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samedi 12 décembre 2009

Invités

posté à 20h00, par Manu
4 commentaires

Karen Dalton in the sky with diamonds
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Tu ne la connais peut-être pas, mais ils sont légion chez les grands du rock - Bob Dylan, Nick Cave ou Tom Waits, excusez du peu… - à lui vouer une sincère admiration. Toujours dans les bons coups en matière de musique qui prend aux tripes, Manu voue également une certaine dévotion à la grande Karen Dalton. Comme elle fait figure d’oubliée de l’histoire officielle, il a décidé de réparer cet impair. Heureuse idée.

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C’est Bob Dylan qui l’écrit au début de ses Chroniques : « Ma chanteuse favorite au Café Wha ? de Greenwich Village était Karen Dalton… Elle chantait comme Billie Holliday et jouait une méchante guitare à la Jimmy Reed »1. J’avoue que cette phrase seule m’a donné soif. Je me suis rué sur les quelques œuvres que Dalton a laissées à la postérité, et j’ai compris l’enthousiasme du bon vieux Bob. Une vraie gifle.

Dans un article qu’il lui a récemment consacré2, Nicolas Ungemuth met d’emblée les pendules à l’heure : « Alors que toutes les chanteuses du boom folk pratiquaient un machin cristallin pseudo angélique à la Joan Baez, Dalton raclait les tréfonds de l’âme avec un organe déchiré évoquant tellement celui de l’interprète de ‘Strange Fruit’3 qu’on l’avait surnommée Hillbilly Holiday. »

Nul doute que Dalton abhorrait ce genre de comparaison pompeuse qu’on lit souvent sur les autocollants des pochettes d’album à la Fnac. Mais c’est ce qui frappe en l’écoutant chanter sur les accords de sa guitare douze cordes au son tranchant comme une vieille lame de rasoir. Dalton chante sans fioritures, sans embellies douceâtres, elle y colle tout son cœur et ses tripes, à la manière des vieux bluesmen qui envoyaient paître leurs démons en chantant leur souffrance du fond de l’âme. Il faut écouter sa version de « It Hurts Me Too » d’Elmore James, pour comprendre :

Le destin de Dalton a des allures de mythe. Rétrospectivement adulée par Bob Dylan, Nick Cave, Tom Waits, Robert Plant ou encore Devendra Banhart, la chanteuse passe pourtant largement inaperçue de son vivant. Née en 1937, Karen Dalton s’installe à New-York après avoir quitté les pères inconnus des deux premiers enfants qu’elle a eu très tôt. Et parvient à kidnapper sa fille Abralyn, qui vit désormais la bohème maternelle dans le Lower East Side. Le soir, Karen file à l’Ouest direction Greenwhich Village, berceau de la scène folk dans les années 60s. Elle chante au Café Wha ? en compagnie de ses amis et admirateurs, Richard Tucker, Tim Hardin, Fred Neil et même Bob Dylan. Mais ce sont surtout les apparitions solitaires de Dalton, lorsqu’elle interprète des morceaux accompagnée de sa douze cordes ou de son banjo, qui ensorcèlent le public du Café Wha ?, le laissant transi d’émotion, pétrifié sur place. Ses chansons sont un déluge de tristesse, envahissent jusqu’à la moelle, donnent la chair de poule.

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Durant les cinq années qu’elle passe à New-York, en plein revival folk, Karen Dalton est vénérée par ses pairs. Admirée dans les bars où elle se produit, mais uniquement là : Dalton est restée bien loin des agitations du milieu folk. Au moment où tout le monde enregistre, elle fuit brusquement New-York, s’installe avec sa fille à Boulder dans le Colorado, où elle s’occupe d’un élevage de chevaux en échange d’une vieille caravane. Artiste marginale jusqu’au bout, elle préfère la rudesse de l’isolement, la vie loin du bruit, loin de l’argent. Elle joue au club Attic, et fait quelques timides apparitions à Denver. Un documentaire réalisé à l’époque pour la télévision française filme la chanteuse dans ce décor dépouillé. On la voit égrener les cordes de sa Gibson et chanter « Blues Jumped The Rabbit » de sa magnifique voix cuivrée :

Malgré les réticences de Dalton, sa méfiance du business musical et sa claustrophobie, Fred Neil réussit à convaincre le mythique producteur Nik Venet (The Beach Boys) d’arranger quelques séances de studio, durant lesquelles la chanteuse et quatre musiciens vont enregistrer d’une seule traite le magnifique It’s So Hard To Tell Who’s Going To Love You Best (1969)4. Décharge d’émotion … La voix de Dalton secoue la colonne vertébrale, lance la machine lacrymale à plein régime. Pas convaincus ? Écoutez donc :

Sweet Substitute
In the Evening (It’s So Hard to Tell Who’s Going to Love You the Best)

