ARTICLE11
 
 

vendredi 31 mai 2013

Entretiens

posté à 20h00, par Julia Zortea
0 commentaire

« Entre Dieu et le diable, on trouve la puce » – Entretien parasitique avec Camille Le Doze

« Au début du XIXe siècle, Signore Bertolotto, directeur d’un cirque londonien, part exhiber sa troupe de cinq cents puces à New York pour leur faire jouer une passe d’armes entre Don Quichotte et Sancho Pança montant des chevaux en papier. Passionné par l’insecte sautillant, ce dompteur aurait organisé des matchs de catch Puce vs Punaise pour comparer les puissances animales. »

Cet entretien a été publié dans le numéro 11 de la version papier d’Article11.

*

Étrange parasite que la puce, insecte entêtant qui s’est longtemps promené sans distinction sur le corps du pape ou de la lavandière, du magistrat ou du marin. À l’origine de la peste, de sanglantes crises de grattements et d’innombrables potions destinées à l’éradiquer, la vermine sautillante se joue des conventions, bondit dans les dentelles et éveille l’esprit libertin, jusqu’à l’avènement des rigueurs hygiénistes à partir du XIXe siècle. Entretien avec Camille Le Doze, historienne de la période de l’Ancien Régime (XVIe-XVIIIe siècle) et auteure aux éditions Arkhê de La puce, de la vermine aux démangeaisons érotiques.

JPEG - 38.5 ko

*

Une petite chose qui touche tout le monde

« Alors que je devais choisir un sujet de recherche, les étudiants de ma faculté qui travaillaient sur la période de l’Ancien Régime avaient coutume de se pencher sur les inventaires après décès : entre le XVIe et le XVIIIe siècle, quand quelqu’un mourrait, la liste de tout ce qui se trouvait dans sa maison était systématiquement dressée. Mais l’histoire matérielle ne me disait trop rien ; j’avais plutôt envie de traiter d’une petite chose qui touche tout le monde. Un jour, j’ai lu dans Le Monde un entrefilet écrit par un parasitologue breton, collectionneur de sources anciennes sur les parasites, qui venait d’auto-éditer une brochure rassemblant ses références. Il semblait possible d’entamer une recherche historique sur cette catégorie d’insectes, et sur ses liens avec l’homme.

Pour la petite histoire, mon arrière-grand-mère, cartonnière à Paris dans les années 1920, a eu la peste, qui s’attrape et se transmet par la puce. En choisissant cet animal pour ’’entrer dans l’Histoire’’, je pensais très rapidement dériver vers les pestes de l’Ancien Régime et l’histoire médicale. »

Mais la peste est une punition divine

« Les ouvrages d’histoire naturelle du XVIe et du XVIIe font partie des premières publications imprimées. En lisant les articles consacrés aux insectes, je me suis vite rendue compte que le lien entre la peste et la puce n’était absolument pas fait à l’époque. Pour les médecins, cette maladie est alors la conséquence d’un dérèglement du corps, symbolise une punition divine, ou s’explique encore de mille autres manières qui ne mettent jamais en scène le parasite.

La richesse de ces ouvrages d’histoire naturelle se trouve plutôt dans les références auxquelles ils font écho : de nombreuses expressions, adages et anecdotes tournent autour de la puce et renvoient à des textes souvent poétiques, qui composent au final tout un pan de littérature dédié à cet insecte. La Puce de Madame des Roches en est une parfaite illustration. Alors que les guerres civiles et religieuses déchirent le royaume, Henri III organise une juridiction extraordinaire à Poitiers, regroupant des magistrats des différents parlements. Ces derniers en profitent pour se réunir chez Madeleine des Roches, qui tient salon. C’est en hommage à une puce qui se balade sur la poitrine de Catherine, sa fille, qu’est lancée une joute poétique - 600 pages de vers écrits en français, en espagnol et en latin. »

La puce, elle naît de rien

« Jusqu’à l’invention du microscope au XVIIe siècle, un flou immense règne quant à la manière d’appréhender les très petits animaux. Les gens ne se doutent pas que les insectes se reproduisent et imaginent que ces derniers existent spontanément. Puisqu’ils sont nuisibles, on pense que les parasites surgissent de matières infâmes telles que la pourriture ou la fiente, et puisque les puces viennent se coller au corps, on estime qu’elles naissent de la transpiration.

