ARTICLE11
 
 

jeudi 5 avril 2012

Textes et traductions

posté à 20h43, par Serge Quadruppani
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Dix ans plus tôt

« Il savait bien qu’il ne pourrait pas faire grand mal au véhicule blindé, [...] mais il avait besoin d’exprimer sa rage. En soulevant la bonbonne, il avait croisé le regard d’un carabinier à l’intérieur de la jeep. Le militaire était très jeune [...] et avait l’air affolé. L’homme brandissait un pistolet. Putain, il ne va quand même pas me tirer dessus, avait pensé Carlo. »

Cette nouvelle de l’amie Serge a été publiée dans le numéro 7 de la version papier d’Article11.

*

Elle a les traits marqués par le passage du temps – mais sa chevelure, boule de feu noire qui contribua aux grands incendies des années soixante, est toujours là. Elle parle, le verbe flamboie comme il y a quarante ans, quand elle prenait la parole pour les frères de Soledad :
- « … construire un mouvement qui soit inclusif, mais en reconnaissant que l’unité des 99 % devra être une unité complexe. Les mouvements dans le passé ont en premier lieu fait appel à des communautés spécifiques. Travailleurs, étudiants, communauté noire, communauté latino, femmes, communauté LGBT, populations indigènes… »

Carlo regarde autour de lui – tous ces visages concentrés sur la parole qui tombe de l’estrade de Zugotti Park, au cœur d’Oakland. Une mamá chicano vêtue d’un blouson rembourré écarlate qui ponctue chaque phrase d’un yeah très ricain, ce groupe de rieuses étudiantes noires, un vieux militant à la barbe fleurie et des jeunes à foulards et uniformes façon « black bloc » (Carlo sait que ces derniers ne sont en fait que des étudiants pacifistes mais les flics seront-ils au courant, à la prochaine charge ?), un colosse en salopette portant un casque avec le logo Port authority, un ancien combattant de la guerre d’Irak en grand uniforme… Il y a tant et tant d’individualités qui, tout à l’heure, se confrontaient et s’affrontaient sur un million de sujets et qui recommenceront dès que le discours sera fini ; il y a sur cette place mille ou deux mille cerveaux bouillonnants, avec leurs rêves bariolés, leurs projets longuement polis, leurs dadas et leurs hobbies ; il y a aussi quelque chose de plus que la somme de chacun d’eux…
« Nous avons demandé l’abolition des prisons, comme modalité prédominante de punition. Mais nous avons aussi demandé la revitalisation de toutes nos communautés. Nous avons revendiqué l’instruction, l’assistance sanitaire, le logement, le travail, l’espérance, la justice, la créativité, l’égalité, la liberté. Nous avançons du particulier au général. Nous sommes réunis comme les 99 % »…

Carlo croise le regard d’Isabel, la belle Bolivienne aux yeux vairons qu’il avait rencontrée un peu moins d’un an plus tôt, à Rome. Dans la grande manif étudiante qui avait marché vers les palais du pouvoir, ce 14 décembre 2010, il marchait avec le groupe de tête. Au deuxième rang, plus exactement, car il faisait partie du « book bloc » et tenait un bouclier de polystyrène sur lequel était écrit « Franz Kafka Il Processo » ; depuis un moment, il avait remarqué les longs cheveux soyeux et le doux profil de la fille qui portait « Valerio Evangelisti Noi saremo tutto ». Aujourd’hui, Carlo ne peut s’empêcher de sourire mentalement en songeant à cette volonté d’affirmer les forces de l’esprit contre celles du fric, qui ne les avait quand même pas empêchés de se munir de casques fort matériels. Et lui-même, malgré les consignes des leaders auto-proclamés, avait quelques boulons en poche, car il ne voyait pas la non-violence comme un principe absolu, juste une tactique qu’on pouvait abandonner suivant les circonstances imposées par l’ennemi. La femme qui venait de terminer son discours en savait quelque chose.
La foule éclate en ovations. Angela Davis descend de l’estrade, aidée par un grand Noir musculeux en costume trois pièces et par une blonde frêle portant béret, lunettes noires et gants noirs. Carlo se tourne vers Isabel.
 × « Et maintenant, demande-t-il, on y va ? On bloque le port ?  »
Isabel sourit.
 × «  Comme tu es impatient ! Il faut encore qu’on tienne l’assemblée générale. Tu es trop impulsif. On ne va pas changer le monde juste sur une impulsion, conclut-elle, tandis que son sourire s’élargit.  »

