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lundi 15 octobre 2012

Littérature

posté à 19h15, par Joseph Ponthus
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Wajdi Mouawad, luciole incendiaire

Il est tard et je viens de finir l’ « Anima » de Wajdi Mouawad qui est aussi, beaucoup, la mienne. Le choc. Il faudra voir demain, et Wahhch Debch – le héros – qui ne verra jamais demain, est tout comme moi engoncé dans le cauchemar des bêtes et la nuit des vivants.

Au réveil, a few years ago, le soleil et les oiseaux se levaient dans la vallée sacrée d’oliviers que Delphes surplombe. J’avais emporté Incendies comme une évidence, ce drame antique écrit à Montréal qui aurait été fait pour être lu ici, joué ici, au seuil du mont Parnasse, au nombril de ce monde.

« Il y a certainement une raison, ma mémoire s’arrête là, je ne peux pas monter plus haut, mais l’histoire peut se poursuivre encore longtemps, de fil en aiguille, de colère en colère, de peine en tristesse, de viol en meurtre, jusqu’au début du monde 1. »

Dans le sanctuaire, mettant mes pas dans ceux des petits pieds enflés d’Œdipe, je pleurais. De joie, de mythe, d’aurore, d’émotion, de présages, d’histoire ; qu’importe, j’étais à Delphes, centre du monde, et je pleurais.

« Ce n’est pas moi qui pleure, c’est toute la vie qui coule2. »

Sur le mur de soutènement du temple, là où les noms des esclaves affranchis pour avoir participé à la construction du sanctuaire sont inscrits, un rouge-gorge semblait me veiller.

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Il faut en passer par l’antique Grèce pour comprendre Mouawad, les cadavres souillés de sang et de poussière, l’histoire qui se dévide comme une bobine de fil, irrémédiable, le rôle du destin et le vol des corbeaux ; la filiation.

Corbeaux, rouges-gorges, mais aussi chiens-loups, chauve-souris, termites, cochons qu’on égorge, chevaux épiques, coccinelles, chats domestiques, inévitables charognards ; dans Anima, c’est l’animalité de l’homme que Mouawad décrit, c’est l’animalité qui écrit, c’est un choeur antique dont le coryphée et la morale seraient absents.

« Notre convoi s’est remis en route. Mes congénères ont poussé des cris stridents. Ils savent sans savoir. Nous roulerons toute la nuit, nous verrons le jour se lever, ce sera notre dernier soleil. Il n’aura pas achevé sa course que nous serons, tout un chacun ici, cochons et truies, jetés sans ménagement aux orties des terreurs3. »

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Nulle facilité littéraire. Anima prend comme une morsure de chien-loup et ne lâche plus sa proie, terrifiée et avide. Quelque part entre l’Amérique, le roman noir, le Liban, la prose poétique, la Grèce donc et son théâtre, Mouawad bouleverse une nouvelle fois notre rapport à la filiation, à l’inhumanité, à l’écriture. Il est si cruel et si plaisant de sentir que l’on se fait happer et broyer par la griffe de l’auteur et les mâchoires du chien-loup.

« J’ai écarté mes mâchoires comme m’a appris à le faire la chienne qui m’a mis au monde, laissant voir le gouffre au fond de ma gorge, et j’ai émis dans son visage, l’aboiement de ma race, celui qu’aux nuits sans étoiles, sans lune et sans espoirs, dans la crainte de ne plus jamais voir le soleil se lever, nous aboyons pour faire trembler les fondements de la terre, réveiller la lumière et faire advenir le jour4. »

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Par moments, l’angoisse sourd, fait poser le livre, étreint, rend insupportable la crudité de l’écriture, la cruauté de la lecture, les recoins obscurs, peu reluisants, de la bestialité qui sommeille. Montent les larmes, et non celles du crocodile.

L’histoire s’écrit, est écrite. Devient mythe. « L’expérience est une lanterne que l’on porte attachée dans le dos et qui n’éclaire jamais que le chemin parcouru » aurait écrit Confucius, autre mythe s’il en est.

Les lanternes de Mouawad seraient des lucioles – lampyris noctilucta – dans ce qui est sans doute l’un des plus beaux passages d’Anima :

« Nous luisons loin de l’éclat du jour, loin des villes et loin des humains. Nous sommes les poussières anciennes d’innocences oubliées. Nous existons encore. Il y aura éternellement des ténèbres où il nous sera possible de tracer nos lignes évanescentes et cela durera tant que dureront les nuits obscures.

Leur disparition sera notre disparition.

Ce sera la fin des temps primitifs.

Il n’y aura plus personne pour transporter, dans l’intimité des lacs et des rivières, des éclats phosphorescents qui sauront répondre aux étoiles.

Mais tant que la lumière aveuglante n’aura pas décimé le monde des ombres, nous pourrons égrainer nos lueurs.

Nous n’abandonnerons pas. Nous luirons5. »

La prégnance des lucioles, la beauté de Delphes, l’horreur des viols, l’attente de l’aurore, le cri du chien-loup, la fureur des incendies, tout se bouscule et se mélange dans ce roman total, ce roman totem.

Il serait trop juste qu’un autre auteur total – Beckett ou Faulkner ; ici Michon – concluât.

« C’est vous, corbeaux là-dessus volant que nul ne saurait acheter, dont on n’a pas l’usage, qui ne parlez et n’êtes mangés que dans les pires disettes (…) chers corbeaux à qui le Seigneur a donné des ailes d’un noir mat, un cri qui casse, un vol de pierre, et par la bouche de Linné Son serviteur le nom impérial de Corvus corax. C’est vous chemins. Ifs qui mourez comme des hommes. Et toi soleil6. »

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1 Incendies, éd. Léméac / Actes Sud-Papiers, 2003, p.41

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2 Id., p. 25

3 Anima, éd. Léméac / Actes Sud, 2012, p.149

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4 Id., p.312

5 Id., p.262

6 Pierre MICHON, Vie de Joseph Roulin, éd. Verdier, 1988, p.73


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