voler, tu voles ; si tu peux frauder, tu fraudes. Il faut sortir du quotidien, être à la marge et radical. À partir du moment où tu participe à une action de Voïna, tu es membre du collectif à vie, sauf si tu trahis les principes.

Le leadership est limité, il y a surtout des gens plus actifs que d’autres. Le titre de « président » accordé à Léo est un qualificatif pour une action artistique liée aux élections de 2012. En faisant une campagne assez large, nous pourrions obtenir un véritable soutien populaire ; non pour être élu, mais pour montrer au pouvoir ce que sont les élections en Russie. On se fout que Medvedev et Poutine soient présidents. Notre président est Léo (arrivé dans le groupe début 2009) : le titre lui a été conféré après l’action du « sceau bleu ».

Le mouvement des « seaux bleus » a été lancé contre ces fonctionnaires utilisant des véhicules avec des gyrophares bleus, ceux du Service fédéral de sécurité, le service de sécurité des hauts fonctionnaires et des grands patrons. Ils font ce qu’ils veulent dans la rue, ne respectent aucune règles de circulation. Ils les enfreignent toutes, prennent même les branches d’autoroute à contre-sens... C’est la voiture du chef de la Sécurité routière qui comptabilise le plus d’infractions... Les vidéos de sa voiture circulant sont hallucinantes. L’exemple caractéristique est celui du véhicule d’une mère et d’une fille, médecins, qui ont été percutées par une voiture avec un gyrophare qui roulait à contre-sens. Elles sont toutes les deux mortes, mais le conducteur n’a pas été inquiété, et la famille n’a rien obtenu. C’est un cas classique d’abus de pouvoir. Le mouvement des « seaux bleus » a créé un immense bouchon dans Moscou en direction du Kremlin pour que les voitures aux gyrophares bleus ne puissent pas circuler. Lors de cette action, Léo portait un seau bleu sur la tête, pour y faire allusion (voir vidéo ci-dessus). »

Une action à la loupe : « un phallus géant contre le FSB »

« La géographie du delta de la Neva permet de séparer physiquement et socialement les différents quartiers de Saint-Pétersbourg. L’une des îles est une zone industrielle et un ghetto de prolétaires, elle fait face au centre bourgeois du palais de L’Ermitage. Les ponts qui séparent les districts gardent la mémoire de l’histoire sociale de la cité. Lors de la Révolution de 1917, tous furent levés afin de préserver, en vain, les lieux de pouvoir. Le 14 juin 2010, Voïna a détourné cet atavisme topographique et patrimonial en représentant un phallus géant sur un pont, symbole de l’attitude populaire vis-à-vis d’un centre-ville aux richesses inaccessibles. Ce pont se trouve devant le bâtiment du FSB, l’ancien KGB.

La nuit de l’événement, j’étais à vélo sur l’île industrielle. Je cherchais à traverser, mais tous les ponts étaient relevés afin de laisser transiter les navires comme c’est le cas toutes les nuits du printemps à l’automne. Par hasard, je me suis trouvée de l’autre côté de celui où se déroulait l’action. Je n’étais pas au courant, je n’ai pas vu le phallus, mais seulement des personnes courir. Le lendemain, de proches amis militants, qui avaient participé, m’ont conviée à la réunion de débriefing. Ils pensaient que je pouvais amener des idées constructives au groupe. Par la suite, je les ai côtoyés tout l’été en participant à l’élaboration d’autres actions.

La préparation avait été minutieuse, chacun savait précisément ce qu’il avait à faire. Voïna connaissait les horaires de levée du pont, et s’était entraîné quotidiennement sur des parkings de grandes surfaces. Plusieurs problèmes ont tout de même émaillé l’entreprise. Deux personnes étaient chargées d’écrire sous le phallus les quatre lettres плен – « captivité ». Ils ont mal apprécié les distances, et le mot est passé sous le niveau de la chaussée. Le message n’était pas complet.

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Habituellement, les vigiles bloquent l’accès du pont aux voitures cinq minutes avant l’ouverture. Les piétons peuvent terminer la traversée, et les membres du collectif avaient décidé d’en profiter pour réaliser l’inscription. Plusieurs moyens de diversion étaient prévus. Un membre devait venir en voiture et perturber la circulation, mais il est arrivé en retard. Des complices à vélo ont aussi essayé de franchir les barrières pour distraire les vigiles ; malheureusement, ces derniers ont quand même aperçu une fille qui peignait, très proche d’eux. Ils l’ont saisi violemment, mais elle a finalement pu s’enfuir grâce à l’intervention d’un passant.

