ARTICLE11
 
 

lundi 3 juin 2013

Textes et traductions

posté à 15h50, par Paolo Persichetti (Traduit et introduit par Serge Quadruppani)
3 commentaires

« Tout le monde n’a pas le droit d’être victime... »

En 2002, Paolo Persichetti était extradé en Italie par l’État français qui reniait ainsi la parole donnée aux anciens de la lutte armée italienne. Une expérience qu’il analysait dans Exil et châtiment, publié en 2005. Aujourd’hui cantonné à un régime de semi-liberté, il continue à tirer à boulets rouges sur les arcanes de la « justice » occidentale, et notamment sur la notion de « victime méritante ». Traduction.

Paolo Persichetti, enseignant au département de Sciences politiques de l’Université Paris 8-Saint-Denis, a été extradé vers l’Italie le 25 août 2002. Basse manœuvre politicienne au mépris même du droit, bien dans l’esprit de la décennie de terrorisation sécuritaire à l’échelle de la planète qui a suivi le 11 septembre 2001, cette extradition marqua le coup d’envoi de la politique de précarisation de la situation des militants d’extrême-gauche italiens. On sait que Cesare Battisti et Marina Petrella firent aussi par la suite les frais de ce reniement de la parole donnée par l’État français aux anciens des luttes armées italiennes réfugiés en France.

Ancien militant de l’Union des communistes combattants, Persichetti a été condamné par un tribunal italien à dix-sept ans de prison pour une « complicité », qu’il a toujours niée, dans l’assassinat du général Lucio Giorgeri en 1987. Auteur, avec Oreste Scalzone, d’un essai sur les « années de plomb », La Révolution et l’État, (Dagorno, 2002), il a également publié le fondamental Exil et châtiment (Textuel, 2005) qui, à partir de l’analyse de son propre cas, met en lumière le refoulement du passé italien et l’état d’exception permanent niché au cœur du droit ordinaire. Il se trouve à présent dans un régime de semi-liberté, et il anime le blog Insorgenze, d’un intérêt constant, que ce soit pour ses utiles rappels historiques sur les années 1970 (par exemple, le recours à la torture par les forces de l’ordre) ou pour les batailles menées contre les bouffonneries et mensonges du représentant consacré de la moraline post-gauche, l’icône Saviano. Ici, il nous propose une réflexion sur la mutation essentielle qu’a connue la justice de l’Occident depuis qu’on a prétendu mettre la « victime » au centre de son fonctionnement.

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« Tout le monde n’a pas le droit d’être victime et toutes les victimes ne sont pas victimes de la même manière »
Par Paolo Persichetti

Au centre de ce processus, on trouve l’idée de « victime méritante ». Il importe ici d’analyser la manière dont l’usage politique de cette notion a transformé l’action pénale et l’idée de justice.

Pendant longtemps, l’idée de justice a accompagné la tentative d’atteindre des objectifs universels susceptibles de déboucher sur l’amélioration des conditions de vie matérielles et spirituelles de chacun. Au concept de justice s’associaient les idées d’égalité et de fraternité (aujourd’hui, on dirait aussi sororité), de libre développement de l’existence humaine – ou bien le salut. En somme, la justice était considérée comme un principe contribuant au bien collectif (pour suivre le changement des langages, on dirait maintenant « bien commun »).

Le concept de justice n’est aujourd’hui plus simplement superposé à celui de droit, mais s’est vu accolé à un principe tout particulier : le droit de punir. Le désir d’améliorer le sort collectif s’efface au profit d’une vision pénitencielle du monde, qui voit dans l’action pénale, conçue comme un paradis immaculé opposé à la réalité impure du monde politique, l’instrument pour intervenir sur la réalité.

Ce nouveau sens commun, totalement immergé dans une vision manichéenne du monde n’offrant pas d’échappatoire – on est soit entièrement victime, soit totalement coupable –, a projeté la figure de la victime au rang de statut social recherché, faisant d’elle «  une authentique incarnation de l’individu méritant : presque un modèle idéal de citoyen. »

Dans une société où disparaissent progressivement les capacités inclusives et prévalent à leur place des dispositifs prédateurs, résultat de la « tension entre idéologie néo-libérale du libre marché et autoritarisme moral néo-conservateur  », les contradictions, le mal-être social, la difficulté à vivre entraînent un développement confus de sentiments et de caillots de rancœurs. Ces derniers mêlent la peur de l’avenir et l’obsession du déclin social, accentuant ainsi les processus d’identification victimaires.

S’il y a une victime, il doit forcément y avoir un bourreau, ce qui par définition exclut la possibilité qu’il y ait une condition victimaire commune. Tout le monde ne pouvant être victime, la compétition pour atteindre ce statut a vite battu son plein. Et cette course à l’investiture légitimatrice repose sur des bases inégalitaires. Tout le monde n’a pas le droit d’être victime et toutes les victimes ne sont pas victimes de la même manière.

La posture victimaire – expliquent les études qui s’occupent du phénomène – est accordée sur la base de qualités requises par l’ordre social, politique, culturel et ethnique ; critères qui varient suivant les latitudes. Un individu appartenant aux groupes sociaux les plus stigmatisés – ceux qui se voient taxer d’une continuité originaire avec l’univers criminel ou la généalogie du mal – n’a aucune possibilité d’accéder à la sainteté victimaire.