Mais l’album, ce chef d’œuvre, ne se vend presque pas. Personne ne s’y intéresse, à part une poignée de connaisseurs séduits depuis belle lurette. Dalton demeure marginale et fantomatique, même en plein boom d’un mouvement hippie-folk dont elle demeure finalement très éloignée. A l’inverse de ses contemporains, Karen ne compose pas. Elle interprète des vieilles chansons de blues signées Leadbelly, Elmore James, Big Bill Broonzy ; ou des morceaux écrits par ses camarades de la scène folk (Tim Hardin, Fred Neil), qu’elle réinvente et se réapproprie à sa manière, inimitable. Las, comme l’écrit Ungemuth, « l’époque est aux songwriters. En Californie, les Joni Mitchell, Judy Collins, etc, font des ravages. Qui veut encore entendre, alors que les sixties s’achèvent dans un hédonisme suicidaire, une énième version – aussi splendide soit-elle – de « It Hurts Me Too » d’Elmore James ? »

Déprimée, Dalton se laisse convaincre à reculons d’enregistrer son deuxième album, pour un jeune label crée par Michael Lang, co-fondateur du festival de Woodstock. Il aura fallu six mois pour accoucher de In My Own Time (1971)5, au son délibérément moins dépouillé, enjolivé d’arrangements country soignés, plus conforme aux exigences commerciales de l’époque. L’album est sympathique, mais plat. Toute l’authenticité de l’art de Dalton semble noyée dans une production aux accents pop bien loin du blues écorché qui glaçait le sang des adeptes du Café Wha ?. Reste la voix de Dalton, sublime, magnifique plainte qui survole le disque comme un fantôme d’un autre monde. Quelques morceaux sortent néanmoins du lot, comme le génial « Katie Cruel », authentique lamentation des Appalaches, menée par un banjo vif et piquant :

Personne ne connaît vraiment la suite. Certains affirment que Dalton serait morte en 1993, junkie paumée dans les rue de New-York, clocharde céleste décédée d’une overdose de Valium et d’héroïne. D’autres prétendent qu’elle aurait succombé au sida. Selon la version de son ami Paul Walker, qui se serait occupé d’elle à la fin de sa vie, Dalton ne prenait aucune drogue, à part les lourds traitements médicaux qu’elle subissait. Walker l’aurait retrouvée morte dans son appartement, devant la télé restée allumée. Le mystère qui entoure ces récits contradictoires contribue à ériger ce destin oublié en mythe.

Finalement, les deux albums posthumes, Green Rocky Road6 et Cotton Eyed Joe7, compilations de morceaux enregistrés live ou sur un deux pistes de base grâce aux soins de Joe Loop, patron du club Attic à Boulder, sont de loin ceux qui résument le mieux tout l’art brut, épuré de Dalton. On reconnaît sa voix cuivrée et déchirée sur les notes agressives de son banjo, sans les arrangements de studio qui ôtent à ses chansons leur pureté sauvage.

Au fond Karen Dalton était magnifique, seule avec son art. Avec son blues. Nick Cave résume : « Elle avait compris le blues, bien plus que les chanteurs folk avec qui elle traînait. (...) Pour moi, c’est une vraie chanteuse de blues. Elle chante avec un tas d’idiosyncrasies inimitables – c’est dans sa voix et c’est juste extraordinaire. »



1 Bob Dylan, Chroniques / Vol. 1, Editions Fayard.

2 Paru dans Rock & Folk, Hors-Série N°25, Juillet 2009. Beaucoup des informations concernant la vie de Dalton sont tirées de cet article.

3 Voir le magnifique billet de Lémi à ce sujet.

4 Ressorti une première fois par Koch Records en 1997, l’album - accompagné d’un DVD documentaire sur la vie de Dalton à Boulder - a été réédité en 2006 chez Mégaphone/Doriane films.

5 Réédité par Light In The Attic Records en 2006.

6 Enregistré sur un deux pistes à Boulder en 1963. Réédité chez Delmore en 2008.

7 Enregistré live à Boulder, Colorado (probablement au club Attic) en Octobre 1963. Réédité chez Mégaphone en 2008.


COMMENTAIRES

 


  • lundi 14 décembre 2009 à 00h43, par margot K.

    Merci pour le tuyau, le beau blues est si rare et c’est tellement bon à découvrir encore et encore...



  • lundi 14 décembre 2009 à 09h09, par yannick bourg

    eh bien merci pour cette belle introduction à l’œuvre de Karen Dalton. Nous sommes quelques-uns à avoir été bouleversés par sa voix ( cf. lien )...
    Pour info, l’homme qui avait été la filmer dans le Colorado s’appelle Guy Saguez. Il aurait plein de choses à raconter sur Karen et sur d’autres ( Hendrix... ). Son nom figure dans l’annuaire de Paris et je pense qu’il serait ravi d’en parler...

    Voir en ligne : Karen Dalton la Magnifique

    • lundi 14 décembre 2009 à 12h16, par Manu

      Merci pour l’info, c’est noté ! Je n’ai malheureusement pas encore eu la chance de voir le film, il faut que je me procure cette rareté de toute urgence.



  • mercredi 16 décembre 2009 à 09h20, par slidincharlie

    Thanks for letting me know about this wonderful singer. I really dig her style, both the blues and the old-time stuff.

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