Un réalisateur qui suivait le groupe depuis plusieurs mois a aussitôt confectionné un montage à diffuser sur internet (voir la vidéo ICI). En deux jours, tout Moscou et Saint-Pétersbourg étaient au courant, c’est-à-dire toute la Russie ! La réaction populaire a été immédiate, pas celle du pouvoir. Le peuple a compris le message. Personne n’a d’amour pour les flics, mais les gens osent rarement exprimer leur haine des instances autoritaires. Quelqu’un qui s’y attache bénéficie du respect et de la reconnaissance populaire, et il est incité à poursuivre.

En fait, Voïna fuit le langage intellectuel, parce que le savoir est souvent un vecteur d’inégalité. Le collectif ne souhaite par reproduire des erreurs passées, mais plutôt ouvrir des pistes et véhiculer le message suivant : « Faites vous-mêmes vos propres actions. Organisez-vous, nommez le groupe comme vous le souhaitez, et démerdez-vous ! »5

La réflexion part souvent des pratiques quotidiennes et de l’utilisation des ressources de l’espace public, pour les détourner. Par exemple, qu’est-ce qu’un pont ? Certes, un élément fonctionnel du paysage de la cité, mais surtout symbolique. À Saint-Pétersbourg, les ponts-levis peuvent être comparés à la Tour Eiffel en France. Ils sont sur les cartes postales et les t-shirts : ce sont des objets marchands.

L’espace public est systématiquement investi comme ce fut le cas lors du festin dans le métro. Habituellement, c’est seulement un lieu fonctionnel, de passage, où le voyageur n’apprécie pas le moment qu’il y passe. En y organisant une fête, on rompt l’aliénation. Chaque action est adressée aux simples passants, qui en deviennent acteurs. Dans le métro, le banquet était ouvert, et pas seulement réservé à quelques « élus ». (Voir la vidéo ICI) »

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Université expulsée, résistances et modalités de circulation des connaissances

« Initialement, cette « Université expulsée » devait seulement être une action contestataire ponctuelle. En 2008, à Saint-Pétersbourg, l’Université européenne a été fermée par l’administration de la ville parce qu’elle avait lancé un projet d’observation des élections présidentielles et avait remporté une bourse pour le mener à bien – beaucoup d’argent, provenant de la Commission européenne. Vladimir Poutine n’a pas du tout apprécié cette idée. L’Université a donc été fermée sous prétexte de non-respect des normes de sécurité incendie, après la rentrée de février. Les gens étaient choqués, les huissiers de justice sont entrés dans les salles pendant les cours. Ils ont dit : « Excusez-nous, l’université est fermée, veuillez quitter les salles, c’est fini. » Les étudiants se sont retrouvés à la rue sans possibilité de poursuivre leurs études. Personne ne savait quand l’université allait être réouverte.

L’université dispensait des cours en sciences humaines et sociales (philosophie politique, histoire, ethnographie, anthropologie, économie sociale, etc.). Ces matières sont les plus « chaudes » pour les mouvements sociaux étudiants. Tous les enseignants ont des diplômes européens, ils savent comment fonctionnent les mouvements à l’étranger, alors ils en ont initié un, le premier mouvement en ce début de siècle à Saint-Pétersbourg. Il a occupé tout l’espace médiatique durant deux mois. Nous ne connaissions pas ces manifestations étudiantes avant.

Des actions étranges ont été organisées, comme un match de football entre trois équipes qui incarnaient les acteurs engagés dans le conflit : mass médias, pompiers et étudiants. Des courses se sont tenues pour la cause en centre ville, avec des t-shirts créés spécialement pour demander l’ouverture de l’université. Les étudiants de la faculté d’ethnographie ont monté des spectacles de théâtre avec des lectures de poèmes pour raconter le conflit autour de l’Université européenne. Le langage était celui des XVIIIe et XIXe siècles avec des réalisations artistiques très professionnelles. Le sens était politique comme pour les carnavals ou les mascarades. Historiquement, ce sont le tsar, les prêtres ou l’Église, en somme les instances autoritaires, qui étaient parodiés par le peuple lors des pièces.