En effet, plus que celle de victime, c’est la notion de « victime méritante » qui trouve affirmation et légitimation. La victime forte ne laisse aucune chance à la victime faible. Il ne suffit pas d’avoir subi un tort ou un dommage pour pouvoir être reconnus comme tel. La clé ? Faire partie de la catégorie qui a légitimité à l’être, un panthéon exclusif.

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Projetée par l’ombre longue d’Auschwitz, l’image de la victime tire sa supériorité éthique de la figure du sans-défense – celui qui est objet d’une agression totale contre sa passivité absolue. Cette asymétrie originaire est cependant bien différente de l’enchevêtrement embrouillé de conflits caractérisant les sociétés actuelles. Cet emmêlement souvent symétrique d’affrontements, de tensions et de violences brouille le tableau, imposant une dimension illégitime et controversée à nombre de victimes.

Plus qu’un jugement de fait, le statut de victime est le résultat d’un jugement de valeur tellement significatif – puisque source immédiate de légitimation politique – qu’il est devenu lui-même le lieu de la dispute. Le terrain d’une bataille allumée par cette « exaltation narcissique de la souffrance », sur laquelle a écrit Zigmunt Bauman dans Modernité et holocauste1. Comme le soutenait Hannah Arendt, cette exaltation ne fait qu’engendrer d’autres victimes, niant cette reconnaissance de l’autre qui, dans le dispositif agonistique du conflit, est l’ennemi. Dans le dispositif victimaire, l’autre devient l’absolument diabolique, le mal universel, l’extra-humain à bannir, celui qui, par définition, est hors de toute consensus social.

Loin d’avoir renforcé la reconnaissance de la dignité humaine, la compétition victimaire s’est prêtée à une facile instrumentalisation qui a servi à renforcer le pouvoir des Léviathan. Sur le plan international, grâce au prétexte de l’ingérence humanitaire, le paradigme victimaire a favorisé le passage de l’éthique guerrière aux guerres éthiques, alimentant la grande hypocrisie de la justice pénale internationale, qui a permis aux vainqueurs de faire le procès des vaincus. Comme disait Pascal, « Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste », abolissant toute capacité de discernement entre d’une part les crimes de lèse-humanité universellement reconnus (la torture, l’esclavage, le génocide, les méfaits coloniaux...) et d’autre part les infractions commises par ceux qui ont exercé leur droit à la résistance.
Sur le plan intérieur, l’idéologie victimaire a accompagné la dérive justicialiste et la contre-réforme du procès pénal. Celui-ci, après avoir été le lieu de vérification des preuves, est devenu le théâtre d’une cérémonie cathartique qui, pour offrir une réparation symbolique à la victime, anticipe un jugement sans issue pour le coupable.
Enfin, sur le plan social, il rend passif les sujets victimisés, les amputant de leur intérêt humain et de leur complexité politique et civile, réduite ainsi à l’aspect monodimensionnel de ceux qui n’expriment que douleur et souffrance et demandent réparation. Cette requête ne trouvant pas la satisfaction promise par le procès pénal, elle précipite souvent ceux qui la formulent dans la spirale du ressentiment sans fin.



1 La Fabrique, 2002, rééd. Complexe, 2009.


COMMENTAIRES

 


  • mercredi 5 juin 2013 à 03h02, par un agent du Centre de tri des victimes légitimes

    « Il ne suffit pas d’avoir subi un tort ou un dommage pour pouvoir être reconnus comme tel. La clé ? Faire partie de la catégorie qui a légitimité à l’être, un panthéon exclusif. Projetée par l’ombre longue d’Auschwitz, l’image de la victime tire sa supériorité éthique de la figure du sans-défense – celui qui est objet d’une agression totale contre sa passivité absolue. »

    Si on essaye de comprendre ce passage assez obscur, les juifs (et quelques autres ?) détiendraient en exclusivité (« panthéon exclusif »), « la clé » de la reconnaissance sociale, grâce à la « supériorité éthique » qui leur viendrait d’avoir été exterminés à « Auschwitz ». Ce pseudo-raisonnement est tout simplement répugnant ! Quelles vraies victimes de tragédies ont jamais cherché à faire de leur malheur et de leur souffrance un statut, un gagne-pain ? Les survivants d’Auschwitz, peut-être, selon Monsieur Persichetti ?



  • mercredi 5 juin 2013 à 15h27, par B

    Pour que les paysans comprennent, disons qu’en plus d’avoir été assassiné, le malheureux Général est défendu par des ringards dont le but n’est pas de rétablir un climat social juste.



  • mercredi 26 juin 2013 à 01h15, par montechristo

    On a pu entendre il y a une petite semaine à la radio, à propos de la dite surpopulation carcérale, un député de la couleur du gouvernement énoncer les mesures minables qu’ils allaient peut être prendre. Par exemple le fameux numerus clausus qui doit empêcher que soit enfermé des gens quand il n’y a pas de place pour eux consisterait en fait à devoir faire sortir dans les deux mois quelqu’un en fin de peine après que quelqu’un soit entré en prison alors qu’elle est déjà pleine...
    Cette brave personne à dit il faudrait sortir de la société de l’enfermement pour entrer dans la société de contrôle.

    Saloperie de socialiste.

    Serait-il possible de faire jouer quelque chose du côté du refus de l’enfermement et du contrôle ?

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