Elle a raison, pense Carlo. Et pour la millième fois, son esprit revient à cette impulsion qui avait failli lui coûter la vie, un peu plus de dix ans auparavant, quand la camionnette des carabiniers avait foncé dans la foule, au milieu des gaz, des fumées d’incendie, des hurlements, des sirènes, dans ce grand bordel de juillet 2001 à Gênes, sur la place Alimonda. Il y avait un moment que durait le carrousel des véhicules de police fonçant dans la foule pour la disperser suivant une tactique aussi imbécile qu’assassine mise au point dans les années soixante par un ministre de l’Intérieur amateur de répressions sanglantes, et il y avait un moment que la rage montait chez Carlo et ses camarades, car les nouvelles circulaient sur les portables et elles n’étaient pas bonnes. On parlait de pacifistes tabassés jusqu’au sang, d’un gamin matraqué avec acharnement devant les caméras de télé par un gradé de la police, de grenades jetées dans des foules familiales. Apparemment, avec un néo-fasciste au Quartier général et un chef de la police nommé et soutenu par la Gauche, les flics se sentaient des ailes et découvraient les joies d’une répression sud-américaine.

Donc, quand la camionnette de carabiniers avait manœuvré sur la place, Carlo avait ramassé l’extincteur à ses pieds… Il savait bien qu’il ne pourrait pas faire grand mal au véhicule blindé, et d’ailleurs il était trop loin, mais il avait besoin d’exprimer sa rage. En soulevant la bonbonne, il avait croisé le regard d’un carabinier à l’intérieur de la jeep. Le militaire était très jeune, à peu près mon âge avait songé Carlo, et avait l’air affolé. L’homme brandissait un pistolet. Putain, il ne va quand même pas me tirer dessus, avait pensé Carlo.

Dans le fracas des grenades offensives et lacrymogènes, des hurlements et des grondements du moteur, il n’avait pas entendu la détonation, mais il lui avait bien semblé que l’homme avait tiré. Toutefois, rien ne s’était passé : l’extincteur était retombé à deux mètres du capot du véhicule qui s’était dégagé et avait foncé hors de la place. Ensuite, avec un petit groupe d’amis, il avait dû courir jusque dans les ruelles paisibles sur les hauteurs, un groupe de flics particulièrement acharnés aux trousses. Le repli au stade Carlini s’était terminé en engueulades entre groupes qui n’avaient aucunement intéressé Carlo et il avait enfin appliqué son programme initial : aller se baigner. On connaît la suite : l’école Diaz – massacre de militants endormis, sang souillant les murs ; la caserne Bolzanetto – tortures médicalement approuvées ; les arrestations et condamnations à venir…
Ce n’est que quelques jours plus tard que Carlo avait pris conscience d’être passé tout près de la mort. Le carabinier avait tiré, on avait retrouvé place Alimonda plusieurs cartouches de Beretta que les comités de défense s’étaient empressés de présenter à une presse indifférente ou hostile.

Vraiment, j’ai eu de la chance, pense Carlo au milieu de la foule de Zugotti Park. Si j’avais été tué il y a dix ans, je n’aurais pas connu ce basculement d’époque, la grande vague partie de Sidi Bouzid, Kasserine, Thala, de ces lieux où des gens de mon âge sont bien morts, eux, puisque les révolutions sont toujours faites, plus ou moins, au début en tout cas, par des héros enfantins, des ados rêvant la vie qui les attend, des puceaux sublimes. Je n’aurais pas connu la place Syntagma, la Puerta del Sol, le Washington Square, tous ces lieux où je me suis précipité, abandonnant avec plaisir le tintamarre d’une Italie officielle engluée dans ses dérisoires jeux politiciens et ses incantations anti-violence. Je n’aurais pas connu Isabel, songe-t-il tandis qu’elle lui prend la main. L’AG est finie. Et comme la jeune Bolivienne connaît son homme, elle lui parle doucement, car elle l’a vu plongé dans ses méditations et elle devine à quoi il pensait. La foule commence à s’écouler dans la direction du port, il n’est plus besoin de parler fort pour se faire entendre, elle lui dit à mi-voix :
 × « Mon amour, heureusement que tu es vivant. Si on t’avait tué il y a dix ans, le monde serait plus laid, et plus triste. »
Et elle ajoute un mot que la présence de la rauque jota espagnole dans sa bouche rend encore plus rauque :
 × «  Irrémédiablement . »
 × « Irrémédiablement plus laid ? Tu dis ça parce que tu es amoureuse, murmure Carlo Giuliani en la prenant dans ses bras.  »
Et ils se mettent en route vers le port.


COMMENTAIRES

 


  • mercredi 11 avril 2012 à 14h55, par Samuel

    Belle idée, Serge, et un beau papier. Un petit bout d’uchronie à la fois gai et triste. Car le ragazzo est dans le même temps un peu à Oakland, sans y être, oui, au fond, c’est exactement ça.

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