Comme nous n’avions plus de locaux, une des actions proposées fut de créer une université hors les murs, car la faculté ce n’est pas les murs, c’est avant tout les relations entre les professeurs et les élèves, le désir d’avoir les connaissances, de se développer, et de comprendre le monde. Le fait que les étudiants soient dans la rue fut très symbolique : en Russie nous n’avons pas eu mai 1968. L’Université hors les murs a provoqué l’intérêt d’autres établissements.

Cette mobilisation fut un choc pour le pouvoir ; il n’avait jamais été confronté à cela auparavant. Après la mobilisation et sa couverture médiatique, l’université a été réouverte. Nous avons gagné, et suivre des cours alternatifs dans les locaux allait de soi. Le doyen de l’Université européenne a remercié les étudiants mobilisés et a proposé de laisser libre accès à une salle pour que ces cours se poursuivent n’importe quel jour, même les samedis et dimanches. Les étudiants ont décliné la proposition. Un schisme s’est alors produit : un groupe est retourné à l’université, l’autre voulait rester dans la rue. Ce n’était pas lié à l’absence d’espace, mais à une prise de position politique. L’objectif était de rester dans la rue pour être visible en tant que groupe social en difficulté, qui n’a pas de statut déterminé.

Le mouvement se poursuit ainsi depuis deux ans, autour d’une plateforme qui réunit les professeurs et les élèves des différentes facultés, mais aussi des activistes de gauche. Pendant l’hiver, comme il fait très froid, nous ne restons pas dans la rue et trouvons des locaux grâce à nos réseaux, à des ONG ou à des professeurs amis qui soutiennent l’activité et qui prêtent leurs locaux. L’Université hors les murs reste nomade, malgré quelques lieux privilégiés de rencontre.

Le langage des conférences est spécialisé. Les gens qui participent ont un certain capital culturel. Par exemple, une connaissance de la philosophie française postmoderne : Foucault, Deuleuze, Derrida, etc. Sans base, il est très difficile de suivre. Les concepts sont utilisés sans être expliqués, avec la présomption que les participants les maîtrisent. Les simples passants dans la rue, même s’ils ont envie de participer, ne peuvent pas suivre le fil.

En Russie, au début du XXe siècle, il y eut un mouvement populiste qui voulait éduquer les paysans et les ouvriers. Des tribuns se mêlaient à la foule et essayaient de simplifier les théories marxistes. Mais la majorité du peuple s’en foutait, n’y voyait pas de sens. Les activistes de l’Université hors les murs ne veulent pas répéter de semblables erreurs. Ils préfèrent mener des actions, les médiatiser et laisser le champ libre afin que chacun fasse comme il le souhaite : c’est ainsi que le concept a été repris dans d’autres villes comme Moscou, Novossibirsk, etc.

C’est une forme d’action collective, de réappropriation de l’espace public, de la rue. La ville est à nous, nous devons y manifester notre présence. »

L’espace public vécu, entre quotidien et événements exceptionnels

« En Russie, il est difficile d’organiser un rassemblement public, ne serait-ce que pour un carnaval ! Descendre dans la rue avec des costumes, des pancartes aux slogans absurdes, peut mener à l’interpellation. Si tu multiplies les récidives, tu peux aller en prison ou, au moins, en garde-à-vue.

À Novossibirsk, en Sibérie occidentale, un jeune artiste étudiant a pourtant créé une manifestation absurde, qu’il a appelé une monstration – un jeu de mot entre « démonstration », la manifestation, et « monstre ». Il a repris l’idée du carnaval médiéval qui détourne, inverse et déforme l’image de la société classique, pour montrer son visage interne. Les gens sont sortis, particulièrement des jeunes, avec des pancartes très étranges. Par exemple, on a pu voir un jeune homme avec le costume de Spiderman et une banderole « Je ne sens pas la crise économique ». Ou encore : « J’aime bien les vers » ; « Aubergine au pouvoir ! », « Je ne sais pas ce que je veux », une pancarte vide avec des points d’exclamation et de nombreux autres slogans absurdes. Les monstrations détournent ainsi ce qu’est un mouvement social classique. D’année en année, le succès est grandissant, personne n’est insulté. Toute la jeunesse participe, sans que ce soit vulgaire. Les forces de l’ordre ont commencé à réprimer le mouvement progressivement et sans raison, jusqu’à ce qu’ils arrêtent le leader, Artem Loskutov pour possession d’herbe... qu’ils lui avaient mis dans la poche. Ils lui ont demandé de cesser ses activités autour des monstrations. Il a refusé, et des monstrations sont apparues partout. Une campagne de solidarité a été menée pour payer son amende d’environ 30 000 roubles (environ 900 euros).

