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jeudi 11 juin 2015

Chroniques portuaires

posté à 16h48, par Julia Zortea
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Cap d’Antifer – Petite histoire iconographique d’un fiasco

Comment la construction d’un terminal pétrolier en baie de Seine a-t-elle été imagée par la presse locale ? Peut-on raconter un événement par une succession de clichés d’illustration ? À partir d’un dossier de presse consigné aux archives municipales du Havre, tentative de ne (re)garder d’un mirage que ses images pâles et ses légendes.

Cet article a été publié dans le numéro 18 d’Article11

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1- 1er avril 1972. La falaise, sur la photo, se jette dans la mer et s’étire au loin en direction du Havre. La pente est d’abord douce, bosselée, avant de se raidir. Par endroits, des morceaux de la paroi crayeuse ont chuté, découvrant la blancheur de la roche. Au premier plan, une dépression naturelle du terrain (une valleuse) creuse la côte et offre un accès à la mer. Ici, un petit engin mécanique prend la pose. L’image occupe les trois-quarts de la page. En légende, il est annoncé qu’en 1974 « cette photo ne sera plus qu’un souvenir », puisque qu’« un monde nouveau sera implanté dans ce paysage » – jusqu’ici un « décor magnifique » selon le journaliste du Havre Libre.

2- Dans un autre quotidien local, daté du même jour, trente-quatre personnes entourent un homme, décontracté dans son imperméable beige, la main droite dans la poche de sa veste. Sourire aux lèvres, il s’exprime dans un micro relié à une petite mallette tenue par un autre homme. Je crois dénombrer quatre femmes, et deux casquettes ornées de galons. Autour des figurants, des champs ; derrière eux, l’ombre d’un village – certainement Saint-Jouin-Bruneval, qui surplombe cette falaise. C’est le jour « J », écrit le journaliste, lequel estime aussi qu’en 1974 « tout un monde nouveau s’étendra à nos pieds ».

3- Six semaines plus tard, quatre bulldozers travaillent dans un paysage amputé. Le cuir de la falaise a été arraché ; les machines creusent dans un matériau blanc et mou – on dirait du beurre. Un terre-plein prend forme. La seconde image de la page, plus petite, immortalise un engin en pleine action, vidant la terre de sa pelleteuse. Dans Le Havre Libre, ce 18 mai 1972, « le relief a déjà changé ».

4- Publié par le Port autonome du Havre en 1971, et glissé au milieu des articles, un rapport technique rappelle que l’augmentation de la taille des navires pétroliers depuis la Seconde Guerre mondiale est un phénomène bien connu. Les gros pétroliers permettent de dégager de meilleures marges que les petits. Et puis, la consommation d’énergie mondiale quadruplera certainement entre 1967 et l’an 2000, tandis que la part du pétrole dans la consommation totale devrait passer de 43 % à 71 %. Malheureusement, le port du Havre ne répond pas aux exigences techniques liées à l’exploitation des très gros navires dépassant les 500 000 tonnes, ici nommés « les mammouths ». Une belle image, empruntée au National Geographic de février 1969 (édition anglaise), accompagne le texte. Elle montre une famille de pachydermes surnageant dans une mare boueuse, et on aimerait que ce soit vrai.

5- Ce qui est tout à fait vrai – aussi vrai que «  l’énorme trou béant dans la falaise » décrit dans l’édition du 31 mars 1973 du Havre Libre –, c’est que le 11 décembre 1969, le gouvernement français a retenu le site de la baie de Seine pour y construire un terminal pétrolier destiné à la réception des mammouths. L’article sur le trou contient dix occurrences du mot « énorme ». C’est dire.

6- L’homme sur la photo illustrant l’article sur le trou a quelque chose du président Kennedy. Depuis le belvédère aménagé pour l’occasion, il présente l’avancée des travaux aux curieux. De la main gauche, il désigne un petit panneau d’affichage, représentant la digue – énorme – qu’il s’agira maintenant de construire en amassant des blocs de béton – énormes – dans la mer – énorme.

7- Début août 1973, la lumière du jour est tellement puissante qu’on croirait la photo prise en plein désert. Les contours sont écrasés ; la mer se confond avec le sable. Que le cliché soit trop blanc ou non, l’absence de contrastes n’est pas si étonnante : ce qui est pris à la falaise est versé dans la mer pour construire les terre-pleins. En bas de cette même page de journal, une autre photo représente un large chemin de terre formé à travers champs par des tracteurs – une « bretelle privée », pour mieux charrier les matériaux, pour ne pas déranger les habitants du village, lit-on en commentaire. Dans son livre Clefs, quand Daniel S. Milo discute des penchants polygames de Don Juan et monogames du Misanthrope, il décrit le principe de drague – et de vie – du second (l’ascèse sociale) en ces termes : « Il n’y a pas de mirage sans désert. »

8- Nous sommes le 5 avril 1974. Les deux hommes, sur la photo, rient franchement, adossés à leur tracteur. L’un n’a pas trente ans, l’autre plus de cinquante. Celui-ci porte un béret noir, incliné vers la gauche. Il ne sait pas quoi faire de ses mains, préfère les laisser pendre mollement le long de son corps. Les deux hommes ont l’air satisfait. Il n’y a pas de légende.

9- Le lendemain, une autre photo paraît dans un journal concurrent, légendée cette fois : « Il y a quelques jours, les vaches paissaient là où travaille le bull. » En dépit des apparences, les personnages de la veille ne sont donc pas heureux. Ce sont deux paysans sans terre. Ils viennent de se faire exproprier par le port qui, pour construire le terminal, a besoin de 80 hectares supplémentaires – obtenus en mordant sur les terres cultivables ou en rasant des maisons d’habitation.