À l’époque, la santé est analysée selon la théorie des humeurs (chaude, froide, sèche ou humide), soit autant d’expression des quatre éléments (l’eau, la terre, l’air et le feu) qui sont censés composer le corps. Un corps en bonne santé est un corps aux humeurs équilibrées. Un excès de transpiration - ou de puces - ne présage donc rien de bon : c’est un signe de dégradation de l’intérieur. Dans le même temps, puisque la puce est comprise comme un prolongement du corps, on ne peut pas véritablement s’en débarrasser. Elle n’est qu’un ’’un petit désagrément’’ : elle pique, fait mal, nous empêche de dormir, tout en nous accompagnant.

La puce est l’un des premiers objets à avoir été observé au moyen d’un microscope, d’ailleurs appelé au moment de son invention « lunette à puce ». Derrière ce grain noir sautillant que l’on écrase entre ses ongles, on découvre un petit monstre capable de se reproduire. Mais la science bouleverse trop brutalement un imaginaire ancré depuis l’Antiquité, et il faudra attendre le XVIIIe siècle pour que cesse l’idée d’une génération spontanée des insectes. »

Contre les puces, des plantes et du parfum

JPEG - 35 ko
Nicolas Lancret, La chercheuse de puces, Londres (1720-30).

« Les puces tourmentent et pullulent. Les hommes cherchent donc à se défaire de ce petit désagrément qui les fait se gratter jusqu’au sang. J’ai recensé plus d’une centaine de remèdes anti-puces qui, sous l’Ancien Régime, mêlent le magique, le scientifique et le religieux, à l’image de la médecine de l’époque. La graisse ou l’urine animale, censées attirer et éliminer les puces, sont utilisées dans les maisons, mais la grande majorité de ces remèdes est composée de végétaux, à partir de la pharmacopée de l’époque, dans l’héritage de Galien1. On y trouve de l’oléadze, des feuilles d’arbres, de l’absinthe, du cumin, de la myrrhe, entre autres.

Pendant cette période, l’odeur joue un rôle essentiel. On pense qu’une mauvaise odeur éloigne le mal – pour éliminer les puces, on place du chou à même le lit. Et on considère que le parfum protège, purifie et fait donc barrière aux maladies. Selon l’historien George Vigarello, le parfumeur occupait en temps de peste un rôle proche de celui du pharmacien. Au début du XVIIIe siècle, le pharmacien Lémery évoque trois types de fragrance qui reproduisent la hiérarchie sociale de l’époque : un parfum royal, un pour les bourgeois, et un pour les pauvres. »

C’est l’eau qui fait peur, pas la puce

« Dans les recettes contre les puces, je n’ai relevé que deux allusions à la propreté, qui consiste à changer de chemise. Contrairement au Moyen Âge où les gens se rendaient aux bains et aux étuves - des lieux d’amusement, souvent des bordels –, l’eau fait peur, dès la fin du XVe siècle. On pense que cet élément rend le corps poreux et facilite la pénétration des miasmes de la peste ; les gens ne se lavent donc pas. Récemment, lors d’un festival sur les insectes, des parasitologues me demandaient : ’’Mais alors, on a été propres, puis sales, puis re-propres ?’’ On adopte aujourd’hui très souvent des discours péremptoires liés aux soins du corps ou des enfants par exemple, sans égard pour la filiation dans laquelle les pratiques s’inscrivent. Pendant l’Ancien Régime, les gestes liés à la propreté consistent à changer d’enveloppe, c’est à dire de chemise, plutôt que d’aller prendre une douche. »

« Och ! Och ! »Et les puces partiront

« ’’Il suffit d’entrer dans une maison en criant ’Och ! Och !’ pour que les puces s’éloignent immédiatement’’, peut-on lire dans Les Géoponiques, un traité d’agriculture attribué à l’empereur Constantin et dont les enseignements sont réutilisés pendant l’Ancien Régime. Face au grouillement parasitique et puisque les potions sont peu efficaces, les hommes font appel au magico-religieux, et à toute une gestuelle ritualisée. Par exemple, si l’on badigeonne la graisse d’un renard tué au terme de sa première année sur les murs de la maison au soleil levant, elle est censée agir comme un puissant insecticide, à condition de réciter un verset de l’Évangile selon Saint-Jean. Avant l’avènement de la philosophie mécaniste des Lumières (à une cause correspond un effet), médecine et foi se superposent souvent. L’Église catholique prône d’ailleurs le recours à la thaumaturgie officielle, où les saints sont dotés de miraculeux pouvoirs de guérison : Saint-Roch était invoqué en temps de peste, la verveine était herbe de Saint-Jean... »