Lorsque tu essaies de faire quelque chose de drôle, d’amusant, qui n’attaque pas directement le pouvoir, tu peux quand même avoir des problèmes. Si le pouvoir était plus subtil, il laisserait faire, et offrirait aux jeunes des espaces de liberté afin de canaliser la contestation. Il pourrait même récupérer les monstrations et imposer les thèmes. Il n’a pas compris qu’en réprimant ce que veulent faire les jeunes, il les incite à continuer dans la clandestinité.

L’espace de la rue est réservé à l’extrême-droite. Si tu organises une manifestation « Russie pour les Russes », tu auras l’autorisation, même au centre de la ville. Idem pour les supporters de football et la Jeunesse poutinienne.

Les mouvements actuels ont tous pour objectifs la réappropriation de la ville. La maxime la plus populaire est « C’est notre ville, c’est notre rue, c’est notre espace ! ». Par exemple, le mouvement Stratégie 316, qui a débuté en 2009, se réfère à l’Article 31 de la Constitution russe. Chaque citoyen russe a le droit de se rassembler avec ses concitoyens librement, sans arme, pour discuter des problèmes sociaux et politiques dans les lieux publics. Cet article est constamment violé par le pouvoir, alors chaque 31 du mois, les gens - dans les grandes et petites villes - se réunissent. C’est toujours sur le même lieu et à la même heure, par exemple Place du Triomphe à Moscou. Il y a de plus en plus de participants. Des jeunes, des vieux, des ONG, etc. C’est une sorte de manifestation universelle pour décrier tous les problèmes : ceux des étrangers, des immigrés, des étudiants, etc. Les gens viennent avec ou sans banderole et réclament leurs droits fondamentaux.

Quand j’étais adolescente, je fréquentais des lieux de rassemblements pour les jeunes et les sous-cultures. Ils existent toujours. Les Goths se retrouvaient à la gare. Il y avait des lieux pour les punks, les métalleux, etc. Chaque sous-culture avait son lieu, souvent dans la rue, dans un parc ou près d’un bâtiment symbolique. Ce n’était pas réprimé, sauf quand il y avait des conflits entre les groupes, comme quand des skinheads s’en prenaient aux antifas ou que des supporters homophobes agressaient les Goths maquillés en criant «  Les pédés, sortez de notre rue. La rue c’est pour les mecs, pas pour les homos ! » Les flics venaient suite aux bagarres. Sur certaines places publiques les jeunes se rassemblent pour boire et fumer de l’herbe. Les skaters ont aussi leurs lieux. Cependant, je n’y vois pas un sens politique : c’est un espace de fermentation un peu cyclique où tu entres en vivant toujours la même chose. Les mêmes gens boivent, fument, demandent qui a couché avec qui, etc. C’est sans issu et sans but. Ce n’est pas dangereux pour le pouvoir.

Les mouvements sociaux peuvent réutiliser ces formes de rassemblement des jeunes. L’Université hors les murs n’a jamais eu de problème avec la police dans la rue. Nous étions entre 15 à 80 personnes, c’était organisé comme une discussion. La police ne voyait que des jeunes avec des personnes plus âgées, en apparence respectables, comme les professeurs. Ça prenait la forme de simples conversations. »

Aujourd’hui, affronter la Justice et défendre les droits fondamentaux

« Sur ce site, je diffuse l’information traduite sur Voïna pour que les Français puissent lire et comprendre les enjeux et sensibiliser les journalistes. Le soutien financier est nécessaire, mais actuellement ce n’est plus d’actualité, puisque l’artiste britannique Banksy7 a mis des œuvres en vente aux enchères pour soutenir Voïna et a récupéré 9 600 livres sterling ; après de longues tergiversations, le collectif a décidé d’accepter les fonds de Banksy. Oleg et Leo ont été libérés en conditionnelle moyennant 100 000 roubles chacun (env. 3 000 euros). Après leur libération, ils ont utilisé le reste de l’argent pour aider d’autres prisonniers politiques : quelques militants antifascistes, la femme emprisonnée d’un opposant au régime membre de Stratégie 31, etc. Grâce à leur aura et à cet argent, ils paient les avocats des prisonniers politiques et incitent les médias à venir assister aux procès.