10- Dans l’édition du 5 avril, le journaliste écrit que cette expropriation « n’est pas une affaire énorme, ni dramatique » ; et la photo choisie en illustration sourit. Dans l’édition du 6 avril, madame Champion, l’épouse de l’homme au béret, conclut l’article avec cette phrase : « Un jour, ils vont retrouver mon taureau à l’entrée des bureaux du port. Pas un n’osera passer…  » Pour la dignité de la famille Champion, pour sa colère, il est heureux que la presse, à défaut d’être libre, soit quotidienne et concurrentielle.

11- Entre le 10 avril 1974 et le 25 juin 1976, les images sont vides, lointaines – quelques vues surplombantes du terminal, toujours les mêmes (zoomées, recadrées). On ne s’approche guère de ce que l’on pressent se transformer en poids mort. La réanimation est verbale, logorrhéique, nerveuse. Les journalistes s’escriment, s’échauffent, se répètent, passent à l’heure d’été, puis à l’heure d’hiver, puis à l’heure d’été, puis… Non, l’atome ne prendra pas le dessus. Non, Antifer n’est pas une erreur d’appréciation. Oui, plus le pétrole se fera rare et cher, plus les mammouths seront requis – les taux de marge. Pour le Port autonome du Havre, pour l’État, il est heureux que la presse, à défaut d’être libre, soit quotidienne et angoissée.

12- Le 26 juin 1976, quatorze personnes, guillerettes, entourent un homme qui tient une paire de ciseaux dans la main droite. L’action vient de se produire. Face à l’objectif, une partie du ruban coupé vole au vent. Le terminal inauguré, le 39e régiment entame La Marseillaise. En dessous, cinq personnes savamment accoutrées regardent l’objectif depuis le pont du Batillus. Fraîchement sorti des Chantiers de l’Atlantique, ce 550 000 tonnes vient d’être baptisé par Mme André Bénard, épouse du « managing director » de la compagnie Shell. Ça y est, le mammouth est amarré au mirage. Dès l’introduction, il est dit que cette « manifestation monstre » a été pourvue de « gorilles discrets ». Le Batillus est alors le plus grand véhicule mobile construit au monde. Notons, cependant, que le mot « énorme » est passé de mode.

13- Dans Le Havre Libre, ce jour de juin 1976, peu après l’inauguration, s’entassent enfants, bouées, corps à moitié nus, serviettes, parasols. La plage d’Antifer est désormais accessible aux voitures. Des doutes sur la propreté de l’eau ? Trêve de « préjugés », gronde la journaliste ! « Par essence, ils ne peuvent être tous justifiés… » Un petit encadré indique le titre alléchant d’un article à venir : « La construction du port a contribué à purifier les eaux d’Antifer  ». Pour le Port autonome du Havre, pour l’État, il est heureux que la presse, à défaut d’être libre, soit quotidienne et dotée d’humour.

14- Janvier 1990, la légende est triste, elle quémande : « L’Esso-pacific à son poste d’Antifer. Une image que l’on souhaiterait voir se renouveler plus souvent. » Avant lui, aucun mammouth n’avait visité le port depuis 1986. Suite aux « crises pétrolières », la plupart des « Pétroliers transporteurs de brut ultra grands » ont été détruits - le Batillus trépasse en 1985.

15- Septembre 1990. Pliés en deux dans leur combinaison, des agents du Port autonome déversent des « produits lourds » sur les galets de la plage d’Antifer, tachés de pétrole. Cette technique, depuis interdite en France, revient à répandre des produits à forte densité et viscosité sur le polluant, pour faciliter son glissement vers l’eau, puis vers les fonds marins. Le polluant est pollué, en somme.

16- Il n’y a pas de mirage sans désert.

17- En 2006, le Port autonome du Havre émet un appel à projet pour construire et exploiter un nouveau terminal méthanier à Antifer, lequel est remporté par Gaz de Normandie, filiale de Poweo. Selon l’État, l’importation de gaz naturel liquéfié par bateau permettrait de s’affranchir des contraintes diplomatiques et économiques liées à la circulation de cette énergie par gazoducs. Opposés à ce projet qui revient à « consommer plus d’énergie pour vendre plus »1, les locaux se mobilisent. Évoquant le terminal pétrolier construit quarante ans plus tôt, François Auber « [se] souvien[t] qu’on se demandait pourquoi les élus ne s’étaient pas mieux défendus. Désormais, c’est à notre tour d’être mis devant nos responsabilités ». Élu maire du village de Saint-Jouin-Bruneval en juin 2008 pour contrer le terminal méthanier, il fédère la lutte contre « un projet qui servira à enrichir les quelques personnes qui s’octroient le pouvoir de nuisance sur notre littoral, sur nos campagnes ». Après une mobilisation de cinq ans, les militants ont finalement remporté la bataille d’Antifer en 20122.

18- Selon la mairie de Saint-Jouin-Bruneval, seulement 25 % des capacités du terminal pétrolier sont exploitées à ce jour.

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Antifer, octobre 2014 (photographies : Julia Zortea)

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1 Les citations de ce paragraphe sont extraites de différents articles de presse.

2 Le supplément été 2014 du journal CQFD présente les planches de Sirou, dessinateur havrais, à propos de la bataille d’Antifer.


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