L’abeille, le diable, et la puce

« Si le parasite tourne autour d’un corps, c’est que ce dernier sécrète trop d’humeurs. A contrario, si les puces le fuient, voilà un présage de mort : c’est que le corps est froid ou en passe de l’être. Il y a de l’angoisse dans cette présence animale constante, car on ne sait comment l’interpréter. La manière de représenter la création pendant l’Ancien Régime place les insectes de la génération spontanée tout en bas de l’échelle, pas bien loin du diable et des démons. Dans le Henri V de Shakespeare, une puce symbolise une âme noire en train de s’envoler vers l’enfer, comme c’est traditionnellement le cas de la mouche. En revanche, l’abeille est appelée ’’oiseau de Dieu’’ et transporterait une belle âme. Rien d’univoque, donc, dans la manière de percevoir l’insecte. Et la puce est particulièrement ambiguë : elle oscille entre Dieu et le diable, comme la représentation de la femme. Un théologien, Christian Lesser, pensait que la petitesse de la puce ne pouvait être que le résultat d’une création divine. Dans la poésie de l’époque, les puces, noires et poilues, peuvent également signifier un châtiment divin, qui afflige le corps tout en guérissant l’âme. Mazarin, dans les pamphlets d’alors, est d’ailleurs accusé de ’’mettre la puce à l’oreille de tout le monde’’. »

Épouillage public, épuçage privé

« La puce effraye quand on l’intellectualise, mais elle est chose banale au quotidien. L’Ancien Régime est une période de grande promiscuité des corps. On dort à plusieurs dans le pussier – le lit ; à la Cour du Roi, on se tient serrés, on mange tous dans le même plat, et se moucher dans la robe de la voisine n’est pas si grave. Ainsi, les puces prolifèrent à cœur joie, jusqu’à s’introduire dans les codes de sociabilité de la période.

Dans Montaillou, village occitan2, l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie conte l’histoire d’une communauté rurale ariégeoise au début du XIVe siècle. Il décrit notamment une scène d’épouillage où Guillemette, installée en plein soleil, cherche les poux sur la tête de Bernard, qui est fou amoureux de sa fille, Raymonde. S’épouiller – comme s’épucer – est un geste affectif, un geste de soin, un moment où l’on cause. Mais, alors que l’épouillage se fait sur le pas de la porte ou dans la rue, l’épuçage se fait toujours dans la sphère intime, et ce sont le plus souvent des femmes qui sont représentées dans la peinture de l’époque en train de s’épucer, seules dans la cuisine ou dans la chambre à coucher. La puce réalise un pur fantasme : elle se déplace par bonds sur le corps des femmes et dégage un imaginaire plus érotique que le pou, lourd et inerte. Le morpion, quant à lui, n’a étonnamment aucune charge érotique.

Les manuels de civilité du XVe siècle participent d’une grande transformation des mœurs3 avec l’intention d’écarter les corps, d’en finir avec une proximité jugée animale et d’ainsi séparer le régime d’éducation des élites de celui du reste de la population. Les gens se mettent à manger avec une fourchette. Se gratter en public est interdit, et se chercher les puces devient infamant. On individualise et réprime les langages corporels, en somme. La chasse aux puces est doublement reléguée dans la sphère privée. »

L’abbé libertin, la puce et la religieuse

« Dans de nombreux écrits du XVIe siècle, la puce se balade à la découverte du corps de la femme. Cela reste assez prude, dans la tradition de l’amour courtois. Mais à partir de la fin du XVIIe, les abbés libertins utilisent la puce pour moquer les femmes rétives à la sexualité, principalement les jeunes filles et les nonnes. Dans des écrits plutôt pornographiques, la puce éveillerait les sens, jusqu’à provoquer ’’l’invention’’ de la masturbation féminine. En conséquence, les représentations de l’épouilleuse et de l’épuçeuse ne sont pas les mêmes : la première apparaît comme dévouée à sa famille alors que la seconde se détourne de son foyer pour se chercher les puces.