Le 7 avril 2011, comble du cynisme, Voïna a reçu le prix « Innovation » du ministère de la Culture pour le dessin du phallus sur le pont face au FSB, un prix censé récompenser les meilleures œuvres d’art visuel. Ils ont décroché une somme de 400 000 roubles, mais ne sont pas venus à la cérémonie officielle. Cette somme doit aussi servir à soutenir des prisonniers politiques.

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Le 31 mars, Voïna a participé à l’action de Stratégie 31 à Saint-Pétersbourg. Oleg et Koza étaient avec Casper, leur fils de deux ans (voir photo ci-dessus). Les forces de l’ordre ont attaqué leur cortège mixte, auquel participaient aussi des anarchistes non syndiqués. Pour se défendre, tous avaient préparé des bouteilles pleines d’urine. Les policiers, fous de rage, ont arrêté Koza, Leo, et des artistes connus du milieu street-protest-art russe. Oleg après s’être interposé a été aussi arrêté violemment (et son fils envoyé dans un hôpital). Il a été tabassé au commissariat, et a quand même pu appeler son avocat qui a contacté les secours médicaux. Oleg a été libéré à trois heures du matin. Dans un autre commissariat, Koza et Leo ont passé une nuit horrible. La police a refusé de laisser entrer leur avocat, qui est resté quatre heures hors du commissariat, et les médecins. Tous deux étaient blessés. Ils ont été envoyés au tribunal le jour suivant, mais Koza et une militante antifasciste ont réussi à s’échapper du camion de police en pleine marche. Quant à Leo, il a été libéré car son procès a été déplacé dans sa ville de résidence, Moscou.

Oleg est recherché par la police depuis le 19 avril, de même que Koza pour délit de fuite. La police veut les priver de leurs droits parentaux. Koza, participante à l’action de retournement des voitures de policiers en septembre 2010, avait déjà été menacée de perdre ses droits parentaux : les policiers avaient pris illégalement tous ses papiers lors d’une perquisition, il ne lui restait que le certificat de naissance de Casper. De Russie, mais aussi de l’étranger, nous lançons des pétitions pour atteinte aux droits fondamentaux. Elles devraient être envoyées à la Cour européenne des Droits de l’Homme ou à Amnesty International. »

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Action de « retournement » des voitures de police


1 71, rue de Ménilmontant / 02, rue de la Mare (Paris, 20e), Métros Ménilmontant, Gambetta & bus 76.

2 A contrario, droite et extrême-droite ont le champ libre pour s’exprimer dans la rue, à l’image du mouvement officiel de jeunesse, Putin Jugend.

3 En 5e année les étudiants entrent directement en doctorat.

4 Medvedev, patronyme de l’actuel président russe, signifie « petit ours ».

5 Voici donné approximativement le titre d’un manuel que devrait éditer le collectif.

6 Ndlr : il faut noter que ce mouvement réunit des forces très diverses, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite. Edouard Limonov, fondateur du Parti national-bolchévique, qui développe une symbolique particulièrement douteuse, est ainsi l’un des instigateurs de Stratégie 31.

7 Dont A11 parlait notamment ICI.


COMMENTAIRES

 


  • samedi 23 avril 2011 à 08h26, par Jajoushka

    C’est bien de courage physique qu’il faut de ce côté du continent pour contester. En Russie l’extrême-droite mutile, torture et tue, comme la police, l’armée et la prison.



  • mercredi 27 avril 2011 à 21h33, par gracias

    Merci beaucoup pour cet article qui explique bien et enfin ce qu’est ce groupe, Voina, dont j’avais entendu parler depuis un moment pour certaines actions, mais sans savoir ce qui les motivait, ce qui piquait la curiosité. C’est beaucoup plus clair maintenant.



  • Le lecture de cet article me met mal à l’aise.

    Autant on ne peut que soutenir la démarche de ce groupe, autant je suis personnellement très sceptique quant à la forme que prend leur action. La simulation de partouze et le phallus géant me semblent à beaucoup de points de vue regrettables, et la récupération cynique qu’en a fait le gouvernement (pour le phallus géant) me semble un retour de bâton prévisible : la politique, le management, la publicité et de façon générale, toutes les formes de répressions sociales implicites à l’œuvre dans nos sociétés dites «  »civilisées«  », sont des institutions fondamentalement sexuelles et qui utilisent le sexe comme un moyen (central) de la fabrique du consentement des masses.

    A ce titre, je ne pense que faire leur jeu (en galvanisant la sexualité de la jeunesse) soit une approche constructive, ni même efficace, à part à faire un buzz... Mais avec quelle image sous-jacente ?

    GoG

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