Étymologiquement, il n’y a pas de lien entre la puce et la pucelle ; mais les poèmes et la peinture de l’Ancien Régime opèrent un glissement de sens. Les tableaux de genre de l’école flamande ou hollandaise, qui maniaient des symboles prudes pour évoquer autre chose (en gros, pour ne pas afficher ostensiblement un tableau porno dans son salon), représentaient des scènes de chasses aux puces. Le fait de jeter des puces dans un pot rond symbolisait par exemple la perte de la virginité féminine. Par ailleurs, ’’piquer’’ signifie alors ’’faire l’amour’’. »

Bacille de la peste et puce du rat

« Ce discours poétique et symbolique perdure jusqu’à la découverte par Alexandre Yersin du bacille de la peste en 1894. On comprend alors que la puce est le vecteur du bacille, et que le rat la transporte d’un endroit à un autre. La puce commence à faire peur, notamment parce que la peste n’a pas complètement disparu au début du XXe siècle. Elle apparaît par exemple à Paris en 1920, dans le milieu des chiffonniers qui travaillent, justement, aux puces. Les rats, infestés de puces, font effectivement leurs nids dans les ballots de tissu4.

Ces dernières pestes ont été dissimulées à la population par les pouvoirs publics. Alors que sous l’Ancien Régime, la puce touche tout le monde, la montée de l’hygiénisme au XIXe siècle relie puce, peste et saleté. Maladie de la ’’vermine’’, la peste concerne les pauvres, et les pouvoirs publics souhaitent préserver la bourgeoisie d’une angoisse de la contagion. Fred Vargas, par ailleurs archéozoologue, relate cet épisode dans son roman Pars vite et reviens tard5. »

GIF - 8.7 ko

Puces de foires et bêtes de catch

« Aux XVIIe et XVIIIe siècles, des scientifiques s’amusent avec les puces. Ils profitent de la puissance vertigineuse de leur saut6 pour les atteler à des mini carrosses en or. La pratique du cirque à puces se répand ensuite dans les foires. Au début du XIXe siècle, Signore Bertolotto, directeur d’un cirque londonien, part exhiber sa troupe de cinq cents puces à New York pour leur faire jouer une passe d’armes entre Don Quichotte et Sancho Pança montant des chevaux en papier. Passionné par l’insecte sautillant, ce dompteur aurait organisé des matchs de catch Puce vs Punaise pour comparer les puissances animales. Au Mexique, les puces (pulgas vestidas) étaient déguisées et montrées en spectacle. Pour tous ces jeux, on utilise la puce de l’homme, bien plus grosse que celle des animaux. Puis, quand le lien entre la puce et la peste est établi, ces amusements ne font plus rire personne. Au XXe siècle, les cirques à puces perdurent dans les foires, mais sous forme mécanisée. »

Pompon, prolifération

« La puce de l’homme est pratiquement éradiquée dans les années 1970 avec le développement des insecticides. Réminiscence du passé, elle renvoie à un petit-nom affectif - ’’ma puce’’. L’un des premiers films pornographiques réalisé par une femme, en 1976, met d’ailleurs en scène la balade d’une puce sur le corps de deux jeunes femmes7.

C’est en discutant avec des personnes âgées que je me suis rendue compte que la puce symbolisait encore une réalité. Mon arrière grand-mère (une autre ; c’est décidément un livre familial !) me racontait qu’après la Seconde Guerre mondiale, quand elle habitait é Toulouse, elle allait au cinéma avec des chaussures à pompons, censés attirer les puces, comme les fourrures portées par les femmes pendant l’Ancien Régime.

Quand j’ai commencé à travailler sur la puce, les gens pensaient spontanément que je me lançais dans une recherche sur la puce électronique et ses évolutions. L’animal n’évoque aujourd’hui plus grand-chose ; son souvenir s’efface au bénéfice de ces toutes petites choses qui font fonctionner le monde. À l’image de l’insecte, pourtant, la puce « contemporaine » est ambiguë, parasitique, intrusive, domestique et proliférante. »



1 Médecin et philosophe grec de l’Antiquité à l’origine de la science pharmaceutique.

2 Gallimard, « Folio histoire », 1985.

3 Voir à ce propos l’ouvrage de Nobert Elias, La Civilisation des mœurs (Pocket, 1974) suivi de La Dynamique de l’Occident (Pocket, 1975).

4 À titre d’exemple, le navire Grand-Saint-Antoine, chargé d’étoffes syriennes infestées, apporta la peste à Marseille en 1720.

5 Éditions Viviane Hamy, 2001.

6 La puce peut sauter à plus de 30 centimètres de hauteur et de longueur, ce qui équivaut à 150 fois sa propre taille.

7 The Autobiography of a Flea, de Sharon Mcnight.


COMMENTAIRES